Journées du Matrimoine : les femmes mettent du chœur à l’ouvrage

Les 19 et 20 septembre se déroulent les 32e Journées européennes du Patrimoine. Un moment particulier dans la vie culturelle française qui met à l’honneur l’héritage de nos pères, mais ignore encore celui de nos mères. Une lacune désormais réparée par "les Journées du Matrimoine",  initiées par le mouvement HF Île-de-France . Suivez la guide
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Aline César
Aline César, présidente de H/F île-de-France, le mouvement à l'origine des premières Journées du Matrimoine. ©Louise Pluyaud
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Bien qu’elles soient louables, les Journées européennes du Patrimoine ont un petit (sinon gros) défaut : les lieux ouverts au public sont à 95%, conçus, construits, dessinés, peints ou sculptés par des hommes. Les femmes n’auraient-elles donc jamais participé à la création artistique, architecturale et culturelle de l’histoire de l’humanité ? De nos jours, selon les derniers chiffres de la SACD, elles dirigent 0% des théâtres nationaux, 0% des orchestres et seulement 11% des centres chorégraphiques nationaux.

Où sont les femmes ? « Dans l’ombre, pendant que les hommes brillent dans la lumière », dénonce Aline César, présidente de Hommes-Femmes île-de-France à l’origine d’un nouvel événement alternatif, les "Journées du Matrimoine". Elle nous explique pourquoi il est « extrêmement » important de valoriser l’héritage culturel féminin et aider à la reconnaissance des créatrices d’aujourd’hui.

Les femmes sont dans l’ombre, pendant que les hommes brillent dans la lumière

Louis Pluyaud : Parlez-nous du mouvement HF (Égalité hommes-femmes dans les arts et la culture) et de sa mission ?

Aline César : En mai 2006, le rapport Reine Prat, commandé par le Ministère de la Culture et de la Communication, mettait au jour des discriminations dont on ne soupçonnait pas l’ampleur dans le spectacle vivant. Il a fait l’effet d’une bombe. Suite à cette première prise de conscience, des acteurs et actrices de la société civile s’emparent des chiffres et décident d’agir. C’est la naissance du Mouvement HF.

Il s’étend aujourd’hui sur toute la France et rassemble une quinzaine de collectifs. Le premier s’est constitué dès 2008, en région Rhône-Alpes, celui d’île-de-France en 2009. Regroupés en fédération inter-régionale, notre but à tous est de lutter en faveur de l’égalité hommes-femmes dans les arts et la culture.

Pour ce faire, nous effectuons un repérage des inégalités, chiffres à l’appui. Les données chiffrées permettent d’objectiver le manque de parité. Nous avons produit et cherché beaucoup de statistiques. Un travail exhaustif facilité heureusement depuis 2013 avec la création de l’Observatoire de l’Egalité entre les femmes et les hommes, un organisme public coordonné par le ministère de la Culture. Nous utilisons aussi les chiffres de la brochure « Où sont les femmes ? », publiée par la Société des auteurs et compositeurs dramatiques (SACD) et qui recense chaque année les femmes programmées dans les théâtres, les opéras et les orchestres.

Chiffres Observatoire de l'égalité
Source Observatoire de l'Egalité.


En quelques années, les femmes ont gagné à peine 2% de représentation dans le domaine culturel français. Pourquoi leur reconnaissance est-elle si lente ?
 
Aline César : Il y a d’abord un frein symbolique. Le milieu de l’art et de la culture se considère comme naturellement porteur de valeurs d’universalisme, d’égalité, etc. De ce fait, il est assez peu enclin à s’auto-critiquer. Ainsi, lorsqu’il est amené à regarder ses propres défaillances dont l’inégalité, il prétexte le manque d’autrices à des hauts niveaux d’excellence. C’est raisonner selon un absurde syllogisme : « On ne programme que l’excellence. Il y a très peu de femmes programmées. Donc les femmes ne sont pas dans l’excellence ou en tout cas, elles se font rares. »

Pourtant, elles sont bel et bien là. Il faut seulement arrêter de parler de « vivier », les femmes ne sont pas des huîtres. Comme si on était en face d’un bassin ostréicole où il faudrait trouver la perle rare.

Le problème aussi, c’est que tous les processus de légitimation qui rendent tel artiste ou telle œuvre « banquable », exclus in extenso les femmes. Par exemple, en matière de financement, il est clair qu’elles sont discriminées. Le rapport Reine Prat montre qu’en moyenne l’Etat participe de 72 000 euros dans la production d’un spectacle. Pour un homme l’aide s’élève à plus de 77 000, pour une femme c’est un peu moins de 43 000. Il y a 30 000 euros d’écart. C’est énorme !

