Kishwar Desai, pionnière du “thriller social“ et féministe à l'indienne

Femmes violées à mort, forcées à avorter ou enfermées dans des hôpitaux psychiatriques pour les réduire au silence... Ces histoires, la quinquagénaire originaire du Penjab les connaît par coeur. Journaliste reconnue, elle a recueilli des centaines de témoignages au fil de sa carrière. Aujourd'hui, elle les restitue dans des romans qu'elle écrit comme autant de cris de colère. Kishwar Desai excelle à tirer les ficelles du suspense pour dresser un état des lieux consternant de la condition des femmes en Inde. Entretien.
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Kishwar Desai, pionnière du “thriller social“ et féministe à l'indienne
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Lorsqu'elle se lance dans l'écriture de Témoin de la nuit, Kishwar Desai n'a qu'une vague idée de la trame de ce qui sera son premier roman. L'intrigue reste à construire : le pourquoi et le comment d'un drame inspiré d'une histoire vraie. Et pourtant, dès qu'elle se met au travail, les idées se bousculent : "Je me suis surprise moi-même. A mesure que j'écrivais, toute la colère que j'éprouvais de vivre dans une société aussi injuste pour les femmes remontait à la surface avec une telle violence que j'ai fini le roman en un mois !"
 
Kishwar Desai, pionnière du “thriller social“ et féministe à l'indienne
Fragments de réalité

De fait, la part de la fiction, dans les romans de cette Indienne qui, désormais, vit une partie du temps en Angleterre, reste marginale. Ses scénarii sont inspirés d'histoires vraies, bâtis avec des fragments de réalité glanés dans les journaux, dans son entourage ou au hasard de ses rencontres, puis agencés en une haletante intrigue policière.

"L'essence de mes livres, c'est tout ce que j'ai absorbé au fil des années, mais pas mon expérience personnelle. Pour ma part, j'ai eu beaucoup de chance : des parents qui m'ont soutenue, un mari et des enfants adorables." Son éditrice aux Editions de l'Aube confirme : "C'est une bonne vivante, qui déborde de joie de vivre."
 
Un espace de parole

Le phénomène Desai a pris une telle ampleur que, au-delà du lectorat indien, il touche aussi les Occidentaux, pour qui des faits de société comme l'infanticide des nouvelles-nées restent aussi inconcevables dans leur barbarie qu'ils sont lointains. "Des lectrices m'écrivent qu'elles ont vécu au sein de leur propre famille tout ce qui est décrit dans mes romans," dit Kishwar Desai. Elle se souvient de Jayla, une jeune Indienne naturalisée britannique, avec qui elle a longuement discuté : "Ses parents avaient déjà deux filles quand sa mère est à nouveau tombée enceinte. Jayla n'avait que 13 ans, mais son père lui a dit de rester s'occuper de sa petite soeur et de la maison, pendant qu'il emmenait sa mère en Inde pour l'échographie. Si le bébé était une fille, elle avorterait. Elle s'est sentie si humiliée, si peu désirée en tant que fille, qu'elle n'a jamais pardonné à son père". Brisée, la jeune fille s'est renfermée sur son silence. Mais quand Témoin de la nuit est sorti, il lui a soudain ouvert un espace de parole, levant la honte qui la minait d'avoir été niée dans sa propre existence.


Les hommes, touchés en plein coeur

Son lecteur le plus inconditionnel, c'est son mari, un économiste d'origine indienne, qui a vécu la plus grande partie de sa vie en Angleterre. L'ampleur des maltraitances dont les Indiennes sont victimes lui est longtemps restée lointaine et étrangère, mais à la lecture de Témoin de la nuit, touché de plein fouet par les horreurs crues et cruelles égrenées par sa tendre épouse, "il a en a perdu le sommeil," se souvient-elle. "Nombreux sont les hommes qui sont sincèrement touchés par mes livres, alors qu'ils n'avaient jamais vraiment réfléchi au problème. Et pourtant, ils y sont intimement liés, ne serait-ce qu'en faisant pression sur les femmes pour qu'elles enfantent des fils." Mais le déni est encore très présent, témoigne l'auteure : "Quand je travaillais à la télévision, on me reprochait souvent de traîner l'Inde dans la boue."

Cercle vicieux

Ce qui l'indigne par-dessus tout, c'est l'indifférence générale face aux nombreux cas de foeticide et d'infanticide dans les familles prêtes à tout pour avoir une descendance masculine. Au point que l'Inde, désormais, souffre du déséquilibre entre filles et garçons, ce qui, dans un cercle vicieux, ne fait qu'envenimer le problème des violences faites aux femmes. A cela s'ajoute la pauvreté des laissés-pour-compte de l'"Inde qui gagne", qui ne trouvent plus de façon d'exister et d'affirmer leur autorité que dans des actes barbares, écrit-elle dans le quotidien britannique the Guardian en juin dernier.
Kishwar Desai, pionnière du “thriller social“ et féministe à l'indienne
Une manifestation contre le viol à Calcutta, le 3 janvier 2014 (@AFP)
 
