Fil d'Ariane
Le 7 mars 2017, veille de la Journée internationale des droits des femmes, la statue de bronze est installée en face du fameux Charging Bull de Wall Street. Censée dénoncer le manque de femmes à des postes à responsabilités dans la finance mondiale, la petite fille devient très vite la coqueluche de New York. Mais le sculpteur italo-américain Arturo Di Modica, celui qui a façonné le taureau de bronze après le krach boursier de 1987 pour symboliser la "force et le pouvoir du peuple américain", n’apprécie pas vraiment. Son installation est là depuis 1989, voilà qu’une fillette lui fait de l’ombre et lui vole la vedette !
Pire, aidé de ses avocats, il l’accuse de dénaturer la signification de sa statue – la fillette donne l’impression de défier le taureau qui pèse plus de trois tonnes et de le transformer en symbole négatif – et de violer ses droits d’auteur. Première polémique.
Du haut de son petit 1,27 mètre, la Fearless Girl dérange autant qu'elle passionne. Plusieurs personnalités politiques viennent à sa rescousse. Chelsea Clinton et Jessica Chastain entrent également dans la danse, pour défendre la fillette intrépide.
Please @BilldeBlasio dont bow to pressure. Women have been ignored for too long. #FearlessGirl must stay.
— Jessica Chastain (@jes_chastain) April 12, 2017
https://t.co/cpCENXn5Y8
[S'il vous plaît @BilldeBlasio ne cédez pas à la pression. Les femmes ont été trop longtemps ignorées. #FearlessGirl doit rester.]
Sur les réseaux sociaux, le sujet s’enflamme. Une pétition est lancée pour qu’elle puisse rester en place plus longtemps que prévu. Bingo : le 26 mars 2017, le maire de New York Bill de Blasio annonce qu’elle bénéficie d’un permis d’un an.
Bien plus tard, en décembre 2018, la Fearless Girl est déplacée à quelques centaines de mètres de là, sur Broad Street, face au bâtiment de la bourse. Finalement, le nouvel emplacement n’est-il pas l’endroit idéal pour elle ?
I should be a permanent addition to #WallStreet, #NYC, & the world. #FearlessGirl Sign the petition here: https://t.co/VjSXVyiUnH Thank you. pic.twitter.com/QpZsuHSnaB
— Fearless Girl (@makemepermanent) March 9, 2017
State Street a publiquement rejeté les accusations de discriminations systématiques envers les femmes et les Noirs, mais a accepté de coopérer et payer. Très vite, des questions ont émergé. La Fearless Girl, puissant symbole de la lutte féministe – n’oublions pas qu’elle a fait son apparition quelques mois seulement après la prestation de serment de Donald Trump comme président des Etats-Unis, alors que les femmes descendaient dans la rue avec des pussy hats roses sur la tête pour défendre leurs droits –, ne serait-elle qu’une sorte d'alibi, pour soulager la conscience de son commanditaire ? Empêtré dans ces accusations, State Street a-t-il commandé la statue à dessein, pour sauver sa réputation ? Un blogueur n’hésite pas à parler de "faux féminisme d’entreprise". C’est la deuxième polémique.
Kristen Visbal, la sculptrice américano-urugayenne "mère" de la "fille sans peur", a, au départ, été contactée fin 2016 par l’agence de publicité McCann via une autre société, pour la commande d’une "statue de fillette", à placer face au Charging Bull, pour attirer l’attention sur le plafond de verre concernant les salaires et la promotion des femmes à Wall Street. L’artiste a eu un mois pour s’exécuter. Elle n’aurait appris qu’au moment du moulage que State Street, client de McCann, était derrière la commande.
