Fil d'Ariane
Carine Camby, déléguée générale de la Cité internationale universitaire de Paris, sourit à l’idée d’avoir proposé une personnalité relativement méconnue pour nommer l'un des nouveaux bâtiments. "Julie-Victoire Daubié est très emblématique, car elle est la première bachelière de France et la première universitaire à avoir obtenu une licence de Lettres. Elle a non seulement mené un combat pour l’éducation des filles, avant les lois Thiers, mais elle a aussi milité pour l’égalité hommes/femmes et l’accession des femmes à la citoyenneté. Elle était extraordinairement audacieuse et innovante dans un monde exclusivement masculin", explique-t-elle.
Certes quelques fantômes de femmes rôdaient déjà dans les allées de la "Cité U" avec, gravés aux frontons de trois bâtiments, les noms de trois couples : Pierre et Marie Curie, les mécènes français et belges de la première heure Emile et Louise Deutsch de la Meurthe ou Hubert et Berthe Biermans-Lapôtre. On y trouve aussi, pour la Maison de Cuba, Rosa Abreu de Grancher, veuve d’un grand chercheur proche de Pasteur, et Marie Nubar désignant la Maison d’Arménie - des noms choisis par leurs héritiers ou époux. Cette fois, avec la résidence Julie-Victoire Daubié, inaugurée ce 23 mars 2019, le choix est assumé.
Dans son Dictionnaire des Féministes (PUF), l’historienne Christine Bard se penche sur cette personnalité très déterminée, qu’elle désigne comme la "première propagandiste de l’égalité civique" sous la IIIème République.
Depuis son inauguration, en 1925, la Cité internationale universitaire de Paris reçoit de jeunes résident.e.s de toutes nationalités. Pour la première fois, une nouvelle résidence porte le nom d’une militante des droits des femmes.
Née dans les Vosges au sein d’une famille nombreuse en 1824, Julie-Victoire Daubié, elle-même issue de la petite bourgeoisie, se trouve très vite confrontée à la misère de la condition ouvrière. Dès l'enfance, elle côtoie les mères célibataires au travers du bureau de bienfaisance de la Manufacture royale, qui produit du fer-blanc dans sa région. Douée pour l’étude, elle passe en 1844 le brevet d’institutrice qui lui permet de devenir préceptrice et d’aller enseigner le français en Allemagne.
En 1859, elle participe au concours lancé par l’Académie impériale des sciences, belles-lettres et arts de Lyon. Son mémoire, La femme pauvre par une femme pauvre, traite des injustices dont souffrent les femmes en milieu populaire, auxquelles elle s'identifie. Il obtient le premier Prix.
Deux ans plus tard, elle demande à être autorisée à passer l’épreuve du baccalauréat. "Aucune loi écrite n’interdit à une femme de se présenter au baccalauréat", déclare-t-elle. Elle étudie le latin et le grec, fréquente les cours du Museum national d’histoire naturelle et, après un cursus d'autodidacte (avant 1881, il n’existait aucun lycée pour filles), elle obtient le diplôme en 1861. Elle est alors âgée de 37 ans.
Cette passionaria écrit pour plusieurs titres de presse, notamment Le Droit des femmes, rebaptisé L’Avenir des femmes après la Commune. Un hebdomadaire lancé par Léon Richer, libre-penseur salué comme le "fondateur du féminisme" y compris par Simone de Beauvoir.
Comment ne pas dénoncer l’invincible logique des faits attardant la femme sur la route de la civilisation ou la jetant dans l’ornière du progrès à chaque nouveau pas de l’homme qui marche sans elle, quand ce n’est point sur elle.
Julie-Victoire Daubié
Elle donne des conférences, des lectures, fréquente des cercles d’influence et participe à la création ou au développement d’associations d’envergure tournées vers les femmes et vers la paix, dans lesquelles elle se positionne, pragmatique, pour l’émancipation "progressive" des femmes, le droit de vote étant prôné pour les célibataires et les veuves, avant d’accéder à une parfaite égalité face aux droits civiques. "Comment ne pas dénoncer l’invincible logique des faits attardant la femme sur la route de la civilisation ou la jetant dans l’ornière du progrès à chaque nouveau pas de l’homme qui marche sans elle, quand ce n’est point sur elle," écrit-elle.
Jugé téméraire, "propice au ridicule", l'article passe à la trappe. Ce raisonnement sera heureusement repris par Hubertine Auclert, digne héritière de Julie-Victoire, pétitionnaire de talent et harceleuse pour la bonne cause, quand elle engagera, en 1880, une grève des impôts pour les femmes dès lors qu’elles n’ont aucune voix au chapitre de l’élaboration des lois. Et quand elle aura marché dans les pas de Julie-Victoire Daubié qui, en 1870, après la Commune et la proclamation de la République, écrit au Maire du VIIIème arrondissement de Paris pour demander son inscription sur les registres électoraux. En vain bien évidemment !
Au-delà de l’instruction, du suffrage universel, de l’accès des femmes aux carrières professionnelles et aux emplois publics, Julie-Victoire Daubié s’attaquera à des injustices et autres scandales plus intimes. Le Code Napoléon interdit la recherche de paternité, consacrant l’impunité des hommes face à leurs enfants illégitimes. Des enfants soumis à la double peine, puisque privés de leurs droits. Une pétition est lancée aussi contre l’irresponsabilité juridique qui couvre les acteurs de la prostitution, autre fléau touchant les femmes sans ressources.
Dernier fait d'armes, et non des moindres : dix ans après avoir obtenu son baccalauréat, Julie-Victoire Daubié tente de forcer les portes de l’université, fermées aux femmes. Elle sera la première, en 1871, à réussir les examens lui octroyant une licence en Lettres - sans jamais avoir été autorisée à fréquenter les cours !
Julie-Victoire Daubié est morte en 1874, emportée par la tuberculose à 50 ans. L'empreinte qu'elle a laissée sur l'histoire du féministe devrait inspirer les futurs locataires qui étudieront dans les murs de la résidence portant son nom.
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