Journée mondiale de la liberté de la presse: Elena Milashina, une journaliste en lutte en Russie, malgré les menaces

Spécialisée dans la Tchétchénie, Elena Milashina travaille depuis des années sur des sujets sensibles. Publiés dans le journal d'opposition russe Novaïa Gazeta, ses articles lui valent d'être régulièrement agressée et menacée, sans jamais la dissuader. Le prix RSF 2020 de la liberté de la presse récompense son indéfectible courage.
Image
Elena Milashina
Elena Milashina, une journaliste en première ligne pour défendre les droits et les libertés face au pouvoir russe.
Compte Twitter @RSF_inter
Partager 6 minutes de lecture

Chaque 15 décembre, la Russie commémore le souvenir des journalistes tués dans l'exercice de leurs fonctions. Dans ce pays où la pression sur les médias se fait de plus en plus lourde, où les journalistes indépendants risquent d’être affublés du sceau infamant d’"agents de l’étranger", Elena Milashina compte parmi les reporters "en grand danger", alerte Amnesty International sur son site. L'organisation appelle les autorités russes à "de toute urgence prendre des mesures pour veiller à sa sécurité" ; sa pétition en ligne appelant Vladimir Poutine à protéger la journaliste a recueilli plus de 32 000 signatures. 

Journaliste d'investigation pour le média d'opposition Novaïa Gazeta, Elena Milashina travaille sur des sujets plutôt délicats - trafics de drogues, attaques terroristes, catastrophes militaires ou meurtres de journalistes... La jeune quadragénaire avait notamment repris les enquêtes ouvertes par sa consoeur Anna Politkovskaïa, assassinée le 7 octobre 2006 à Moscou, qui travaillait pour la même publication, Novaïa Gazeta. Qualifié de "principal journal d'opposition de Russie" par le quotidien américain Washington Post en 2017, Novaïa Gazeta, qui paraît trois fois par semaine, paye cher ses positions : depuis 2000, six de ses journalistes ont été assassinés, qui dénonçaient, dans leurs articles, la corruption, les atteintes aux droits de l'homme et la guerre en Tchétchénie - dont Anna Politkovskaïa, Anastasia Babourova et Natalia Estemirova.

Babourova et Politkovskaïa
Manifestants brandissant des portraits des journalistes Anastasia Babourova, tuée en 2009, à gauche, et Anna Politkovskaïa, assassinée en 2006. Hannovre, Allemagne, le 7 avril 2013. 
©AP Photo/dpa,Alexander Koerner
En 2012, Pierre Jolicoeur, professeur de science politique au Collège militaire royal du Canada et spécialiste des questions de sécurité dans l’ancien espace soviétique, expliquait à TV5MONDE que ces meurtres étaient incontestablement liés aux conflits dans le Caucase : "Si on ne peut remonter à la source de ces assassinats, c’est-à-dire qu’on ne peut établir avec certitude qui en sont les commanditaires, toutes les pistes impliquent soit les autorités tchétchènes, soit les services de sécurité russes." 

Menacée de mort 

Spécialiste de la Tchétchénie, Elena Milashina est régulièrement la cible d’attaques, de menaces de mort et de censure. Pour autant, elle ne se laisse pas dissuader de publier des articles sans concessions sur cette république autonome du Caucase, dirigée d’une main de fer par le président Ramzan Kadyrov. Le 12 avril 2020, Novaïa Gazeta publie un article d'Elena Milashina intitulé Mourir du coronavirus est un moindre mal, sur la gestion de la crise sanitaire due à la pandémie de COVID-19 en Tchétchénie. Cette parution suscite une réaction d'une violence sans précédent du président tchétchène : dès le lendemain, il publie une vidéo dans laquelle il appelle le gouvernement russe et le Service fédéral de sécurité (FSB) à "arrêter ces non-humains qui écrivent et provoquent [son] peuple". Il annonce également que si les autorités russes n’agissent pas, quelqu’un en Tchétchénie devra commettre un crime pour réduire la journaliste au silence. Et Kadyrov de conclure : "Ne faites pas de nous des criminels !"

