La féministe américaine Gloria Steinem, ou "la mémoire du pire"


Octogénaire glamour, pionnière du mouvement féministe aux Etats-Unis et infatigable militante du droit à l'avortement – entre autres –, Gloria Steinem, à 88 ans, ne lâche rien, car "le rôle des personnes âgées comme moi est d'avoir de l'espoir, parce nous nous souvenons de périodes où c'était pire". Elle était l'invitée du Festival suisse Les Créatives 2022, consacré à la production artistitique et intellectuelle des femmes.
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L'écrivaine et militante politique Gloria Steinem prend la parole lors de la Marche des femmes à Washington, le 21 janvier 2017.
©AP Photo/Jose Luis Magana, File
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En 1980, elle écrivait ceci, dans son essai Si Hitler était vivant, de quel côté serait-il ? : "Sous Hitler, avorter était une trahison : un crime passible d’emprisonnement et de travaux forcés pour les femmes, de la peine de mort pour celles et ceux pratiquant les avortements. C’était un acte individuel dirigé contre l’Etat. A un degré moindre, cette position n’est pas si éloignée de celle des fondamentalistes d’aujourd’hui pour qui les femmes doivent avoir des enfants "pour Jésus et pour l’Eglise", ou de celle de la Cour suprême qui refuse une prise en charge financière de l’avortement aux femmes pauvres en raison de l’intérêt légitime de l’Etat".

Le contrôle du corps des femmes est un symptôme précoce de l’autoritarisme, dénonçait-elle. En juin 2022, Gloria Steinem, journaliste-écrivaine et infatigable militante du droit à l’avortement de la première heure, a vu se produire ce qu’elle redoutait : l'annulation par la Cour suprême de Roe v. Wade, ce fameux arrêt de 1973 qui permettait aux Américaines d’avorter jusqu’à la 23e semaine de grossesse, pour lequel elle a tant lutté.
 

Cinquante ans de jurisprudence  jetés aux oubliettes, ouvrant les vannes à des législations restrictives dans la majorité des 50 Etats américains, jusqu'au spectre de la peine de mort.

Justice reproductive et démocratie

Ma vie sur la route
Ma vie sur la route, mémoire d'une icône féministe, par Gloria Steinem, paru en mars 2020, chez HarperCollins.

A 88 ans, Gloria Steinem est toujours très active. Alors elle limite les sollicitations médiatiques. Elle se livre notamment dans sa biographie, Ma Vie sur la route. Plus que jamais, elle s’érige contre la "nationalisation" des corps des femmes. Pour Gloria Steinem, défendre la justice reproductive, c’est aussi défendre la démocratie.

Elle ne s’étonne pas vraiment de devoir encore livrer ce combat en 2022. "Parce que nous vivons toujours dans un certain degré de patriarcat et que le fait que les femmes aient le pouvoir unique de donner la vie signifie qu’il y aura probablement d’autres tentatives patriarcales pour contrôler leur corps", confiait-elle au média américain NPR. Et de rappeler aussi les progrès accomplis, en matière de contraception et de pilule du lendemain, notamment, "pour s’assurer de ne pas avoir besoin de recourir à l’avortement". Car, insiste-t-elle, "ce n’est pas une expérience agréable. Ce n’est pas une expérience qu’une femme choisirait à moins d’y être obligée".

Une enfance marginale

Fille d’une journaliste et d’un brocanteur juif issu d’une famille d’immigrants allemands et polonais, Gloria Steinem a eu une enfance peu conventionnelle, de nomade. Un père travaillant comme vendeur ambulant, qui avait des huissiers aux trousses. Une mère victime de dépressions nerveuses, souvent internée. Après une vie sur la route, ses parents se séparent quand elle a 10 ans. Elle part vivre avec sa mère, chichement.

