La bande dessinée contre les violences et autre harcèlements sexuels de rue

"Projet crocodiles", microblog lancé en 2013 par un dessinateur belge, Thomas Mathieu, fait partie de ces Tumblr sur internet qui dénoncent le harcèlement de rue et le sexisme. Un indo-américain, Ram Devineni vient lui aussi de sortir une bande-dessinée en ligne, "Priya's Shakti" pour alerter la jeunesse indienne contre le viol des femmes. Les bulles, un nouvel outil pédagogique ?
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La bande dessinée contre les violences et autre harcèlements sexuels de rue
Extraits des “Crocodiles“ et de “Priya Shakti“, nouvelles bandes dessinées contre le harcèlement de rue et le viol.
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« Hé Mademoiselle, t’es trop belle ! T’as le boule de Beyoncé ! », lancent les reptiles vert fluo aux longues dents, de la bande dessinée de Thomas Mathieu. Ces crocodiles sont impolis, vulgaires, agressifs, insistants avec les femmes. Mais ils sont les personnages, de ces nombreuses histoires vraies de harcèlement, envoyées via des mails, à l’auteur. 

Mais pourquoi avoir choisi le crocodile ? Les hommes seraient-ils tous des pervers ? L’auteur s’en défend.
« Bien sûr tous les hommes ne sont pas des prédateurs. Le crocodile, c’est pour moi, une image qui englobe de nombreuses idées comme le privilège masculin, le sexisme, les clichés sur le rôle de l’homme et la virilité, et même la peur de croiser quelqu’un dans la rue, sans savoir s’il va vous faire du mal. Si j’ai dessiné tous les hommes en crocodiles, c’est qu’il s’agit d’un problème de société et pas de quelques cas isolés. Lisez l’album en vous identifiant aux femmes qui témoignent, pas aux crocodiles», se justifie-t-il au début de son livre reprenant ses bandes dessinées, sorti fin octobre 2014. 

Simplicité du trait pour efficacité du message

Lesbophobie, interpellations grossières dans la rue, viol conjugal, attouchements dans les transports, phrases sexistes devenues ordinaires, Thomas Mathieu évoque tous ces tabous dans ses dessins, simples mais efficaces. 
Quelques planches évoquent d’ailleurs le sexisme à la française, dans le métro parisien, à la gare de Lille Europe mais aussi à l’Assemblée nationale, avec un dessin revenant sur l’émoi qu’avait provoqué, en juillet 2012, la robe de la ministre de l'environnement Cécile Duflot auprès de ses collègues masculins.

La bande dessinée contre les violences et autre harcèlements sexuels de rue
Juillet 2012 à l'Assemblée, Cécile Duflot alors ministre du Logement est huée par les autres députés pour sa robe. Dessin de Thomas Mathieu.
Ce Tumblr a rencontré un réel succès sur les réseaux sociaux. 
Un livre avec toutes les chroniques de l’auteur a même été édité, à Bruxelles, à 10 000 exemplaires.
La fédération des Centres de planning familial en Belgique, a quant à elle décidé d’éditer une brochure appelée « Petit Guide Illustré du respect dans la rue », clairement inspirée du Tumblr de Thomas Mathieu.

La bande dessinée contre les violences et autre harcèlements sexuels de rue
Une des planches polémiques de l'auteur des crocodiles. Cliquer sur l'image pour l'agrandir
Les crocodiles, rejetés par la Mairie de Toulouse 

Mais les planches du dessinateur belge, n’ont pas fait l’unanimité en France. Le 25 novembre dernier, dans le cadre de la journée internationale de lutte contre les violences faites aux femmes, la ville de Toulouse devait exposer en plein air, une quinzaine de dessins du projet les crocodiles. La mairie, aurait décidé d’annuler cette exposition, préférant d’autres projets. Selon le Parti socialiste, qui a perdu la mairie en mars 2014, Laurence Katzenmayer, élue UMP, parti conservateur qui dirige la cité rose aujourd’hui, aurait estimé en réunion de commission que ces planches affichaient un langage "vulgaire" et "immoral", ce que la conseillère municipale dément aujourd'hui. 

