Joyce Mansour, faune et poétesse surréaliste, sort de l'oubli

Joyce qui ? Joyce Mansour, écrivaine et poétesse d’origine anglo-égyptienne, l’une des rares femmes du mouvement surréaliste. Ni muse, ni épouse, la postérité n’a pas retenu son nom. Un livre « Une vie surréaliste » et une exposition  au Musée du Quai Branly à Paris la sortent de l’oubli.
Image
Joyce Mansour, faune et poètesse surréaliste, sort de l'oubli
Joyce Mansour, collection privée, DR
Partager 7 minutes de lecture
Une flamme noire

Joyce Mansour, son nom hors des cercles littéraires ne parle à personne, ou presque. Pour redécouvrir cette écrivaine, il a fallu attendre que Marie-Francine Mansour sa belle-fille, docteur en histoire de l’art et diplômée de l’école du Louvre, lui consacre une thèse et une somme : « Une vie surréaliste. Joyce Mansour, complice d’André Breton ». Sur la couverture, une photo en noir et blanc. Celle d’une femme au long visage, frange courte et bouche généreuse ponctuée d’un grain de beauté dont le regard s’échappe. Une beauté qui fleure les seventies, robe à ramages, épais cigare entre les doigts. Joyce Mansour au temps de sa splendeur.    

Née  dans une riche famille cosmopolite (grand-père d’origine syrienne qui transite par l’Angleterre et fait fortune en Egypte), elle vivra toute sa vie dans l’opulence et l’entêtante compagnie de la camarde  « Un nœud mauvais entre l’amour et la mort »  comme le dit sa biographe. Sa mère meurt d’un cancer foudroyant alors qu’elle a 15 ans. Elle en a à peine 18 lorsque son jeune mari de 21 ans disparaît, 6 mois après leur mariage. La poésie devient « comme un exorcisme personnel » pour cette hypocondriaque que la maladie inspire et terrifie. Elle n’écrira plus que sur l’avilissement du corps, la vieillesse, l’amour dans sa trivialité : humeurs, poils, sécrétions.

Pourquoi tu n’écris pas sur les abeilles  et  les fleurs ?

En 1949, Joyce Mansour épouse en secondes noces un égyptien de 12 ans son ainé, Samir Mansour. Bien que sa famille désapprouve son union avec ce séducteur patenté, la jeune femme retrouve la joie de vivre. Ses démons, elle les garde dorénavant pour elle. Et le papier.

Dans ces années 50,  la bourgeoisie égyptienne éclairée vit à l’heure des salons littéraires. On s’y rencontre entre diplomates, artistes et intellectuels. Le surréalisme arrive au Caire par le biais de George Henein, journaliste (il lança alors le premier quotidien surréaliste Don Quichotte) et poète lié avec André Breton. Il fait son entrée dans les salons cairotes où Joyce Mansour le découvre.

Son premier recueil de poèmes « Cris » paraît en 53. Il jette comme un froid dans la bonne société cairote. D’ailleurs, s’il y est lu, il n’est pas imprimé en Egypte mais en France par Pierre Seghers, éditeur de tous les grands poètes du XXème. Son père abasourdi l’interroge : « Pourquoi tu n’écris pas sur les abeilles  et  les fleurs ? » Cette inconnue de 25 ans, fraiche et enthousiaste a la prose incandescente, torrent de mots qui célèbrent furieusement l’amour et la mort,  le plaisir et la souffrance, l’angoisse et le désir. « Si je n’écrivais pas, dit Joyce Mansour, j’aurai le physique de ce que j’écris. C’est une espèce de conjuration. »

En Egypte, à la fin des années 50, ce n’est pas la littérature mais la politique qui agite le microcosme tout autant que le peuple. L’Egypte sous souveraineté britannique vit ses dernières heures.  Renversé en 1951, le roi Farouk s’exile. Un an plus tard, le général Gamal Abdel Nasser prend le pouvoir. Ses réformes jettent dans l’exil nombre de membres de l’intelligentsia d’origine étrangère. Dont Samir et Joyce Mansour, britannique de naissance. Le couple s’établit dans un de ses appartements à Paris.
 
Joyce Mansour, faune et poètesse surréaliste, sort de l'oubli
L’étrange demoiselle

Les surréalistes ont un pape : André Breton, qui les agrège tous, notamment autour de rituels comme celui du rendez-vous vespéral au café. Là, rive droite ou gauche selon les époques, le pape attend ses ouailles, les regardant arriver dans les miroirs…
Joyce Mansour en est. Breton a découvert et aimé ses écrits, sa poésie crûment érotique. Il est subjugué par la femme, étrange et exotique.
Car Joyce a su le conquérir. En 53, elle lui adresse un exemplaire de son premier recueil de poèmes « Cris » accompagné d’un bristol :  « A M. Breton, ces quelques « cris » en hommage ». Il en aimera le « parfum ultra-noir d’orchidée noire ».

Tu veux mon ventre pour te nourrir
Tu veux mes cheveux pour te rassasier
Tu veux mes reins mes seins ma tête rasée
Tu veux que je meure lentement lentement
Que je murmure en mourant des mots d’enfant. (Cris).