Vient la troisième polémique, liée à la deuxième. Elle a cette fois lieu entre le commanditaire et l’artiste. Voyant à quel point sa statue fait parler d’elle et fait sensation sur les réseaux sociaux, Kristen Visbal en réalise des reproductions, qu’elle vend dans plusieurs pays, à des prix allant jusqu’à 250 000 dollars pour certaines. Ce qui ne plaît pas à State Street. Un accord entre Visbal et State Street a été signé en mai 2017, peu après l’installation de la statue. Selon les documents, State Street est propriétaire de la "marque" Fearless Girl et Visbal est autorisée à vendre des copies de la statue, mais à certaines conditions.
Une de ses répliques a trouvé sa place à Oslo, en mars 2018, face au Parlement norvégien. En janvier 2019, c’est avec une de ses fillettes intrépides que Kristen Visbal participe à la Marche des femmes, à Los Angeles, pour manifester contre l’administration Trump. Le mois suivant, State Street lance une action en justice contre l’artiste. Motif invoqué : elle ne respecterait pas les termes de l’accord.
Certains acheteurs des répliques décrivent leur acquisition comme des Fearless Girls. C’est le cas du cabinet d’avocats australien Maurice Blackburn, spécialisé dans la justice sociale. Le 26 février, il érige une fillette intrépide en bronze dans le Federation Square de Melbourne. Or le nom est protégé par State Street. Kristen Visbal est par ailleurs accusée d’avoir participé à des événements de promotion de ses reproductions en Australie, en violation de l’accord.
L’accord ? Pour compliquer les choses, il y aurait en fait deux versions différentes, ajoutant à la confusion. Celle que Visbal a en tête et celle avec des amendements de dernière minute rajoutés par des avocats de State Street, que le commanditaire revendique. Et qui lui accorde les droits de propriété intellectuelle sur l’œuvre et la possibilité, si la ville le permet, d’y mettre de la publicité autour. Kristen Visbal n’aurait jamais reçu le moindre exemplaire de cet accord, et s’indigne que ses droits aient été négociés à son insu, précise un proche du dossier.
Pour l’artiste, qui vend toujours des répliques sur son site Internet, la société nuit à sa réputation. Elle porte à son tour plainte. La bataille judiciaire lui fait perdre d’importantes sommes. Et pèse sur son moral. Kristen Visbal confirme au Temps avoir reçu de nombreuses demandes liées à sa statue, notamment de la part d’organisations à but non lucratif, qu’elle approuve si elles permettent de diffuser son message féministe. "Mais malheureusement, la plupart de ces demandes n’ont pas pu être satisfaites à cause d’une clause de co-approbation", commente l’artiste.
Elle précise que l’action en justice arrive à son terme mais qu’elle n’a pas le droit d’en discuter les détails. Contacté, State Street se mure dans un même silence et ne s’exprime pas à propos des reproductions de "sa" Fearless Girl. "Je ne peux pas faire de commentaires étant donné qu’il s’agit d’une affaire juridique en cours", souligne la porte-parole Olivia Offner.
Mais Kristen Visbal l’admet : qu’une figure inanimée puisse susciter autant de réactions et d’émotions, témoignage de la problématique de la disparité entre les sexes, quelque part, l’enchante. Malgré les galères, elle s’estime "ravie" que ce symbole d’égalité ait un tel impact : "C’est l’art à son meilleur, une œuvre qui a le pouvoir d’émouvoir les gens. La Fearless Girl encourage la discussion sur la diversité et la collaboration, et la sensibilisation est le premier pas vers le changement."
Décidément pas aussi innocente qu’elle en a l’air, la fille sans peur ne laisse personne indifférent. Que va désormais en faire la ville de New York qui, depuis le 1er janvier, est dirigée par un nouveau maire, le démocrate Eric Adams ? Initialement, la statue ne devait rester qu’une petite semaine devant le taureau de Wall Street, près de la place de Bowling Green. Voilà cinq ans maintenant qu’elle sévit dans le Financial District de Manhattan.
Men who don’t like women taking up space are exactly why we need the Fearless Girl. https://t.co/D2OZl4ituJ
— Mayor Eric Adams (@NYCMayor) April 12, 2017
[Les hommes qui n'aiment pas que les femmes prennent de la place sont exactement la raison pour laquelle nous avons besoin de la Fearless Girl.]
