Khadija Ismayilova, dissidente et voix des journalistes anticorruption en Azerbaïdjan

En Azerbaïdjan, la militante des droits humains Khadija Ismayilova est une grande figure du journalisme d’investigation, de la liberté d’expression, des droits civils et politiques. Lauréate du prix Nobel alternatif 2017, elle est célèbre pour ses enquêtes révélant la corruption et les détournements de fonds publics par la famille présidentielle. Entretien.
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Khadidja Ismailova
Khadija Ismayilova en 2012
 
@AP/Aziz Karimov
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Condamnée à sept ans et demi de prison en septembre 2015 pour activité économique illégale et évasion fiscale, Khadija Ismayilova avait été libérée quelques mois plus tard.  En 2016, l'heure était à l'optimisme : la journaliste, lauréate 2016 du prix mondial de la liberté de la presse Guillermo Cano, décerné par l'UNESCO, avait été soutenue par une campagne internationale.

Journaliste engagée

Khadija Ismayilova décide de se lancer dans le journalisme après ses études en philologie à l’université de Bakou - et l’assassinat du reporter anticorruption Elmar Huseynov. Ses premiers pas, elle les fait dans le quotidien russophone Zerkalo (Le Miroir), fondé à  la fin de l'URSS, le journal anglophone Caspian Business News et le média Voice of America à Washington. Et puis en 2008, elle est nommée directrice du service azerbaïdjanais de Radio Free Europe/Radio Liberty.

Khadija Ismayilova libérée

Khadija Ismayilova relâchée sous conditions en septembre 2015. 

©AP Photo/Aziz Karimov

Membre du "Projet de signalement du crime organisé et de la corruption" (OCCRP), ainsi que du "Consortium international des journalistes d’investigation" (ICIJ), Khadija Ismayilova signe plusieurs articles sur les dépenses exhorbitantes frauduleuses au sein de l’état azéri. Elle y cite nommément le couple présidentiel, Ilham et Mehriban Aliyev, ainsi que leurs trois enfants, adeptes de croisières gratuites sur un yacht de luxe d’une valeur de 59 millions de dollars appartenant à la Société pétrolière nationale d'Azerbaïdjan (SOCAR), chargée de gérer les richesses pétrolières du pays.

Une voix qui dérange

Cette ténacité à révéler toutes sortes de transactions corrompues impliquant le gouvernement azerbaïdjanais et des multinationales comme TeliaSonera, l'opérateur de téléphonie suédois et finlandais, vaut à Khadija Ismayilova un déferlement de haine, de diffamation, de harcèlement et d’attaques sexistes, en particulier sur son physique, de la part des médias pro-gouvernementaux.

En mars 2012, des inconnus font irruption dans son appartement et placent des caméras de surveillance dans sa chambre. Ismayilova est alors soumise à un chantage : elle doit mettre fin à ses publications, au risque de voir des images intimes diffusées sur internet. Suite à son refus de céder et sa décision d’étaler publiquement la tentative de chantage, une vidéo la montrant dans l'intimité avec son compagnon est publiée sur les réseaux sociaux et fait la Une des plateaux de télévision et des journaux appartenant à l’État et au parti au pouvoir. Khadija Ismayilova ne se tait pas. Elle s'engage de plus belle en faveur des activistes des droits humains azerbaïdjanais arbitrairement arrêtés et emprisonnés à l’été 2014.

Accusations en réplique

Arrêtée à son tour en décembre 2014, lors d'une violente interpellation publique par les forces de l’ordre, elle est accusée de détournement de fonds, de commerce illégal, d'évasion fiscale, d'abus de pouvoir et d’incitation au suicide sur une collègue. Des accusations en réplique à celles que révèlent ses enquêtes à l’encontre de la famille présidentielle azéri, dénonce son avocate Amal Clooney.

Reconnue coupable, malgré l’absence de preuves, elle est condamnée à sept ans et demi de prison en septembre 2015, au cours d’un procès dénoncé par la presse internationale et les ONG de défense des droits humains, à commencer par Amnesty International. Un an et demi après son incarcération, Khadija Ismayilova est remise en liberté conditionnelle avec une interdiction de voyager à l’étranger et de participer à des manifestations, y compris celles qui saluent son action.
 