Quelles ont été vos actions jusque là pour promouvoir la mémoire des créatrices du passé, et la transmission de leurs œuvres ?

Aline César : L’autrice et dramaturge Aurore Evain, engagée pour l’égalité hommes-femmes au sein de notre mouvement, avait déjà rédigé un texte intitulé « Perspective héritage » que nous avions remis au Ministère de la Culture en 2013. Ce document donnait notamment des propositions de femmes à commémorer. Chaque année, nous réitérons cette demande, sans grand succès.

L’année dernière, pour le lancement de notre première saison Egalité, le 21 octobre au théâtre de Montreuil, nous avons eu l’idée d’un quizz. Une façon ludique de montrer à quel point nous ignorions l’étendue de l’œuvre culturelle féminine française. Les artistes présents avaient également été sollicités pour rendre hommage à une artiste du matrimoine. Nous avons eu des extraits de spectacles sur Camille Claudel, Isabelle Eberhardt, … Des contributions vraiment passionnantes.

Des débats ont également été organisés. Aurore Evain, invitée à plusieurs reprises, nous a éclairé sur la disparition du mot « autrice ». Le féminin d’auteur qui a peu à peu disparu des dictionnaires alors même qu’il était couramment employé jusqu’au XVIe siècle.

Toutes ces actions s’inscrivent dans un projet commun à tous les collectifs d'H/F, le « projet Matrimoine ». De quoi s’agit-il exactement ?
 
Aline César : C’est un projet qui a pour but de faire connaître et reconnaître les créatrices du passé. Notre héritage est universel, commun. Il n’y a pas seulement celui de nos pères, il y a aussi celui de nos mères. Selon H/F, il est donc nécessaire de faire découvrir ce pan entier et méconnu de l’histoire de l’art.

H/F lance le site Matrimoine.fr

Il s’agit d’une plateforme numérique qui permet de regrouper les informations sur les créatrices du passé. Toutes celles qui devraient apparaître dans les dictionnaires et les anthologies d'histoire de l'art. L'ensemble des disciplines artistiques seront concernées : littérature, peinture, cinéma, théâtre, musique, danse, architecture, … Seront aussi diffusées toutes les actualités autour du matrimoine.

Les artistes femmes ont toujours l’impression d’être des pionnières, alors qu’en réalité l’histoire a juste oublié de transmettre l’ouvrage de milliers d’autrices. Le projet matrimoine a donc aussi pour but de réhabiliter ces créatrices d’hier, mais aussi et surtout de contribuer à fabriquer un avenir et un devenir pour les artistes femmes d’aujourd’hui et de demain.

Les premières Journées du Matrimoine découlent de ce projet ? Comment vont-elles se dérouler ?
 
Depuis longtemps, nous voulions mettre en place une « action positive » en île-de-France, susceptible d’interpeller les politiques et la société. Les Journées du Patrimoine constituent un temps fort dans l’actualité culturelle française, et pourquoi ne pas profiter du public mobilisé pour cet événement ? Nous avons donc saisi cette opportunité pour mettre en avant le Matrimoine français à travers des parcours alternatifs.

Trois parcours seront organisés au musée d’Orsay, au Petit Palais et au Centre Pompidou. Il y aura un événement «midi-minuit» au Palais-Royal pour mettre en valeur la création féminine. Enfin, un parcours spécial dans le XIIIe arrondissement sera mené par l'association Osez le féminisme (voir diaporama ci-dessous).