Dans cette affaire, Todd Fine, doctorant en histoire et activiste très impliqué dans la représentation de l’art public à New York, se range du côté de l’artiste. Il dénonce un coup de marketing trompeur. "Il est évident que State Street voulait lancer sa campagne Fearless Girl parce qu’il était poursuivi par le gouvernement américain pour discrimination salariale envers les femmes et parce qu’il avait peu de femmes dans son propre conseil d’administration. Le procès intenté à l’artiste prouve encore une fois l’intention cynique de défendre et de tirer profit de leur marque, plutôt que d’atteindre les véritables objectifs d’égalité des femmes", commente-t-il, sans concession.
Todd Fine estime que la ville de New York devrait devenir propriétaire de la statue, "pour supprimer le contrôle de l’espace public par les entreprises". Et que la Fearless Girl doit redevenir le symbole de l’égalité hommes-femmes en général. Non pas rattachée aux ambitions d’une entreprise en particulier. C’est bien ce que veut aussi Kristen Visbal.
"La Fearless Girl n’a pas été créée pour une entité spécifique, mais pour nous tous, pour mettre en lumière les problèmes d’égalité au sein de la population active et pour susciter un changement constructif. Elle n’a pas été créée comme une marque. Je me bats dans ce procès pour libérer la Fearless Girl au profit de tous", insiste-t-elle.
Kristen Visbal admet être fatiguée par les polémiques à répétition entourant son œuvre, qui lui ont valu une "grande intrusion" dans sa vie privée. "J’ai très peu créé ces cinq dernières années. Les restrictions légales imposées autour de ma sculpture ont généré des heures interminables de paperasse", déplore-t-elle.
Mais elle continuera à se battre. "Aujourd’hui, non seulement je me bats pour mes propres droits dans mon travail, mais je me bats aussi pour le droit du public à ce que ce travail soit utilisé pour ce qu’il est. Malgré les difficultés, je peux au moins dormir la nuit en sachant que je défends l’intégrité et le but de l’œuvre que j’ai créée." Cette fille en bronze déterminée, les mains sur les hanches, c’est finalement un peu elle aussi.
La Fearless Girl a surpris les New-Yorkais en apparaissant tout d’un coup, le 7 mars 2017, après avoir été discrètement installée entre 4 heures et 6 heures du matin. Et si elle disparaissait un jour de la même manière?
Du côté de State Street, on assure que tout est entrepris pour qu’elle reste toujours bien visible, face à la bourse de New York. "Nous avons installé la statue à la veille de la Journée internationale de la femme de 2017 et, depuis, elle nous rappelle avec audace l’importance de la diversité des genres dans le leadership. Nous continuerons à travailler avec diligence avec la ville de New York et toutes les agences municipales concernées pour nous assurer qu’elle puisse rester là où elle se trouve", glisse Olivia Offner.
Lors de la dernière Journée internationale de la femme, en mars 2021, State Street a exposé des morceaux de verre à côté d’elle, un "plafond de verre brisé" pour "symboliser les progrès que les femmes accomplissent chaque jour", alors même que la pandémie de Covid-19 les a affectées de manière disproportionnée. Son CEO Cyrus Taraporevala en a profité pour rappeler que 862 entreprises sur les 1486 identifiées comme ayant des conseils d’administration exclusivement masculins avaient répondu à leur appel en ajoutant au moins une femme à leur conseil d’administration.
Finalement, relevait récemment Christopher Marte, un membre du Conseil municipal de la ville de New York, la Fearless Girl "représente pour de nombreuses jeunes filles ce que la statue de la Liberté symbolisait pour les immigrants". "Nous devons nous assurer que cette statue reste ici, et pas seulement temporairement, pour les trois prochaines années, mais de façon permanente", a-t-il ajouté, en décembre dernier, aux côtés de l’artiste et de la statue de bronze.
Qu’on se le dise : la Fearless Girl n’a pas dit son dernier mot.