Une combativité récompensée

Ses engagements lui ont valu plusieurs récompenses, dont le prix Alison Des Forges attribué par l’organisation non gouvernementale Human Rights Watch et le prix mondial de la liberté de la presse Guillermo Cano, décerné par l’Unesco en 2016. Elle est également récipiendaire du Right Livelihood Award (prix Nobel Alternatif) 2017 "pour son courage et sa ténacité à dénoncer la corruption aux plus hauts niveaux du gouvernement par le biais d'un journalisme d'investigation exceptionnel au nom de la transparence et de la responsabilité".

Khadija Ismailova

Honorees Asmaa al-Ghoul, Khadija Ismayilova, Zubeida Mustafa et Elias Wondimu lors de la remise des "Courage in Journalism Awards" en 2012 au Beverly Hills Hotel, en Californie.

©Photo by Todd Williamson/Invision/AP Image)

Grève de la faim

Le jeudi 10 janvier 2019, la Cour européenne des droits humains (CEDH) lui donne raison en condamnant l’Azerbaïdjan pour son silence face à la campagne de harcèlement visant à faire taire une journaliste d’investigation qui enquêtait sur des proches du président azerbaïdjanais. Dans la foulée, le 16 janvier, Khadija Ismayilova annonce sur Facebook qu'elle entreprend une grève de la faim en soutien aux journalistes et prisonniers politiques azerbaïdjanais, avant de l'interrompre cinq jours plus tard, ayant en partie eu gain de cause.
 

Entretien avec Khadija Ismayilova

 
Terriennes : Quelles sont les raisons qui vous ont décidée à entreprendre une grève de la faim ?

Khadija Ismayilova : Notre pays compte 129 prisonniers politiques. La plupart d'entre eux sont en prison pour avoir critiqué le gouvernement azerbaïdjanais, exprimé leurs critiques à voix haute et manifesté. En dépit de toutes les arrestations, de la répression contre la société civile et de la fermeture des médias indépendants, les gens continuent de s'exprimer. Certaines critiques sont plus virulentes, d'autres plus brèves, mais de nouveaux visages apparaissent.
L'année dernière, cinq prisonniers politiques ont été inculpés de nouvelles accusations criminelles à peine quelques jours avant la fin de leur peine. Le blogueur anti-corruption Mehman Huseynov est le dernier en date. Le 26 décembre 2019, il a entamé une grève de la faim et de la soif. Après 5 jours, il a commencé à boire de l'eau puis les médecins l'ont convaincu de prendre un peu de lait, car il avait des problèmes d’estomac. En solidarité avec lui, des militants et des citoyens ont entamé à leur tour une grève de la faim.
Début janvier 2019, sept autres prisonniers ont fait de même. Mais ils ont fait face à de fortes pressions de la part de la direction de la prison. L'un d'eux a été contraint d'écrire une lettre, niant sa grève. Alors j'ai décidé que nous ne devrions pas les laisser livrés à leur sort. Nous avons donc décidé de rejoigndre la grève, en demandant la libération immédiate de cinq autres personnes sujettes à de nouvelles accusations. Nous avons demandé également la libération de tous les journalistes au nom de la liberté d’expression et d’engager un dialogue sur le cas des prisonniers politiques.

Terriennes : Des actions analogues s’organisent-elles au sein de la société civile ou dans les mouvements d’opposition ?

Khadija Ismayilova : C'est une protestation mixte. La plupart des grévistes de la faim sont des militants de l'opposition, mais certaines personnes non politisées prennent aussi part au mouvement. Le 19 décembre 2018, l’opposition a lancé un rassemblement auquel ont assisté plus de 25 000 personnes. C'était la manifestation la plus importante depuis plus de dix ans. Pourtant, les gens savent que le lieu de rassemblement est un stade fermé, où vous entrez par une seule porte et lorsque vous y entrez, vous devez regarder une caméra qui sert ensuite à la police pour vous convoquer.