Deux planches auraient provoqué l’indignation. L’une, où deux femmes s’embrassent et se font agresser par un homme, et une autre décrivant la sodomie forcée d’une femme par son mari. L'auteur reconnaît que ces histoires contiennent des propos crus, mais il est déçu de la réaction des élus.   
"Il est délicat pour une victime qui m’a confié son histoire et dont j’ai fidèlement reproduit les propos d’entendre dire que telle planche est vulgaire. On voit deux femmes se tenir  la main dans la première. Je me demande si ce n’est pas cela, finalement, qui est trouvé immoral et pornographique. Ce serait grave »,a déclaré Thomas Mathieu au Monde

Jean-Luc Moudenc, le nouveau maire UMP de la ville, a alors répondu aux accusations, rappelant que le projet n'avait pas été retenu déjà il y a «plus de deux mois», d'autres « ayant été jugés meilleurs pour faire passer le message en faveur des femmes ».

Violence symbolique de la censure

Au grand regret de la victime ayant témoigné de viol conjugal, au cœur de la planche polémique. Celle-ci a d’ailleurs adressé ensuite une lettre au Conseil municipal de Toulouse dans laquelle elle écrit : « Je suis M., l'anonyme qui a fourni son témoignage de viol conjugal qui semble vous poser tant problème. Cette expérience traumatisante, que vous qualifiez de "vulgaire" et "immorale" est non seulement la mienne, mais celle de millions de femmes. Ce qui est violent, en revanche, c'est que vous refusiez d'exposer aux citoyen-ne-s la réalité que nous vivons, et qui, d'après vous, risquerait de heurter des enfants ou des adolescents. Vous n'imaginez pas à quel point nous, femmes et enfants violé-e-s, agressé-e-s, harcelé-e-s, nous sommes heurté-e-s. Si la sensibilisation sur ce fléau doit passer par le caractère cru de notre vécu, qu'il en soit ainsi ». 

Les socialistes et les Verts, ont quant à eux, directement répliqué, regrettant l’abandon de ce projet. Lors d’un rassemblement le 25 novembre, le groupe Europe Ecologie des Verts aurait finalement décidé d’exposer les planches dans le square Charles-de-Gaulle où devait avoir lieu l’exposition.
Et la Secrétaire d'État chargée des Droits des femmes, Pascale Boistard (PS) a clairement affiché son soutien au jeune auteur sur Twitter. 

Malgré les accusations de scènes violentes et crues, l'artiste ne restitue pas seulement des histoires éprouvantes et glauques. Il propose aussi à la fin de la BD, quelques stratégies pour combattre collectivement le harcèlement de rue, les bonnes attitudes que peuvent adopter les femmes pour se défendre, et comment réagir en tant que témoin. Le livre, se termine aussi sur une image positive. Un homme, qui ne se sent pas très bien dans son costume de crocodile, décide de l’enlever. Et il est aidé par une femme. 

Avec @sadrasite @projetcrocodile pic.twitter.com/0yFBl5bCzP

— Pascale Boistard (@Pascaleboistard) 5 Décembre 2014
 

Autre pays, autre genre… Priya Shakti, héroïne de BD pour dénoncer le viol en Inde

Alors que les autorités indiennes viennent d’interdire la société de voiturage Uber dans leur capitale suite au viol présumé d’une passagère par un chauffeur de la société, un réalisateur indo-américain sort une bande dessinée contre les violences sexuelles subies par les femmes en Inde. Deux ans après le viol collectif d’une étudiante qui avait déclenché de nombreuses manifestations dans le pays, ce livre, gratuit et téléchargeable, tente de sensibiliser les jeunes Indiens.

Inspirée des histoires mythologiques hindoues, la bande dessinée raconte l’histoire de Priya Shakti. Comme cela arrive pour de nombreuses jeunes Indiennes, sa famille l’a rejetée, suite à un viol collectif dont elle a été victime. Mais avec l’aide de la déesse Parvati, elle décide de se venger et de lutter contre les violences faites aux femmes. 
 
