Fil d'Ariane
Violées, déplacées, utilisées comme armes de guerre... Les femmes sont souvent, avec les enfants, les premières victimes, dans l'ombre, des conflits armés. Comment guérir de ces traumatismes ? Comment ne pas les transmettre aux générations futures ? Rencontre avec des actrices de terrain qui accompagnent ces femmes sur la voie de la reconstruction.
Elavie. Un prénom inventé pour elle. Petite fille née d'un viol en République démocratique du Congo. Pour comprendre son histoire, il faut raconter celle de sa mère. Arrêtée par des paramilitaires avec sa famille dans la région de Kinshasa, elle est contrainte, sous peine d'être exécutée, de regarder sa mère se faire violer.
Quelques mois plus tard, elle sera à son tour violée par un soldat, le visage caché sous un foulard. Il lui semble reconnaître sa voix, une voix familière, probablement celle d'un homme qu'elle a déjà croisé dans son quartier. Elle est jetée en prison par les militaires, mais alors qu'elle est à plus de 8 mois et demi de grossesse, un prêtre la fait sortir de sa cellule et la fait embarquer dans un avion munie d'un billet pour la France. Un "miracle" en quelque sorte, qu'elle attribue à son violeur, sans doute pris de remords.
"Après un accouchement très difficile, elle ne voulait pas voir son bébé, elle ne voulait pas le nommer, elle ne voulait pas l'allaiter, d'ailleurs elle n'avait pas de lait, elle ne voulait rien savoir de ce bébé", nous raconte la professeure Marie-Rose Moro, cheffe de file de l'ethnopsychanalyse et de la psychiatrie transculturelle en France, et qui soigne des migrantes dans un hôpital parisien.
"Nous l'avons vue quelques jours après l'accouchement. Nous sommes allées chercher le bébé. Elle a demandé à la traductrice de le prendre dans ses bras et de lui dire quelques mots dans sa langue, le Lingala. C'est ainsi qu'elle a commencé à réinvestir ce bébé, par la langue et les bras de l'interprète", explique la médecin. Vient ensuite le moment de donner un nom à l'enfant. C'est alors que la maman demande à la doctoresse de lui en trouver un, ou même pourquoi pas de lui donner le sien, "Moro". "Je lui explique que ce n'est pas possible. On s'est revues le lendemain, elle nous a dit que si on voulait l'aider, il fallait lui trouver un 'beau nom', un nom en français. Ce qu'elle ne voulait pas, c'est que cette petite soit traumatisée par la guerre, sinon cela voudrait dire qu'ils ont gagné, qu'elle n'aura pas une vraie vie. 'C'est pour ça que je veux que vous lui trouviez un nom, vous ! Vous vous n'êtes pas marquée par la guerre, et donc si vous lui donnez un nom, elle ne le sera pas non plus'. Et d'un coup elle a prononcé ces mots, Et la vie, Et la vie !"
#femmes et conflits armés : l’histoire d’Elavie un prénom inventé pour une petite fille née d’un viol en RDC et comment sa mère l’a acceptée avec @MarieRoseMoro pic.twitter.com/zbuJ2SZsxA
— TERRIENNES (@TERRIENNESTV5) September 16, 2019
"Dans un deuxième temps on a réussi à retrouver le père de cette maman. Par Skype, ils ont pu se parler, il a procédé aux rituels de bénédiction pour faire entrer l'enfant dans la famille. C'est à partir de là, comme par magie, une fois que la petite a eu un nom et qu'elle a trouvé sa place dans la famille, que la mère a eu une montée de lait et a pu la nourrir."
"Le corps des femmes sert de bouclier. Cela me rappelle aussi l'histoire de cette femme qui se fait amputer par des soldats avec un bébé sur le dos sans un cri, comment est-ce possible ? C'est le corps qui cherche toutes ses ressources. Dans le cas de la maman d'Elavie, c'est son corps qui enfin accepte d'être maternel, parce que jusque-là, la douleur était trop lourde. C'est très symbolique d'un point de vue psychothérapique. Mais ça relève aussi du charnel", nous dit encore Marie-Rose Moro.
Souvent peu visibles en première ligne des conflits armés, les femmes sont pourtant, elles aussi, victimes des déplacements forcés, des vies en camps de réfugiés, des violences quotidiennes, sans parler du viol en masse, arme redoutable qui provoque des dégâts immenses. "Nos expériences humanitaires nous ont plusieurs fois rappelé que si l’action est essentielle, la parole l’accompagne nécessairement. Les femmes que nous rencontrons ont besoin d’être écoutées, d’être comprises et nous avons besoin de les entendre pour savoir comment ajuster notre aide.", explique le docteur André Benbassa, président de l’ONG Actions Santé Femmes (ASF).