Terriennes : Croyez-vous que le gouvernement azéri tiendra compte de cette campagne de soutien aux prisonniers politiques ?

Khadija Ismayilova : Je dois admettre que c'est un petit succès. Les accusations contre Mehman Huseynov ont été abandonnées, même s'il reste incarcéré. Néanmoins, nous voulons la libération de tous les prisonniers politiques. Nous sommes au XXIe siècle et nous ne devrions plus avoir à nous mobiliser pour les prisonniers politiques et contre les arrestations pour critiques envers l’Etat. Nous voulons faire partie du monde moderne.

Terriennes : Quinze ans après l’arrivée au pouvoir du président Ilham Aliyev, quel bilan établissez-vous en matière de droits humains ?

Khadija Ismayilova : Les chiffres parlent d’eux-mêmes : 129 prisonniers politiques dont 10 journalistes et blogueurs, un poète, deux graffeurs, un jeune militant qui a organisé une manifestation contre la corruption dans l'armée, qui tue des soldats dans des conditions autres que le combat. Des avocats sont radiés pour avoir dénoncé les tortures infligées à leurs clients. Le nombre de journaux indépendants ou d’opposition est réduit à zéro. Il en est de même pour les chaînes de télévision. Toutes nos alternatives à la propagande gouvernementale sont des médias en exil ou internationaux. Les sites d'information bloqués par une ordonnance du tribunal incluent Radio Free Europe / Radio Liberty Azerbaïdjan. Cinq sites Web ont été interdits sans ordonnance du tribunal.

Terriennes : Ilham Aliyev s'inscrit-il dans le même sillage que son père, Heydar Aliyev, décédé en 2003 ?

Khadija Ismayilova : Aliyev Junior manque d'assurance. Son père était aussi un chef autoritaire, brutal. Mais il était plus respecté, alors que son fils Ilham Aliyev est intolérant à toute forme de contradiction et semble constamment inquiet. Nous savons grâce à nos enquêtes qu’il a commencé à investir massivement dans des pays étrangers et qu'il a enregistré sa première société offshore, lorsque son père, alors président du pays, était sur le point de mourir en 2003. Ensuite, il a hérité du pouvoir de son père et nous sommes entrés dans une ère dictatoriale avec un despote en manque d’assurance qui, pour mettre fin aux critiques sur son pouvoir, n’hésite ni à arrêter ni à faire assassiner ses opposants. La corruption dépasse toutes les limites, car le président et ses ministres puisent en permanence dans le budget de l’Etat. De plus, les entreprises appartenant à la famille présidentielle monopolisent tous les secteurs de l’économie et la première dame – nommée première vice-présidente - est promue au rang de successeure potentielle au pouvoir.

Terriennes : Vous dénoncez l’hypocrisie et l’ambivalence de certaines démocraties occidentales face au pouvoir du président Aliyev...

Khadija Ismayilova : Le régime d'Aliyev dépense l'argent volé, les ressources naturelles du pays et agite la coopération en matière de sécurité pour réduire au silence les critiques internationales. Nous avons demandé aux démocraties occidentales d’imposer des sanctions aux fonctionnaires corrompus et aux auteurs de violations des droits humains en Azerbaïdjan. Cependant, ils ont toujours libre accès aux pays occidentaux. Vous investissez leur argent sale dans vos économies. Ils bénéficient des produits de la démocratie comme des soins de santé de qualité et une bonne éducation pour eux-mêmes ou les membres de leur famille, tout en privant les citoyens de l'Azerbaïdjan de l'accès aux produits de première nécessité.
La corruption a détruit les soins de santé et l'éducation, les privilèges des membres du gouvernement bloquent les opportunités économiques des autres. Et ils sont les bienvenus dans les démocraties, s'expriment depuis les plus hautes plates-formes, empruntent l'argent des contribuables européens pour des mégaprojets. Pourquoi cesserait-il donc d’opprimer les gens ou de voler de l’argent si tout le monde est à l’aise avec cela ?

Terriennes : De quelle manière s’est construite cette hostilité à l’égard des opposants et des médias ?

