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"A la droite des Andes, il était une île toute proche du paradis terrestre. Elle était peuplée de femmes noires, sans hommes parmi elles. Leur style de vie était indentique à celui des Amazones. Elles avaient des corps robustes, le coeur vaillant et une très grande force.... Leurs armes étaient tout en or, tout comme les harnais des fauves qu'elles chevauchaient après les avoir domptés, car dans cette île, il n'y avait point d'autre métal." C'est à lecture des Exploits d’Esplandian, de Garci Rodríguez de Montalvo, que, en 1510, les conquistadores se lancent à la recherche de l'or des Amazones, ces guerrières qu'ils pensaient réfugiées d'Europe, et qui finiront par donner leur nom au long fleuve et à son immense bassin forestier, l'Amazonie.
Ils ont déformé votre histoire, ils l’ont capturée, vous laissant sans passé et sans avenir.
Nina Almberg, autrice de La dernière amazone
En introduction de son livre, Nina Almberg explique comment elle perçoit cette transposition de la mythologie de l'Ancien monde à l'histoire du Nouveau monde par les conquistadores : "Ô Icamiabas... Dans une troupe de femmes venant à la rescousse de leurs alliés, ils ont vu des guerrières d’Asie mineure au sein coupé. Incapables d’appréhender l’altérité, ils vous ont prises pour celles qui hantaient leurs esprits et alimentaient leurs fantasmes, celles qu’ils avaient envie de trouver parce qu’elles leur apporteraient la gloire dans leur pays. Ils ont déformé votre histoire, ils l’ont capturée, vous laissant sans passé et sans avenir."
A son retour en Europe, en 1542, le conquistador Francisco de Orellana raconte sa rencontre avec les Amazones du Nouveau monde : "Entraînées à l'art de la guerre, elles semaient la terreur et la mort dans tous les pays environnants." Ces récits fascinent la documentariste Nina Almberg, qui est aussi historienne. Qui étaient ces femmes ? Comment vivaient-elles ? Comment leurs sociétés étaient-elles organisées ? Que reste-t-il, aujourd'hui, de leur culture ? Happée par le mystère des Amazones du Nouveau monde, elle décide de partir sur leurs traces et embarque, en bateau, pour Belem, une ville-champignon de 2 millions d'habitants aux portes de la forêt amazonienne.
En chemin, Nina Almberg fait plus ample connaissance avec l'univers lointain des Icamiabas, les Amazones d'Amazonie. "Si je suis partie au Brésil pendant cette année sabbatique, en 2014, c'était aussi pour étudier la condition de la femme. Je voulais prendre mon temps, alors j'ai traversé l'Atlantique en bateau. Lors d'une escale au Cap-Vert, je suis tombé sur le blog d'une féministe qui évoque l'histoire des Amazones du Brésil, les Icamiabas." Dans son post, l'autrice du blog, prénommée Patricia, évoque une marche des femmes, la marcha das vadias ("marche des salopes"), à Belem. "'On ressemblait aux Icamiabas', écrivait-elle, se souvient Nina Almberg. Moi, j'étais à la recherche de quelque chose à trouver après mes études de documentariste et j'étais fascinée par la rencontre des conquistadores avec les icamiabas. C'est ainsi que Patricia a été la première personne citée dans le livre que j'ai rencontrée sur place."
Vendeuse de poissons en plein air au marché de Verr-o-Peso, sur la baie de baie de Guajará, à Belém, au Brésil. La ville fut fondée par les Portugais pour prélever les taxes sur les produits provenant d'Amazonie.
En 2016, Nina Almberg revient au Brésil, cette fois avec un objectif concret : raconter l'histoire des Icamiabas, rassembler les témoignages de celles et ceux qui les ont rencontrées, à travers les récits des anciens, ou qui ressentent dans leur chair leur héritage et leur présence. Pour rejoindre Nhamundà, dans le nord-est du pays, où se cristallise la légendes des femmes guerrières, elle s'envole pour Cayenne, puis traverse en bus l'Etat brésilien d'Amapa, avant d'embarquer sur un bateau pendant 24 heures pour relier Macapa, la capitale de l'Amapa, à Belém. De là, il ne reste plus que 3 ou 4 jours de bateau pour rejoindre Nhamundà, via Santarem, Terra Santa, Oriximina... Des escales qui sont autant d'occasions de glaner des bribes d'informations sur les Icamiabas.
Dans La dernière Amazone, la blogueuse Patricia raconte son histoire de petite fille du Nordeste devenue avorteuse. "Ça m’avait pris sans que je sache très bien pourquoi. J’ai continué parce que je me suis rendu compte que j’aidais vraiment des femmes. Ça a été mon combat." Aujourd'hui, Patricia est militante féministe avec son groupe de batucada (groupe de percussions brésiliennes, ndlr). Une Icamiaba du 21e siècle.
Comme elle, les femmes qui prennent la parole pour apporter leur pièce au puzzle du portrait des Icamiabas sont des personnages forts : Liliana la cavalière ; Cindirela, la prostituée ; Ana, l'étudiante en archéologie ; Carmen, l'enseignante ; Luisa, la baigneuse qui découvre une Muiraquita (nom donné à divers types d'objets anciens d'origine indienne d'Amazonie, sculptés dans la pierre ou le bois, et représentant des animaux ou des personnes, ndlr) dans le sable - et qui, dans la réalité, est un jeune garçon de 13 ans, précise Nina Almberg ; Elza, la photographe, l'urbaine qui cherche l'aventure, "mon alliée, mon alter ego", explique l'autrice. Des hommes, aussi, dessinent les contours de ces fascinantes Icamiabas, comme Felipe, qui les trouve sexy et qui drague les filles en racontant leur histoire ; César, le missionnaire ; Konrad, le géologue ; Britinho, le pêcheur qui se souvient des histoire d'Icamiabas de son père...
