Fil d'Ariane
C'était avant que les talibans ne reviennent au pouvoir, en août 2021. Voici plus d'un an que le festival d'Avignon, l'un des principaux festivals internationaux de spectacles vivants, avait fait appel à elle pour imaginer l'affiche de son édition 2022.
Alors Kubra Khademi avait créé ces six femmes nues, pour elle autant de symboles de liberté. "Ce dessin fait partie d'une série, explique-t-elle, composée surtout d'autoportraits ou de portraits de personnes que je connais, amie ou soeur – j'ai 5 soeurs..." C'est la première fois que Kubra Khademi réalise une affiche : "La seule contrainte, c'était les trois clés, qui sont le symbole du festival. Le reste, ces femmes légères, qui flottent, c'est moi, mon idée de la liberté."
Je suis d'une génération afghane qui a grandi avec la paix, l'éducation, l'art, internet, la possibilité d'envisager un avenir.
Kubra Khademi
Une liberté que la performeuse et peintre afghane chérit depuis qu'elle a fui son pays en 2015. Cette année-là, l'artiste se promène, quelques minutes seulement, dans une rue de Kaboul, vêtue d'une armure métallique "anti-attouchements" qui épouse la forme de ses seins et de ses fesses, pour dénoncer le harcèlement de rue. S'ensuivent des menaces de mort qui l'obligent à s'exiler. "J'étais entourée de gens en colère qui se disaient 'on va la tuer'", raconte-t-elle aujourd'hui. Elle s'installe en France.
Née en 1989, cette féministe originaire de la province de Ghor, dans le centre de l'Afghanistan, a étudié aux Beaux-Arts à Kaboul. En France, à 33 ans aujourd'hui, elle a trouvé "une seconde vie". "Je suis d'une génération afghane qui a grandi avec la paix, l'éducation, l'art, internet, la possibilité d'envisager un avenir", rappelle Kubra Khademi, qui a aidé des dizaines d'artistes à quitter l'Afghanistan, comme elle l'explique au micro de TV5MONDE en septembre 2021, quelques semaines après que les talibans ont repris le pouvoir : "Nous commençons à faire sortir des artistes de plusieurs villes et provinces, des femmes surtout, que traquent les talibans. Tout l'art est menacé," expliquait-elle.
Le fait est que, un an après le retour au pouvoir des talibans, l'art, en Afghanistan, est forcément clandestin, quand il n'est pas totalement à l'arrêt, comme l'explique Margaux Baralon sur TV5Monde :
À la Collection Lambert à Avignon, Kubra Khademi présente jusque fin août 2022, une exposition de tableaux évoquant des fresques mythologiques ou médiévales, comme deux femmes nues poignardant un dragon bleu, ou plus réalistes, des kalachnikov ou une tête de taliban sans visage.
Les femmes sont les principaux sujets de l'art de Kubra Khademi – un tabou en Afghanistan. Des femmes aux lignes simples, claires et naturelles : "Je ne dis jamais que mes dessins sont des "nus", souligne-t-elle. Son intention n'est pas de répliquer ce que la société applique aux femmes. "Les musées en sont déjà plein ! explique-t-elle. Je dessine des corps, c'est-à-dire ce qu'il y a de plus naturel chez une femme, ce qu'elles possèdent. J'aime les représenter dans ce qu'il y a de plus simple, en contradiction avec toutes les complications que l'on applique au corps des femmes. C'est pour cela qu'elles semblent flotter, elles sont juste elles-mêmes."
Kubra Khademi aime à repenser et réécrire l'histoire, et pas seulement la position du corps des femmes et sa réappropriation. "Dans mon univers féminin, c'est une femme, sans aucun doute, qui terrasse le dragon mythique !" assure-t-elle.
Depuis New-York, où elle est en résidence d'artiste après le retrait des Etats-Unis d'Afghanistan, en 2021, Kubra Khademi réfléchit à la politique extérieure du pays. La plus longue guerre de l'histoire des Etats-Unis, c'était contre l'Afghanistan, souligne-t-elle. "J'essayais d'écouter mes émotions. Je me questionnais : qu'est-ce qui a détruit mon pays ? Tous mes univers féminins sont liés à ma position à l'égard des Etats-Unis."
Kubra Khademi a grandi baignée de poésie. "Mes parents sont illettrés, mais il y avait un Coran à la maison, et nous avons grandi dans cette culture. Il y avait toujours quelqu'un pour en lire les lignes, puis ma mère les mémorisait, comme elle ne savait pas lire. A chaque lecture, l'émotion était différente, comme quand on voit et revoit une oeuvre d'art."
Aujourd'hui, je suis à 200% libre, et je consacre chaque instant à l'art pour faire entendre ma voix.
Kubra Khademi
Aujourd'hui, bien sûr, l'Afghanistan lui manque. "Je connais sa culture, son peuple. J'y avais mes habitudes, mais ce n'était pas le paradis." Ce que Kubra Khademi ressent aujourd'hui, c'est un mélange de colère, de peur et d'empathie pour ce pays qu'on lui a volé. "J'y ai mes racines, mes arrière-arrière-grand-mères y sont nées. Mais je sais qu' il n'y a pas de place pour les femmes. Ici j'ai la liberté.... Aujourd'hui, je suis à 200% libre, et je consacre chaque instant à l'art pour faire entendre ma voix".
Lire aussi dans Terriennes :
► En Afghanistan, Shamsia Hassani recouvre les murs de Kaboul de graffitis
► Afghanistan : le combat de Palwasha, militante féministe afghane réfugiée à Paris
► A la télévision afghane, le visage couvert, les présentatrices veulent faire entendre leur voix
► Droit d'asile : les « petites reines de Kaboul » en roue libre, en Bretagne
Et notre dossier sur les droits des femmes en Afghanistan ► FEMMES AFGHANES SOUS RÉGIME TALIBAN : AU NOM DE LA LIBERTÉ