Khadija Ismayilova : Le gouvernement souhaite que les journalistes ferment les yeux sur les problèmes sociétaux et qu'ils écrivent ce qu'il veut, c'est-à-dire  mentir au sujet des opposants au régime et flatter Aliyev. La télévision montre Aliyev et les membres de sa famille sans jamais donner la parole à l’opposition. Les opposants et les journalistes critiques envers le pouvoir apparaissent à la télévision uniquement en tant qu'ennemis de l’État. Les journalistes qui relaient cette parole présidentielle sont corrompus par des cadeaux : appartements gratuits, sommes d’argent, parrainages des médias où ils exercent leurs fonctions - et tout ceci est fait avec l’argent public. Selon les révélations de Wikileaks, Aliyev me qualifie d'"ennemie de l'État". Quelques journalistes, dont moi-même, ont été secrètement filmés dans leur chambre, soumis à un chantage, attaqués, enlevés, en butte à une campagne de diffamation et des arrestations.

Terriennes : Avez-vous peur pour votre sécurité ?

Khadija Ismayilova : Eh bien, il y a toujours des menaces. Je me suis rendue compte que je ne pouvais pas changer leurs plans à mon sujet et que s’ils ont l’intention de faire quelque chose, je n’ai pas les outils pour les en empêcher. Par conséquent, le mieux à faire est de me concentrer sur mon travail et pas sur les menaces ni le danger.

Terriennes : Beaucoup de vos compatriotes, notamment des blogueurs et journalistes ont décidé de s’exiler dans plusieurs pays d’Europe. Vous y avez pensé ?

Khadija Ismayilova : Non, je ne m'échapperai pas. Ce n'est pas une option pour moi. J'étais à l'étranger lors de la conférence de l'OSCE, quand on m'a avertie que j'allais être arrêtée. J'ai refusé de rester. Je suis rentrée chez moi et j'ai fait face à ladite arrestation.

Terriennes : Aux cours de ces dernières années, plusieurs femmes journalistes - Miroslava Breach Velducea, Kim Wall, Gauri Lankesh, Daphne Caruana Galizia, Anna Politkovskaïa, Ghislaine Dupont - ont été battues, violées et assassinées dans l’exercice de leurs fonctions.

Khadija Ismayilova : Je ne pense pas que cela ait eu un lien avec leur genre, ni dans le cas d’Anna, ni dans celui de Daphné. Elles ont été tuées pour avoir révélé la vérité, non parce qu’elles étaient des femmes.

Terriennes : Qu'est-ce qui vous a décidé à vous engager dans le journalisme d'investigation ?

Khadija Ismayilova : L’assassinat du journaliste Elmar Huseynov (en mai 2005 sur ordre de Ilham Aliyev ou de son entourage, ndlr). Il était seul dans son combat et a été réduit au silence. Nous avons une part de responsabilité et sommes coupables de l’avoir laissé enquêter seul. Il a été tué de cinq balles dans la bouche. Tué pour ses articles sur la corruption au sein de la famille présidentielle azéri. On se souvient encore de lui comme du journaliste le plus courageux. Grâce à lui, nous savons que ce travail n’est pas dénué de sens et qu’on peut sacrifier une vie pour l’accès des citoyens à l’information. Et cela en vaut la peine.

Terriennes : Pour avoir révélé le pillage des richesses de l’Etat azéri, vous avez été récompensée par le Right Livehood Award en 2017. Vous êtes ainsi la première  lauréate de ce prix en Azerbaïdjan. Comment cela a-t-il été perçu ?

Khadija Ismayilova : Je suis la première récipiendaire de ce prix en Azerbaïdjan. J'ai reçu des milliers de félicitations de la part de gens ordinaires. Les médias gouvernementaux, eux, ont écrit que c'était un moyen de financer les activités illégales des ennemis de l'État. Mais les jeunes journalistes ont été très séduits et encouragés. Il est important qu'ils sachent que notre travail ne consiste pas seulement à faire face à la pression, aux arrestations et aux attaques. Il y a aussi la reconnaissance et les récompenses.

Terriennes : Quelles seront vos combats futurs ?

Khadija Ismayilova : Je veux juste continuer à faire mon travail et que justice soit rendue.