Kadhafi : dans le harem de l'ogre

Grand reporter au journal Le Monde, Annick Cojean publie un livre-enquête aux éditions Grasset, au coeur du harem de l'ancien dictateur libyen. En ressort le portrait d'un monstre sadique, un dictateur qui a mis l'Etat au service de son appétit sexuel maladif. Parmi ses victimes, de très jeunes filles, subissant dans cette société traditionnelle la double peine du viol et du crime d'honneur, mais aussi des hommes, humiliés pour mieux servir la toute-puissance du guide. 
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Kadhafi : dans le harem de l'ogre
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Kadhafi : dans le harem de l'ogre
"Ne bouge pas sale putain!" Il m'a donné des coups, m'a écrasé les seins, et puis ayant relevé ma robe, et immobilisé mes bras, il m'a violemment pénétrée. Je n'oublierai jamais. Il profanait mon corps mais c'est mon âme qu'il a transpercée d'un coup de poignard. La lame n'est jamais ressortie." Soraya avait quinze ans la première fois que Kadhafi l'a violée, elle voulait être dentiste, une vie gâchée.

En visite dans son école à Syrte, le guide l'avait désignée d'une main sur la tête, dont la signification était connue de tous : "celle-là, je la veux". En racontant son histoire à la journaliste Annick Cojean, Soraya s'excuse d'utiliser ces mots crus qu'elle juge dégradants. Mais comment faire autrement? Ce sont les mots de son bourreau, "ce sont les seuls qui existent pour définir ce qu'elle a vécu" déplore Annick Cojean.

"Pour moi c'était objectivement très compliqué, je voulais quand même que le livre reste élégant" admet la journaliste dans un sourire gêné. "Enfin, élégant, ce n'est vraiment pas le mot" conclue-t-elle avec froideur. "Je lui ai demandé des détails, des détails que l'on n'a jamais parce que dans cette culture là, ces mots sont trop difficiles à dire pour les femmes." C'est pour cela qu'elle présente le témoignage de Soraya comme un document, aussi brut que brutal. Pour une autre raison aussi : "Aucune amazone, aucune amazone n'a témoigné".

Une enquête tabou

Une enquête tabou
Annick Cojean est grand reporter au journal Le Monde et présidente du Jury du prix Albert Londres qu'elle a obtenu en 1996 (photo AFP)
Partie fin octobre 2011 en Libye, Annick Cojean devait écrire pour Le Monde une série d'articles (lien payant) sur le rôle des femmes dans la révolution libyenne. La veille de son retour à Paris, elle rencontre Soraya. "Elle est belle comme le jour et elle est fracassée" écrit-elle le 16 novembre dans les pages du Monde (article payant). "J'ai recueilli son témoignage il y a un an maintenant. Après la mort de Kadhafi, je pensais qu'il y en aurait d'autres comme celui-là, et bien nous sommes un an après et il n y en a pas eu un seul qui est paru dans la presse internationale."

Le sujet est tabou, "et quand on dit tabou en Libye, c'est d'une force terrible que l'on n'imagine pas en Occident, c'est souvent une question de vie ou de mort". Annick Cojean décrit une enquête difficile à mener, ses sources se désistent au dernier moment, prétextant parfois d'une urgence hospitalière ou disparaissant simplement. "A quoi bon ressasser des pratiques et des crimes si avilissants et si impardonnables ?" lui a-t-on souvent demandé.

"Ce silence, cette tradition, ce conservatisme extrême de la société libyenne a joué en faveur de Kadhafi, il en a profité, il enfermait les gens dans ce silence sans avoir besoin de donner des ordres, tout le monde, spontanément, viscéralement, était enfermé dans l'omerta" décrit la journaliste. Le dictateur est mort, mais le silence reste.

"C'est réellement pour la plupart d'entre elles une question de vie ou de mort" explique Annick Cojean. "Soraya est extrêmement courageuse, et quelques autres ont parlé mais elles étaient complètement terrifiées" raconte la journaliste. "Vous n'imaginez pas les scènes, certaines refusaient de me regarder dans les yeux, elles s'adressaient dans une pièce à ma traductrice, qui me rapportait leurs propos, puis elles venaient voir ce que j'avais écrit de leur témoignage, en gommant des passages par peur d'être reconnues : 'si jamais mon mari me reconnaît, je vous promets je me tue' m'a dit l'une d'entre elles". Annick Cojean modifie leurs noms, réfléchit longuement à ce qu'elle peut se permettre de dire et ce qu'elle doit taire. Sur place, les menaces qui pèsent sur ces femmes sont multiples.