Un supplément d'empathie

Journaliste, animatrice de talk-show et productrice de télévision en Inde pendant plus de vingt ans, Kishwar Desai s'est confrontée jour après jour à l'injustice dont souffrent les femmes en Inde. A travers les histoires et les témoignages qu'elle reçoit et relaie, mais aussi dans la gestion des équipes et du recrutement. "J'ai constaté que nous avions beau aborder chaque jour les mêmes histoires, revenir à la charge inlassablement, notre travail restait sans effet sur la société." Peut-être à cause du format imposé par la télévision, éphémère et dématérialisée. Peut-être aussi parce que, aujourd'hui encore, la société indienne considère la question des femmes comme un problème mineur. "La discrimination sexuelle, dans les médias indiens, ne figure jamais en tête de la liste des priorités, explique l'auteure. C'est un sujet de deux minutes, et puis on passe à l'actualité internationale." L'intérêt du spectateur est éveillé, parfois jusqu'à l'indignation, mais la rencontre reste superficielle. C'est pour susciter l'empathie qui remue chacun au plus profond de son être que Kishwar Desai est devenue la première romancière à aborder la condition de la femme en Inde sur le mode du polar.


Cougar en sari

Elle fume, elle boit, sort avec des hommes plus jeunes. Simran Singh, l'assistante sociale décomplexée qui  mène l'enquête, fait le lien entre l'Inde moderne et ses traditions parfois cruelles. "J'ai imaginé ce personnage pour enquêter car, en Inde, la justice ne joue pas son rôle et les crimes contre les femmes restent trop souvent impunis." C'est aussi par le truchement de cette quadragénaire délurée que l'auteure donne du corps et de l'âme aux sinistres faits divers qu'elle dépeint. "La lecture, en engageant les émotions, donne les clés de la pensée et des actes des personnages. Il était très important pour moi que les lecteurs puissent éprouver de la sympathie pour Durga, la jeune fille soupçonnée de meurtre dans Témoin de la nuit, et partager sa souffrance morale et psychologique," explique l'écrivaine.
 
Kishwar Desai, pionnière du “thriller social“ et féministe à l'indienne
Le premier roman de Kishwar Desai aborde crument l'infanticide des filles.
Happy end ?

La fin des romans de Kishwar Desai surprend. Ni évasion, ni arrestation spectaculaire, et des méchants qui restent impunis. Un discret compromis entre protagonistes, bien loin des éclatants "happy ends" de Bollywood. "J'étais loin de songer que Témoin de la nuit aurait un tel succès, tant j'étais persuadée que les gens sont à la recherche de conclusions de conte de fées," avoue l'écrivaine. Si ses conclusions laissent un goût amer, c'est peut-être pour ce qu'elles révèlent de la société indienne : "Une chute où les méchants seraient punis ne serait pas fidèle à la réalité, explique-t-elle. En Inde, toutes les affaires impliquant des personnes de pouvoir se règlent par un arrangement dans l'ombre. Je voulais que les gens s'indignent, qu'ils comprennent que la justice doit changer. Beaucoup trop de criminels, dont des violeurs, sont encore libérés sous caution. Le fait que Durga soit libre est à mes yeux une fin à la fois heureuse, honnête et réaliste."


Comme des garçons

Dans Témoin de la nuit, la petite fille, pour plaire à ses parents, fait semblant d'être un garçon. Simran, l'héroïne, se comporte comme un homme. Comme si le moyen le plus sûr de survivre pour une fille dans cette société était d'imiter la gent masculine. "Je ne dis pas que c'est ce qu'il faut faire, et l'héroïne est aussi fragile, mais je voulais une femme libérée, positive et capable d'affronter toutes les situations, pour montrer que chacun peut faire ce choix et l'assumer." Simran mène sa vie comme elle l'entend, sans pleurer sur ce qu'elle n'a pas. Elle revient dans le troisième roman de Kishwar Desai, une fiction qui a précédé la réalité, puisque parue en Inde avant les affaires de viols qui ont ému le monde entier. Il paraîtra dans sa traduction française en mars 2015.

Kishwar Desai a beau en faire des romans, elle ne plaisante pas avec les traitements infligés aux femmes. Voici quelques semaines de cela, le photographe indien Raj Shetye publiait une série de mode jouant avec l'idée du viol collectif qui avait coûté la vie à une jeune fille à Dehli, en 2012. Rien que d'y penser, elle s'étrangle : "Réduire un événement qui a bouleversé le monde entier à une photo de mode ? Je suis écoeurée à la pensée de cette pauvre fille, qui en est morte tuée. Cet homme devrait se faire soigner !"
 
Témoin de la nuit, le premier roman de Kishwar Desai aborde crument l'infanticide des filles en Inde. Traduit en plus de 25 langues, il a reçu plusieurs récompenses, dont le prestigieux Prix Costa du meilleur premier roman en 2010. Il a été publié en France aux Editions de l'Aube en 2013.

Son deuxième polar, Les origines de l'amour, traite de la gestation pour autrui (GPA). Salué par la critique dans les pays anglo-saxons, il a été publié en France en 2014.

Son dernier roman, La mer d'innocence, paru en Inde en 2014, aborde le problème du viol. Les Editions de l'Aube annoncent sa publication en France pour le printemps 2015.