Une passion épistolaire et chaste nait alors qu’ils ne se sont pas encore rencontrés. Joyce adoubée par Breton entrera dans le groupe surréaliste.
Une autre muse ?  Pas vraiment. Breton aimait les femmes, il en faisait ses inspiratrices. Lorsque ses élues se lassaient de ce rôle, il se lassait d’elles. Joyce Mansour bénéficie d’un statut  particulier, selon Marie-Francine Mansour. Elle est à égalité avec Breton. Il est séduit tant par la femme que par sa production poétique. Leur amitié amoureuse est d’une autre essence. Ils s’admirent mutuellement pour leur art respectif. Ils passeront 11 années entre 1955 et 1966, jusqu’à la mort de Breton, à déambuler dans Paris, à chiner des objets et pièces d’art souvent océaniens.  Elle est la « dernière héroïne du surréalisme ».

 
 

“Une liberté exceptionnelle, avant l'heure“

20.01.2015propos recueillis par Isabelle Soler
Marie-Francine Mansou, belle fille de la poétesse surréaliste, raconte ses premières rencontres avec sa belle-mère, et revient sur le collectif et l'individuel de ce groupe politico-littéraire phare du 20ème siècle.
Chargement du lecteur...
 
L’exposition Mansour à Branly

Bric à brac, salle des ventes. Autant de lieux  de quête pour Breton et J. Mansour. Ils y chinent objets païens et statues océaniennes. S’ils ont depuis fait exploser la cote de l’art, les arts africains et océaniens sont au début de leur engouement et encore accessibles. Ce qui fait leur richesse pour les deux chineurs compulsifs : leur aura de magie et de « jamais vu ». C’est cette riche collection amassée sur une décennie que l’on retrouve au Musée des Arts Premiers quai Branly à Paris.

L’appartement des Mansour est devenu au fil des ans un musée des arts océaniens. Samir, le mari et mécène puisque c’est lui qui achète s’est piqué au jeu. Sa conversion aux arts bruts sur les pas de son épouse en a fait un véritable connaisseur. Sa fortune lui permet de collecter des pièces exceptionnelles, « parfois aussi hautes que des platanes » si l’on en croit leur ami et commissaire-priseur Maurice Rheims.
 

Une créatrice mais aussi une inspiratrice et une compagne d'André Breton

20.01.2015
Philippe Dagen, historien d'art et concepteur de l'exposition au Quai Branly, raconte ce destin exceptionnel, cette figure importante et énigmatique, entre vie bourgeoise d'un côté et poésie de l'autre, au coeur de l'inconscient individuel... (Attention, la vidéo met quelques secondes à démarrer...)
Chargement du lecteur...
 
Femme d’artiste ou femme artiste ? 

Même si elle correspond aux canons de la femme-enfant espiègle chère aux surréalistes - Breton célèbre la "suprême espièglerie de ses écrits" - Joyce Mansour est une sorte d’antithèse aux canons relationnels des surréalistes avec les femmes.
 
Leur projet : une révolution qui réconcilierait amour et érotisme. La plupart des surréalistes tentent d’échapper à la morale bourgeoise basée sur le labeur et le couple. La sexualité libre, libérée des liens du conjungo leur est un puissant moteur de création. Problème : la femme y est toujours évoquée au travers du désir de l’homme. Dès 1930, le premier numéro du Surréalisme au service de la Révolution rend justice aux femmes en tant qu’inspiratrices. Non comme actrices.

Tanning, compagne de Max Ernst : « J’avais remarqué avec une certaine consternation que la place de la femme, chez les surréalistes, n’était pas différente de celle qu’elle occupe dans la population en général, y compris la bourgeoisie. »

Dans son ouvrage « Les femmes dans le mouvement surre´aliste », Whitney Chadwick note que presque toutes les femmes artistes, compagnes ou acolytes des surréalistes, ont noté les encouragements de Breton et son groupe mais pointé aussi la concurrence qu’elles semblent représenter pour ces messieurs.

A son arrivée à Paris, la peintre américaine Kay Sage rechigne d’ailleurs à s’en rapprocher. Elle leur reproche leur côté « club de garçons ». Plus tard devenue amante puis épouse du peintre Yves Tanguy, elle rapporte : « Yves ne regarde jamais le tableau que je suis en train de peindre. Naturellement je m’intéresse davantage à son travail que lui au mien ». Plus que le désir de révolution féministe des surréalistes, c’est la 2ème guerre mondiale qui permettra aux femmes de gagner leur autonomie de citoyenne et d’artiste.

Homme et femme

Les vices des hommes
Sont mon domaine Leurs plaies mes doux gâteaux
J'aime mâcher leurs viles pensées
Car leur laideur fait ma beauté. (Cris)


Joyce Mansour aborde le féminisme sans vouloir y participer activement. Qu’en a t-elle besoin ? Elle trouve idiot de juger un artiste à son genre. « Quand un artiste crée, il est homme et femme ». La femme est multiple, dit d’elle sa biographe et belle-fille. Joyce adore recevoir, elle est mondaine et artiste, épouse et mère dévouée. Amour que ses deux fils lui rendent bien. Son cadet Cyrille, époux de Marie-Francine Mansour, déjeunera ainsi tous les midis avec sa mère jusqu’à sa mort. Le surréalisme et ses fous d’un côté, la famille de l’autre !