Agressions répétées

De son côté, le Kremlin se garde bien de reconnaître la gravité de cette menace. Le 21 avril 2020, Human Rights Watch écrit sur son site : "Les autorités russes devraient immédiatement prendre cette menace au sérieux, enquêter à ce sujet et garantir la sécurité d'Elena Milashina, la correspondante du journal qui a souvent révélé des exactions commises en Tchétchénie." Ces appels des organisations internationales, appuyés par  les fédérations européenne et internationale des journalistes, sont restés lettre morte.
 

poutine kadyrov

Poignée de main entre le président russe Vladimir Poutine et le président tchétchène Ramzan Kadyrov lors d'une rencontre à Novo-Ogaryovo, en Russe, le 15 juin 2018.

©Alexei Druzhinin, Sputnik, Kremlin Pool Photo via AP

Militante des droits humains, Elena Milashina s'engage aussi contre la xénophobie et le racisme et s'intéresse également aux enlèvements extrajudiciaires, à la torture et aux violations des droits humains dans le nord du Caucase. Rien d'étonnant, donc, à ce que ce ne soit pas la première fois qu’elle reçoive des menaces en raison de son travail en Tchétchénie. "Elena Milashina a été la cible de menaces vicieuses de la part des autorités tchétchènes depuis qu'elle a dévoilé leur purge anti-gay au printemps 2017", explique Human Rights Watch. De fait, la pandémie n'était pas encore à l'ordre du jour dans la sphère russe quand, le 6 février 2020, Elena et l’avocate spécialisée dans la défense des droits humains Marina Doubrovina sont agressées et rouées de coups dans un hôtel de Grozny, la capitale tchétchène. Une agression dont l'enquête reste au point mort...

Prix du courage

Ce mardi 8 décembre 2020, Elena Milashina signe un article intitulé Le meurtrier d'un professeur de français deviendra-t-il le héros national de la Tchétchénie ? Tandis que Reporters sans frontières lui décerne son Prix du courage lors d’une cérémonie à la Bibliothèque nationale de Taipei, à Taiwan, la journaliste, elle est restée travailler en Tchétchénie, où elle a assisté aux funérailles du meurtrier de Samuel Pati, ce professeur de collège français égorgé le 16 octobre à Conflans-Sainte-Honorine par un jeune homme d'origine tchétchène pour avoir travaillé sur les caricatures de Mahommet avec ses élèves.

Ce n'est pas la première fois que la reporter est distinguée pour son courage. En octobre 2011, elle recevait le prix Alison Des Forges de Human Rights Watch pour son engagnement militant pour les droits humains. En 2013, elle était lauréate du prix international de la femme de courage décerné par le département d'État des États-Unis. A Terriennes, qui l'avait rencontrée peu après, Elena Milashina réitérait sa passion pour son métier : "J’adore mettre les faits et les preuves ensembles afin de trouver la vérité. C’est aussi ce que j’aime du métier de journaliste, bien que dans mon pays, personne n’y prête attention." 

Elena Milashina reçoit le Prix international de la femme de courage 

La journaliste et militante russe Elena Milashina reçoit le Prix international de la femme de courage (Secretary of State’s International Women of Courage Award) à Washington, le 8 mars 2013. Elle est entourée de Michelle Obama, alors Première dame, et du Secrétaire d'Etat de l'époque, John Kerry.

©AP Photo/Manuel Balce Ceneta

Merman radio et Lina Attalah également récompensées

Autres distinctions décernées par RSF à des femmes d'exception ce 8 décembre 2020 : le prix RSF de l'impact, qui revient à la radio afghane Merman. Fondée le 8 mars 2011, Merman Radio se consacre à la cause des femmes (merman en pashto) en Afghanistan. Animée par une équipe féminine, elle exerce ses activités dans la région de Kandahar en dépit de menaces des Talibans, et des attaques dont ses journalistes sont la cible.

Et le prix RSF de l'indépendance 2020décerné à Lina Attalahrédactrice en chef et cofondatrice du journal en ligne Mada Masr, l'un des rares organes d'information indépendants en Égypte le dernier média indépendant d’Egypte. En septembre 2020, Lina Attalah était sélectionnée parmi les 100 personnalités les plus influentes de l'année par le magazine américain Time.