“Je suis souillée, alors je souille“

“Je suis souillée, alors je souille“
Une libyenne photographiée avant de rejoindre une manifestation anti-Kadhafi en juin 2011 (Photo AFP)
"La menace vient d'abord de leur propre famille, c'est la honte totale, c'est l'opprobre, quelques fois le crime d'honneur de la part des frères. Elles peuvent aussi être chassées de la famille, et devoir quitter leur village, leur tribu, leur argent, et une femme seule ne peut pas vivre en Libye, c'est épouvantable". En Libye, une femme seule ne peut pas avoir accès à un appartement par exemple. Elle sera par ailleurs dénoncée si l'on constate qu'elle a entretenu des relations hors-mariage, y compris s'il s'agit d'un viol.

Pour les attirer dans sa forteresse de Bab al-Azizia à Tripoli, Kadhafi faisait pression sur ces jeunes femmes en menaçant d'emprisonner leurs frères, leurs pères ou leurs maris. Pour sauver la vie de leurs hommes, elles se rendaient à l'abattoir. Paradoxe insupportable, en étant violées, elles "souillaient" l'honneur des hommes qu'elles avaient ainsi sauvés. Seul moyen de le laver, leur propre mort. "C'est juste terrible déplore Annick Cojean c'est réellement la détresse de ces femmes. Leur courage, leur noblesse la plupart du temps, et de constater qu'elles ont double et triple peine, parce qu'une femme est toujours coupable".

"Une fille perdue, soupirent mes parents. Une fille à tuer, songent mes frères, dont l'honneur est en jeu. Et cette pensée me glace. M'égorger ferait d'eux des homes respectés. Le crime laverait la honte. Je suis souillée, alors je souille". Ce constat vibrant de Soraya fait échos aux paroles de son père, que la journaliste a aussi pu rencontrer. "Il n'existe pas, chez nous, d'insulte plus terrible" dit-il lorsqu'il évoque le viol de sa fille. "Elle touche aussi mes fils. Détruits, complexés, incapables d'imaginer une autre issue pour paraître de vrais hommes que le meurtre de leur soeur. C'est terrible! Notre société traditionnelle est trop stupide et trop impitoyable. Vous savez quoi ? Aussi douloureux que cela soit pour moi son père, je rêverai qu'une famille étrangère l'adopte".

Des victimes en danger

Des victimes en danger
Mustapha Abdel Jalil, ex-ministre de la Justice devenu chef du Conseil national libyen (photo AFP)
En dehors de leurs familles, des révolutionnaires "zélés, assez aveugles" constituent aussi pour ces femmes une menace dangereuse. Annick Cojean explique ainsi que "Le président du Conseil national de transition de Libye, Moustapha Abdel Jalil (lui-même ancien ministre de la Justice de Kadhafi de 2007 à 2011, ndlr), ne voulait pas entendre parler de ça, et pour lui toutes ces filles étaient des coupables, en gros, des prostituées. Elles avaient profité du régime, elles avaient eu des largesses de la part de Kadhafi, il fallait donc les punir."

"C'était un comble qu'on puisse m'assimiler au camp de mon bourreau!" s'exclame Soraya, qui a été obligée de fuir la Libye à la fin de la révolution. Après la mort de Kadhafi, elle revient et raconte son histoire aux rebelles. "Il y a plein d'autres filles dans ton cas" lui répond-on. "On m'a attribué un logement temporaire, réquisitionné dans le parc des anciens appartements de mercenaires de Kadhafi. A tort, je m'y suis sentie en sécurité. Un rebelle a abusé de moi. Une fille avec un tel passé…"

Enfin, la menace vient aussi des anciens Kadhafistes. "Ils sont puissants, ils ont encore beaucoup d'argent, et il y a des armes partout. Effectivement, ces filles, croient-ils en tout cas, savent beaucoup de choses. C'est notamment le cas d'une des femmes dont je parle, qui a couché avec beaucoup d'hommes sur les ordres de Kadhafi pour les piéger. Elle m'a donné une liste impressionnante de noms, des personnalités très connues. Elle, elle est clairement en danger" s'inquiète la journaliste. On a d'ailleurs retrouvé dans la forteresse assiégée de Bab al-Azizia, des cadavres d'amazones, assassinées dans la hâte par le régime en fuite.