Gloria Steinem en quelques dates

1934 Née le 25 mars, à Toledo (Ohio).
1957 Recourt à un avortement clandestin, en Angleterre.
1969 Publie, dans le New York Magazine, After Black Power, Women’s Liberation, qui la propulse comme leader féministe.
1971 Fonde Ms. Magazine, après avoir participé au lancement du National Women’s Political Caucus.
2000 Epouse David Bale, père de l’acteur Christian Bale. Il décédera trois ans plus tard d’un lymphome au cerveau.
2004 Cofonde, avec Jane Fonda et Robin Morgan, le Women’s Media Center, pour promouvoir la visibilité des femmes dans les médias
2013 Reçoit la médaille de la Liberté de Barack Obama.
2019 Parution en français de son autobiographie My Life on the Road (2015).
2022 Invitée d'honneur du festival féministe Les Créatives

Avorter dans les années 1950

Gloria Steinem a elle-même avorté. C’était en 1957, grâce à un médecin britannique, à qui elle dédie d’ailleurs son autobiographie. Le docteur John Sharpe, de Londres, "qui, écrit-elle, une décennie avant que les médecins en Angleterre puissent pratiquer légalement un avortement pour d’autres raisons que la santé de la femme, a pris le risque considérable de recevoir pour un avortement une Américaine de 22 ans en route pour l’Inde". Il lui avait dit : "Vous devez me promettre deux choses. Premièrement, de ne donner mon nom à personne. Deuxièmement, de faire ce que vous voulez de votre vie." Gloria Steinem, "désespérée" à l’idée de devoir se marier avec la "mauvaise personne", avait notamment tenté de mettre fin à sa grossesse en se jetant dans les escaliers. 

A l’époque, les femmes qui avortaient dans l’illégalité le faisaient dans des conditions dangereuses. Parfois au prix de leur vie. C’est ce qu’elle redoute aujourd’hui : un retour à des heures sombres. Des avortements "sauvages". Un "tourisme" des IVG, qui prétériterait les femmes en situation de précarité.

Elle-même remonte à une "prise de parole" sur l'avortement, alors qu'elle avait la trentaine, le moment où elle est passée du journalisme au militantisme – et où elle s'est finalement sentie capable de parler de son propre avortement.

Autopsie du patriarcat

Après le Black power, la libération des femmes et Comment j’ai commencé à écrire.
Les deux premiers textes militants de Gloria Steinem publiés aux Éditions du portrait pour la première fois en langue française en mars 2022.

Après ses études et un séjour de deux ans en Inde, elle se lance dans le journalisme, déterminée à autopsier la société patriarcale, défendre le droit à l’avortement ou dénoncer l’avilissement des femmes dans l’industrie de la pornographie. En 1963, elle se fait engager comme "Bunny" dans un club Playboy, pour raconter les conditions de travail des employées.

Très engagée politiquement, elle s’investit aussi beaucoup dans la défense des minorités raciales, et signe en 1968 un manifeste contre la guerre au Vietnam s’engageant à ne pas payer ses impôts. Elle venait de révéler avoir travaillé pendant six ans à l’Independent Research Service, largement financé par la CIA. Mais c’est en 1969 qu’elle s’impose vraiment dans le mouvement féministe. Son article Après le Black Power, la libération des femmes, publié dans le New York Magazine, fait mouche. 

Infatigable militante

Ms printemps 1972
Ms au printemps 1972

Trois ans plus tard, en décembre 1971, elle cofonde avec Dorothy Pitman Hughes, le magazine féministe Ms. C’est à ce moment-là qu’elle évoque pour la première fois son avortement publiquement. En 1975, le président Carter la nomme, avec 30 autres femmes, pour sillonner les Etats-Unis afin d’organiser la National Women’s Conference de Houston de 1977. Un événement qui la marque.

Elle aurait pu, à son âge, se mettre en retrait, laisser sa place à d’autres militantes. Mais c’est mal la connaître. Le 21 janvier 2017, avec ses grandes lunettes fumées, elle était une des oratrices de la Marche des femmes de Washington, organisée en réaction à l’élection de Donald Trump. 

Avant la décision de la Cour suprême des Etats-Unis d'annuler la jurisprudence Roe vs Wade, elle était encore dans la rue pour défendre le droit à l'avortement.