Ramona, elle, a voyagé de par le monde et elle écrit un livre sur les Woryanas : "C’est comme ça que j’appelle le peuple de femmes. Il y a tellement de noms pour parler d’elles. J’ai choisi celui-là, mais on peut aussi dire amazones, Icamiabas, Coniupuyaras, Woruisamocos..." Elle explique que, parmi elles, il y avait aussi les femmes du peuple, dénuées d’attributs spéciaux ; il y avait les grandes dames, celles qui détenaient les pouvoirs politiques et religieux, au sommet de la hiérarchie du peuple des femmes. Et puis "il y avait les Moacaras, les guerrières, dont le nom signifie "la personne qui a le droit de casser la tête d’une autre". Elles étaient chargées de maintenir la paix et de régler les conflits, et c’est sans doute contre ces Moacaras que Francisco de Orellana et sa troupe se sont battus en 1542.
Les rituels des Icamabias étaient centrés sur l’usage des Muiraquitãs, ces pierres taillées en forme de grenouille que les Icamiabas tiraient d'un lac sacré. Tout au long du livre, uniques vestiges de leur existence, elles matérialisent la présence lointaine des femmes guerrières d'antan. Pour assurer leur descendance, les Icamiabas organisent des sortes de bacchanales avec des hommes des tribus avoisinantes, une ou deux fois l'an, en avril ou en décembre, pendant un mois ou quelques jours, selon les "témoignages". Alors toutes les Icamiabas qui, neuf mois plus tard, ont une fille envoient au géniteur une Muiraquita en cadeau.
Après des semaines d'immersion dans l'univers des Icamiabas et de leurs héritier.ières, Nina Almberg ne pouvait guère revenir sans sa Muiraquita. Comment a-t-elle vécu cette intronisation dans la lignée des guerrières ? "Isaura, la femme du géologue,m'a donnée une muiraquita et cela m'a beaucoup troublée. A Terra Santa, elle m'a trimbalée partout. On s'observait l'une l'autre et, à un moment, elle m'a demandé si j'aimerais avoir une muiraquita. Je me suis dis alors : "Ca y est, l'histoire me dépasse, je suis prise au piège". En ramenant la muiraquita en Europe, j'ai ressenti la culpabilité et la convoitise, et cela me perturbe. Ma muiraquita est maintenant dans un tiroir et je n'y touche pas. Ecrire ce livre est une façon de la remettre entre les mains des bonnes personnes. Je sens que ce n'est pas à moi de la porter," explique l'autrice aventurière.
De ces rencontres, avec Isaura et bien d'autres encore, Nina Almberg est sortie plus forte. Partir seule dans la forêt lui a donné confiance, en elle et en les autres : "Tu frappes chez des gens et ils t'accueillent, te consacrent des heures," se souvient-elle. Elle reste très touchée par leur façon d'accepter l'altérité : "Ma démarche leur semblait bizarre, mais ils l'acceptaient et ils m'aidaient, même ceux qui ne s'intéressaient pas à mon sujet. Je retournerai là-bas, voir Elza, Gilda, Ramona... Toutes ces femmes qui, comme les icamiabas, font leur vie à elle," assure-t-elle aujourd'hui.
Chaque camp d'orpailleurs dans la forêt est une blessure
Nina Almberg
Selon Ramona, les Icamiabas vivaient dans la vaste zone de forêt qui s'étend au nord de Nhamundá - la partie la plus isolée de la forêt amazonienne, sans aucune route. Un certain flou, toutefois, subsiste quant à leur territoire : "La légende s'est cristallisée à Nhamundá, mais n'est qu'un lieu parmi d'autres, et je suis pas remontée au-delà," explique Nina Almberg, qui n'est pas retournée au Brésil depuis 2017.
La route BR-163 s'étire entre la forêt de Tapajos National Forest et un champ de sojet à Belterra, dans l'Etat de Para, au Brésil. Taillée dans la jungle dans les années 1970, cette route, surnommée la transamazonienne, est la marque de l'homme pour dompter la nature dans le vaste arrière-pays brésilien, aggravant les effets de la déforestation (25 novembre 2019).
En 2019, toutefois, en Guyane française et elle a vu de ses yeux ce que la main de l'homme fait à la forêt : "Je suis inquiète. Pour un regard non habitué, la coupe de la forêt, pour une route, par exemple, produit un effet très violent. Une étendue de forêt primaire ou secondaire présente une unité que les coupes donnent à voir de façon très crue. C'est comme une tranche de forêt, et c'est très brutal à observer. C'est quelque chose qu'en Europe, on ne voit jamais, puisque la main de l'homme est partout. Et lorsque l'on survole la forêt, chaque camp d'orpailleurs est une blessure. On est encore très en retard sur la non-préservation de l'Amazonie".
Nina Almberg
Diplômée d’un master en histoire contemporaine (Sciences Po Paris) et d’un autre en réalisation documentaire (INA, école des Chartes et ENS Cachan), elle travaille comme assistante de recherches puis réalise de nombreux reportages de voyages pour la RTS et une dizaine de documentaires historiques, intimes et politiques pour France culture et Arte radio, dont une série remarquée de fiction radiophonique, Per comme personne (2020).
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— ARTE (@ARTEfr) June 6, 2020