Un Etat pornocratique

Un Etat pornocratique
Kadhafi et ses amazones en 2004 (photo AFP)
Ces femmes décrivent la dictature en un système qu'on pourrait qualifier de pornocratique, dans lequel Kadhafi avait mis les institutions au service de son obsession sexuelle. Le premier septembre 1981, il inaugure l'Académie militaire des femmes avec un discours vibrant : "Nous avons décidé de libérer totalement les femmes en Libye pour les arracher à un monde d'assujettissement de manière qu'elles soient maîtresses de leur destinée (…) Aujourd'hui n'est pas un jour ordinaire mais le commencement de la fin de l'ère du harem et des esclaves". L'Académie, qui a suscité l'espoir et les vocations de centaines de Libyennes à servir leur pays se révèle être une "mascarade" qui n'est utile qu'à servir de vivier d'esclaves sexuelles à la merci du dictateur.

L'université, à laquelle les femmes ont accès depuis quarante ans, est soumise elle aussi aux appétits du dictateur. Lorsqu'Annick Cojean s'y rend, après la mort de Kadhafi, elle y découvre une vaste chambre au sous-sol. Une "garçonnière effrayante avec une salle de gynécologie attenante que j'ai pu visiter, c'est terrifiant ce qui a pu se passer là." Annick Cojean a aussi rencontré des étudiantes, "elles avaient intérêt à se cacher et spontanément, elles se mettaient des couleurs très grises, très ternes, et elles se voilaient. Pourquoi elles se voilaient ? Ce n'était pas à cause de la religion la plupart du temps, c'était pour se couvrir, pour se cacher, par crainte d'être repérées par Kadhafi ou par ses sbires."

Pour asseoir sa puissance à l'extérieure, Kadhafi couche avec les femmes des présidents voisins. "Plus les femmes étaient connues, célèbres, brillantes, plus elles étaient attirantes pour le guide explique Annick Cojean et plus elles avaient un lien avec un chef quelconque, un homme de pouvoir, plus c'était une façon pour lui d'avoir du pouvoir sur cet homme." A l'intérieur, la manière de gouverner est la même, au point que Kadhafi viole ses propres ministres, pour imposer sa domination.

Kadhafi : dans le harem de l'ogre
Mohamed al-Alagi, le président du Conseil suprême des Libertés publiques et des Droits de l'homme en Libye
"Le viol a été une arme politique pour Kadhafi". Dans toutes les sphères de l'Etat, ses moeurs sont contagieuses, "des gouverneurs, des chefs militaires, tous les gens qui avaient de l'autorité le pratiquaient." rapporte Annick Cojean, qui a elle-même interviewé des violeurs. "Deux pauvres types de vingt-deux et vingt-neuf ans, engagés dans les troupes de Kadhafi, qui tremblaient, le regard fuyant, en racontant en détail leur forfait. C'était un ordre disaient-ils. On leur donnait des 'pilules qui rendent dingue' en même temps que de l'eau-de-vie et du hachich. Et leurs chefs les menaçaient de leur arme. 'Parfois, on violait toute la famille. Des filles de huit, neuf ans, des jeunes filles de vingt ans, leur maman, parfois devant un grand-père. J'entends encore leurs cris. Je ne peux pas vous dire leurs souffrances ! Mais le chef de brigade insistait : violez, tabassez et filmez ! On enverra ça à leurs hommes. On sait comment humilier ces connards !". Des viols à grande échelle, "Des centaines de boîtes de viagra avaient été trouvées à Benghazi, Misrata, Zouara, et même dans la montagne, là où stationnaient les milices". C'est même l'Etat libyen qui signait les contrats de commande de viagra.

La folie sexuelle de son chef est contagieuse et sans limite. Mohamed al-Alagi, le président du Conseil suprême des Libertés publiques et des Droits de l'homme en Libye raconte que "Les derniers jours de sa vie, traqué, démuni, il ne se retenait même plus. Il a agressé sexuellement des garçons de dix-sept ans, devant ses gardes fidèles. N'importe où ! Brutalement ! Comme un renard ! Nous avons des témoignages concordants." Kadhafi a échappé au jugement, mais "avant même le lynchage, les coups, les tirs, la bousculade, un rebelle introduisait brutalement un bâton de bois ou de métal entre les fesses du dictateur déchu, qui, aussitôt, saigna" raconte Annick Cojean, dont le récent rapport de Human Right Watch vient de confirmer les propos (au chapitre IV): avant de mourir, le violeur a effectivement été violé.

