Fil d'Ariane
Je n'ai eu aucun mal à retrouver le livre. Il a survécu à tous les déménagements et trône encore parmi la vingtaine de livres qu'à 18 ans j'avais décidé d'emporter si je devais fuir. "Flying" (En vol), autobiographie de Kate Millett parue en 1974 aux Etats-Unis, traduite un an plus tard en français (éditions Stock). Un pavé, lourd de 600 pages, mots imprimés en minuscule, frein évident en cas de course poursuite. Et que j'avais pourtant trainé un mois durant sur les routes de Grèce.
Je relis les premières phrases : "Un taxi pour Victoria et puis le bus, rouge et menaçant comme une tranche de ville en sandwich, bien qu'il aille à l'aéroport. En haut je peux fumer. Il y a dans ce bus quelqu'un qui me veut du mal."
Dans ce livre, elle s'exposait jusque dans le plus intime, sa sexualité gourmande, le plaisir épanoui et partagé tant avec les hommes que les femmes. Elle même sculptrice, Kate Millett s'était mariée au sculpteur japonais Fumio Yoshimura. Auquel elle ne cachait rien de ses voyages érotiques avec ses amantes. (Elle y décrivait aussi l'agression sexuelle d'un adulte dont elle avait été victime à l'âge de 12 ans). Son style direct, et sensuel, savait toucher aux émotions et aux quêtes de très jeunes femmes arrivées à l'âge des découvertes, munies du droit à la contraception et d'une majorité sexuelle abaissée.
On peut bien dire en public que je suis gouine, ça ne signifie pas que je sois obligée de l'être
Kate Millett
Une ambivalence qui déplaisait aussi bien aux puritains qu'aux lesbiennes radicales, alors qu'elle était définie comme une féministe et théoricienne lesbienne. Même si elle refusait ces classifications binaires. "On peut bien dire en public que je suis gouine, ça ne signifie pas que je sois obligée de l'être."
Avec ses mots, elle voulait aussi conjurer les effets de la célébrité, dévastateurs sur sa personnalité fragile, minée par des troubles bipolaires. Quatre ans avant la publication de Flying, en 1970, elle avait été happée par le tourbillon consécutif à la parution de "Sexual Politics" (traduit en français sous le - mauvais - titre "La politique du mâle"), résumé de sa thèse universitaire soutenue à Columbia (New York), après des études à Oxford (Royaume Uni) où elle fut la première Américaine diplômée. Le texte, surnommé "sex pol", dédicacé à son époux, son amour "réussi" écrira-t-elle, affirmait que le sexe, la sexualité, l'intime donc, était politique. "Le privé est politique" deviendra l'un des slogans les plus criés des féministes dans la décennie suivante.
Kate Millett figure du féminisme américain et au delà est morte pic.twitter.com/a4E5wSdpM9
— TERRIENNES (@TERRIENNESTV5) 7 septembre 2017
Kate Millett passed today in Paris. The world lost a great mind. pic.twitter.com/NGQHooo8s0
— LGBTQCenter (@lgbtqcenter) 6 septembre 2017
So sad to hear about Kate Millett's passing. She pioneered feminist thought, de-stigmatized mental illness, wore massive fashion glasses.
— Lena Dunham (@lenadunham) 7 septembre 2017
RIP in Kate Millett--such a brave thinker and activist. Lived a feminist life and showed us how creative and difficult that could be. https://t.co/o6OZ5QmWix
— Victoria Hesford (@vhesford) 6 septembre 2017
"Kate Millett a changé la vie de tant de femmes pour le mieux. Nous avons une dette immense de gratitude envers elle.", pleure une autre. Etc, etc.
Kate Millett died. She changed the lives of so many women for the better. We owe her a debt of gratitude.
— Julie Bindel (@bindelj) 6 septembre 2017
Je n'ai fait que mettre en batterie un vieux cliché : le monde appartient aux hommes
Kate Millett
Les journalistes du Nouvel Observateur l'avaient interviewée à l'occasion de la sortie de "Sex Pol" en français (La politique du mâle). Elle leur avait résumé la génèse de ses recherches : "Chaque petit garçon est élevé dans l'idée qu'il peut, s'il a du mérite et de la chance, devenir président des Etats-Unis. Pour les petites filles, le but proposé, c'est d'être élue Miss America. (.../...) Je me suis crue obligée de parler haut. Je craignais que personne n'écoute. Mais je n'ai fait que mettre en batterie un vieux cliché: le monde appartient aux hommes."
Cet entretien avait été publié à quelques pages du Manifeste des 343 salopes, dans lequel ces Françaises après avoir "avoué" leur avortement, dénonçaient l'hypocrisie et la dangerosité sanitaire de son interdiction en France. Quelques mois plus tard, Simone Veil allait défendre l'interruption volontaire de grossesse devant le Parlement français et la loi serait enfin adoptée.
A retrouver dans Terriennes :
> Décès de Simone Veil : une histoire de France
Kate Millett était née à Saint Paul, capitale du Minnesota, en 1934, tout au Nord des Etats-Unis, un endroit dont elle disait qu'il valait mieux partir aussitôt que possible. Surtout si l'on grandissait dans une famille catholique irlandaise, dominée par un père alcoolique qui battait ses enfants. Sa résilience, elle la doit d'abord à sa mère, féministe avant l'heure, militante des droits civiques et de ceux des homosexuels. Puis à la générosité d'une tante qui lui permit de poursuivre ses études supérieures dans les meilleures universités américaines et européennes.
Sa vie de féministe, elle la mit aussi en pratique, en 1971, grâce au succès de Sex Pol, avec l'achat d'une ferme à Poughkeepsie dans l'État de New York, qu'elle restaure pour en faire une communauté de femmes artistes, une résidence accueillante, inspirante, baptisée « Women's Art Colony Farm ».
Pas toujours heureuse en amour, elle semblait avoir trouvé l'apaisement auprès de la photographe Sophie Keir. Elles avaient ensemble parcouru l'Iran, en 1979, au lendemain de la chute du Shah. Pays dont elle avait finalement été expulsée pour Paris. Kate Millet y avait tenu aussitôt une conférence de presse où elle avait lancé : « Si les femmes n’obtiennent pas des droits égaux à ceux des hommes, cela ne valait pas la peine de renverser la tyrannie. »
De livre en livre (une dizaine), de film en film (dont "Not a Love Story : A Film About Pornography (1981)", "Des fleurs pour Simone de Beauvoir" (2007) et "She's Beautiful When She's Angry (2014)"), elle combattait aussi les effets de la dépression récurrente qui la rattrapait sans chercher à la camoufler. Mais qui la conduisit plusieurs fois en "maison de repos". Ce qui la mènera à s'engager dans une autre lutte, pour une "anti-psychiatrie" à rebours des diagnostics lapidaires assénés aux "malades mentaux."
Suivez Sylvie Braibant sur Twitter @braibant1