L'un des auteurs de la bande dessinée, Ram Devineni, indo-américain a raconté à la BBC que l’idée de ce projet était née en décembre 2012, après le viol collectif d’une jeune étudiante en Inde, dans un autobus, qui avait soulevé une vague d'indignation aussi bien à travers le sous continent que dans le monde entier.  
"J'étais à Delhi lors du début des manifestations, et j'ai participé à plusieurs d'entre elles. J'ai parlé à un policier qui m'a dit, à ma grande surprise, 'aucune fille ne doit se promener seule la nuit'. C'est à ce moment que l'idée a germé : le viol en Inde est un problème culturel, étroitement lié au patriarcat, la misogynie et la perception des gens."
La bande dessinée contre les violences et autre harcèlements sexuels de rue
“Parvati ne pouvait pas croire que la famille de Priya l'avait abandonnée. Elle s'incarna dans le corps et l'esprit de Priya“.“Des victimes de violences racontent leurs histoires“

La bande dessinée est destinée aux enfants de 10-12 ans ainsi qu’aux jeunes adultes. Elle est disponible dans le monde entier, en téléchargement gratuit en anglais et également en version papier (en hindi et en anglais). L’objectif est « d’atteindre un large public en Inde et dans le monde » est il indiqué sur le site du projet. 

L’ouvrage peut aussi être lu via la "réalité augmentée". Lorsque l’on clique sur certaines pages, certaines s’animent et permettent de lire des témoignages de victimes de viol.  
Les auteurs ont également convaincu des artistes de rue de peindre sur les murs des extraits de la bande dessinée à Dharavi, une des grandes banlieues de Bombay. En Inde déjà l'année dernière, des comédiens avaient réalisé des vidéos satiriques comme arme de dissuasion contre les viols.

La BD comme arme contre le harcèlement : “Une démarche qui colle au réel“

Entretien avec Julie Harlet de la Fédération des centres de planning familial de Belgique.
La BD comme arme contre le harcèlement : “Une démarche qui colle au réel“
Brochure de la fédération des centres de planning familial illustrée par Thomas Mathieu.
Vous avez édité un petit guide du respect dans la rue, inspiré du Tumblr de Thomas Mathieu et d’autres sites internet spécialisés. Qu’est-ce qui vous a plu dans son approche sur le harcèlement de rue ?

On a en effet travaillé avec lui. Il a réalisé des illustrations originale pour nous et il en a repris aussi énormément de son Tumblr et de sa Bd. Ce qui nous a plu c’est sa démarche qui colle au réel. Il est allé chercher des témoignages de personnes victimes de sexisme ordinaire dans la rue. Mais c’est aussi un dessinateur qui a travaillé son approche, qui a fait des recherches sur le féminisme. Nous aimons aussi la manière dont il transmet cette thématique qui est violente. Il dit les choses telles qu’elles se produisent, mais toujours avec une note d’humour et une pointe de légèreté dans ses dessins. Pour nous, c’est tout à fait pédagogique. 

A Toulouse une exposition devait avoir lieu, reprenant les dessins de Thomas Mathieu, mais elle a été refusée car jugée immorale et vulgaire. Trouvez-vous cette interdiction justifiée ?

Nous, en tant que Fédération des centres de planning familial, nous avons décidé d’utiliser ces dessins pour montrer le harcèlement dans la rue, les violences auxquelles les femmes sont exposées, telles qu’elles le sont. D’une manière crue peut être pour certains esprits, mais nous avons décidé de ne pas entrer dans un déni. Cela se passe dans la rue, tous les jours, alors je ne vois pas pourquoi on le censurerait.

Que peuvent apporter aux jeunes ces dessins ?

Des adolescentes ont eu notre petit guide entre les mains et elles nous ont dit : « C’est bien, on se reconnaît dans cette bande dessinée ». Les stratégies pour lutter contre le harcèlement de rue existent déjà sur internet, mais nous avons décidé de les rassembler dans un petit guide pour les jeunes et nous avons pensé que Thomas Mathieu pouvait être un bon guide.  

Comment ce Tumblr a-t-il été accueilli en Belgique ?

De ce m’en a dit Thomas Mathieu, son Tumblr a plutôt été bien accueilli. Au départ il a reçu des commentaires du type : « Ah encore une féministe ou une lesbienne frustrée ! » auxquels il a répondu qu’il était simplement un homme hétéro. Mais beaucoup de gens sont aussi enthousiasmé par son travail et de voir qu’un homme se préoccupe de ce type de thématique, avec beaucoup de respect pour les victimes.

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