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Journées du Matrimoine Parcours Osez le féminisme !
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Hôpital de la Pitié-Salpêtrière
Le parcours débute devant l'Hôpital de la Pitié-Salpêtrière. Edith, membre d'Osez le féminisme est notre guide. Toute de rouge vêtue, difficile de la perdre de vue. Elle est historienne de l'art, et c'est avec émotion qu'elle nous raconte l'histoire de la Salpêtrière : "Figurez-vous qu'au 17e siècle, Louis XIV décida d'y enfermer qui dérangeait. Mendiantes, prostituées, marginales agonisèrent longtemps entre les murs de la Salpêtrière. Le siècle suivant, les femmes dites "hystériques" y seront emprisonnées."  ©Louise Pluyaud
Edith Vallée Square Marie Curie
Deuxième étape : le Square Marie Curie. Scientifique d'exception, Marie Sklodowska-Curie est la première femme à avoir reçu le prix Nobel. Elle est aussi celle qui a le plus donné son nom à des lieux français. ©Louise Pluyaud
Institut de Paléontologie
Edith et Aline César, la présidente d'H/F île-de-France, s'attardent sur la frise entourant l'Institut de Paléontologie humaine. ©Louise Pluyaud
Frise paléontologie
La scène de la "Vénus à la corne" représente un aurognacien sculptant une femme. Evocation des origines de la domination masculine. ©Louise Pluyaud
Frise paléontologie
Scène de la vie quotidienne. Une femme prépare le repas. Evocation de la division sexuée du travail.©Louise Pluyaud
Le Temple du droit humain
La visite se poursuit devant le Temple du droit humain, le siège de l'Ordre maçonnique mixte international "le Droit humain". Il a été cofondé par la militante féministe Maria Deraismes et l'homme politique Georges Martin en 1893. Sur la façade est inscrit : "Dans l'Humanité, la femme a les mêmes devoirs que l'homme, elle doit avoir les mêmes droits dans la famille et dans la société". ©Louise Pluyaud
Statue Jeanne d'Arc
Edith nous conduit jusqu'à la statue en bronze de Jeanne d'Arc, inaugurée boulevard Saint-Marcel en 1891 par la Ville de Paris. ©Louise Pluyaud
Edith Jeanne d'Arc
"Avant d'être un symbole républicain de résistance, Jeanne d'Arc bouleversa l'ordre social et patriarcal. Elle ne se battait pas seulement contre les Anglais, mais contre les barrières mentales de la société. De quoi fasciner les féministes" s'exulte Edith. ©Louise Pluyaud
Panthéon
Le parcours se termine en haut de la rue Jeanne d'Arc, d'où l'on aperçoit la cime du Panthéon. Alors qu'il a vocation à honorer les grands personnages de l'Histoire de France, seules quatre femmes - Marie Curie, Sophie Berthelot, Germaine Tillion et Geneviève de Gaulle - y reposent pour soixante-treize hommes. ©Louise Pluyaud

>>> Le parcours préparé par Osez le féminisme dure environ 2h15. Chaque présentation d'Edith sera enrichie d'une performance artistique en rapport avec le lieu qu'elle présente. Rendez-vous les samedi 19 et 20 septembre 2015, à 14h au 47 boulevard de l'Hôpital.

Et maintenant, comment accroître de manière significative le rayonnement des femmes dans le domaine artistique ?
 
Aline César : La seule solution, c’est de demander à l’Etat des résultats pondérables. C’est la seule manière pour que les femmes soient programmées et qu’elles puissent faire carrière.

Attention, je ne parle pas de « quotas » mais de « parité ». C’est un terme piège qui a tendance à crisper. Nous préférons parler d’objectifs chiffrés c’est-à-dire qu’il y ait une proportion raisonnable de femmes dans les nominations à des postes décisionnaires, dans les espaces de consécration artistiques, etc. L’important ce sera aussi d’inscrire ces objectifs dans le temps, et faire en sorte que ça progresse.

Chiffres Observatoire de l'égalité
Source Observatoire de l'Egalité.


Le fait qu’une femme, Fleur Pellerin, soit à la tête du ministère de la Culture peut-il faciliter les choses ?

Aline César : Aurélie Filipetti s’est réellement impliquée sur la question hommes-femmes au ministère. Elle a mis en place une politique et des outils comme le Conservatoire de l’Egalité. Grâce à elle, il y a eu un vrai appel d’air dans la Culture. Fleur Pellerin est tout à fait dans la continuité. Mais, si elle est aussi sensible à ce sujet, aura-t-elle les moyens nécessaires pour pallier le manque de parité dans le domaine culturel et artistique français ? C’est moins sûr.

Quand c’est une femme qui défend les femmes, on a toujours l’impression qu’elle prêche pour sa chapelle. Elle avance sur un terrain miné. Paradoxalement, c’est parfois mieux quand un homme se lève pour défendre les femmes…

L’idée selon laquelle l’homme serait le créateur et la femme sa muse est encore bien ancrée dans les mentalités…
 

Aline César : Absolument. L’art est du domaine de la croyance. Il évolue avec cette représentation de la femme qui serait plus du domaine du cœur, de l’action artistique, quand l’homme lui prétend au génie créateur. Tel l’aigle de Goethe libre de tutoyer les sommets, il est affranchi de toute attache.

Il faut cependant reconnaître que depuis des siècles de créations artistiques, il y a eu quelques progrès. Aujourd’hui, on ne parle plus de « génie créateur », on utilise des termes plus conformes aux Directions régionales des affaires culturelles (DRAC), plus républicains comme « l’excellence ou le talent artistique ». C’est déjà ça…