Femme de conviction, acupunctrice de formation, Elise Boghossian est présidente et fondatrice de l’ONG EliseCare créée en 2012, dont la vocation est d’apporter une aide médicale d’urgence aux populations civiles vivant en zones de conflits.
L’ONG assure, sur les routes d’Irak, la circulation de bus recyclés en clinique mobile, qui vont au-devant des populations déplacées et réfugiées, prodiguant des soins : médecine générale, gynécologie, pédiatrie, chirurgie, suivi de grossesse et du post-partum, traitement de la douleur, prise en charge psychologique. Au Kurdistan irakien, des dispensaires ont été construits pour un accès permanent des populations déplacées à des soins gratuits. Parmi elles, les femmes yézidies.
Elise Boghossian témoigne : "Une femme me raconte comment, alors qu'elle avait 9 ans, une femme est venue la chercher dans son village situé au sud de Mossoul. Elle l'emmène au tribunal et, soudain, la fillette a changé d'âge, elle a 12 ans et se retrouve mariée à un inconnu, combattant de Daesh, qui va la violer chaque nuit. Aujourd'hui, elle a huit enfants".
"Comment construire la société de demain dans un pays où près de 25 000 femmes font l'objet de trafic sexuel, aujourd'hui rejetées par leurs familles, par la société, elles sont emmenées dans des bordels la nuit, comment éviter qu'elles ne deviennent elles-mêmes, ou leurs enfants, des bombes à retardement ? On sait qu'il existe des cellules dormantes de Daech un peu partout en Irak, et que déjà, les recrutements se font chez les femmes, et les enfants", s'insurge-t-elle.
Autre témoignage, celui de Gwenolla Chaudet, sage-femme, qui a effectué une mission pour ASF dans un camp de réfugiés rohingas au Bangladesh. Pour elle, la première difficulté est l'hébergement. Les réfugiés vivent dans des cabanes en bambou, couvertes de toiles faites de sacs de riz, peu efficaces en saison de pluie. Pour les femmes s'ajoutent le problème des sanitaires. Celles qui ont leurs règles ne peuvent pas aller dans les sanitaires destinées aux hommes, parce qu'elles sont considérées comme impures. Elles se retrouvent donc contraintes de quitter le camp de nuit pour faire parfois des kilomètres avant de pouvoir se soulager. Et c'est justement à ce moment-là qu'elles se font violer.
Pour les parturientes, les accouchements se font dans des abris de fortune, le plus souvent sans accompagnement médical, "la tradition veut que les femmes accouchent chez elles. Ce sont des populations qui n'ont pas accès aux soins depuis plusieurs décennies", précise Gwenolla Chaudet.
#femmes et conflits armés : le témoignage de Gwennola Chaudet sage-femme dans camp de réfugiés rohingas au Bangladesh : « beaucoup d’actes ne peuvent se faire sans l’accord du mari, comme la césarienne, ce qui est compliqué quand il y a urgence » pic.twitter.com/CaSV9tEozf
— TERRIENNES (@TERRIENNESTV5) September 16, 2019
Au cours de sa mission, elle a travaillé avec des sages femmes bangladaises qui sortaient juste de formation, donc très jeunes. "Il faut arriver à communiquer, en anglais, mais aussi à partager des techniques qui ne sont pas forcément connues là-bas, et encore moins par les populations rohingas. Souvent, il fallait passer par une sorte de médiatrice, une sorte de 'matrone' qui venait nous chercher au centre médical pour assister une femme en train d'accoucher. Là encore, on doit faire face à d'autres obstacles. Par exemple pour procéder à une césarienne, il faut l'accord du mari. Quand on est dans une situation d'urgence vitale pour la mère comme pour l'enfant, il faut gérer le temps de la négociation, et cela peut rendre les choses encore plus compliquées. Il y a des femmes qui font le choix de contraceptif par injectable de manière à ce que cela ne se voit pas, c'est plus facile d'aller se faire une injection qui ne se voit pas pour ne pas avoir de grossesses pendant 2 ou 3 mois, que de cacher une plaquette de pilules.", confie-t-elle.
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Comme le dit Marie-Rose Moro : "Ces femmes sont ingénieuses. Une des manières qu'elles choisissent pour guérir, c'est justement de ne pas transmettre les effets de la guerre à leurs enfants. Elles sont incroyables et elles m'émerveillent, car ce sont des formes de leçons qu'elles nous donnent. Parfois, je me demande pourquoi je retourne sur ces terrains de guerre, et en fait, je sais, je vais apprendre de ces femmes !" Et de leurs enfants ...
Aujourd'hui Elavie a six ans, elle vient de rentrer en CP.
#femmes et conflits armés : 4e colloque d’ASF Action santé femmes : rencontre avec Elisabetta Dozio psychologue clinicienne qui a mené des entretiens avec des mamans victimes de violences, en présence de leur bébé. pic.twitter.com/JMap8OWZK0
— isabelle mourgere (@IMourgere) September 16, 2019