Mais Soraya aurais préféré que son bourreau soit jugé plutôt que violé. "Je ne sais pas ce qui l'emportait du soulagement de le savoir définitivement vaincu, de l'effroi devant toute cette violence ou de la colère de le voir échapper ainsi à un jugement. La colère sans doute. Il crevait de devoir rendre des comptes aux Libyens qu'il avait piétiné pendant quarante-deux ans. Sans comparaître devant la justice internationale, devant le monde entier, et surtout devant moi."

Un livre “pour la société libyenne“

Le livre-enquête d'Annick Cojean participe finalement à cette exigence de justice. La journaliste compte d'ailleurs le diffuser, gratuitement, en Libye."La traduction est quasiment terminée. J'espère que d'ici quelques semaines, le livre sera en Libye. On en parle déjà, des gens du gouvernement l'attendent, certains le redoutent. En tout cas on va diffuser des clés USB et le mettre à la disposition d'organisations des droits de l'homme, de groupes de femmes... On va le diffuser le plus possible".

Car ce livre, elle l'a d'abord écrit "pour la société libyenne. Puisque sans doute ça ne pouvait pas venir d'elle-même, je m'autorise à faire ça moi étrangère, mais c'est fait pour eux". Annick Cojean analyse : "après une période de guerre civile il y a toujours des concessions à faire dans la réconciliation, et en général, on se contente de juger les crimes de sang, pas les viols. Et pourtant, il y en a eu du sang dans ces viols... "

La journaliste ne se fait pas non plus trop d'illusions : "Je sais que mon livre ne va pas les sauver" dit-elle a propos des victimes de Kadhafi, "elles n'iront pas témoigner devant une Cour pénale internationale, ni devant des tribunaux... D'abord faudrait-il que les tribunaux veuillent les entendre, mais elles ne pourront de toute façon pas y aller, c'est trop risqué pour elles. Mais quand même, elles entendront qu'elles sont réellement des victimes, et je pense que ça leur fera du bien, c'est une reconnaissance de leur souffrance, et je pense que c'est terriblement important." La journaliste insiste, "Elles sont des victimes de guerre, alors que la plupart du temps les victimes de guerre, celles qu'on admet et dont on fait des martyrs sont des hommes."

Pourtant les femmes ont été, pour Annick Cojean, les vraies amazones de la Révolution libyenne, les plus courageuses, qui ont poussé leurs frères, leurs pères et leurs maris à combattre à leurs côtés. Un rebelle lui avait même confié qu'elles étaient "l'arme secrète de la révolution". Le jour de la célébration de la libération de la Libye pourtant, "pas une tête de femme à l'horizon" déplore Annick Cojean, la première mesure est même, "comble de la honte" pour la journaliste, de rétablir la polygamie. Pourtant, elle ne perd pas espoir, il existe aujourd'hui en Libye un "réseau de femmes dévouées, efficaces, et on ne peut plus discrètes", qui œuvrent pour leur libération. "J'y crois réellement" confie Annick Cojean "elles sont vraiment très ardentes, très organisées, et je crois vraiment que ce sont les libyennes qui tiennent la société."

Tel père, tel fils

Kadhafi : dans le harem de l'ogre
Le tribunal correctionnel de Marseille (sud-est) a condamné le mardi 22 octobre 2012, Elie Nahas, un Libanais en fuite, à huit ans de prison pour avoir dirigé un réseau de prostitution de luxe sur la Côte d'Azur, qui fournissait des jeunes femmes à des princes arabes et à Moatassem Kadhafi, l'un des fils du dictateur libyen défunt, et abattu presque en même temps (et dans la même ville) que son père à Syrte.
L'homme d'affaire libanais, qui officiellement dirigeait une agence de mannequins avec des succursales à Beyrouth, Caracas, Dubaï et New York, se disait "l'homme à tout faire de Moatassem Kadhafi", souvent présenté comme le successeur de son père dont il imitait jusqu'aux perversités sexuelles.. Le procureur Damien Martinelli évoquait dans son réquisitoire les violences psychologiques sur les jeunes femmes, "dont toutes n'étaient pas des prostituées" mais étaient "forcées" de le faire, une fois attirées sur des yachts ou dans des palaces de la côte, pour être mises à disposition de Moatassem.