Trente ans après le conflit territorial des îles Malouines (2 avril-14 juin 1983) dans l’Atlantique sud, entre l’Argentine et le Royaume Uni : Monica, Carolina et Marta ont décidé de raconter leur vie après la guerre en tant que femmes d’ex-soldats brisés. Malgré les souffrances et les épreuves endurées, ces femmes tentent de faire oublier à leurs maris le bruit des balles qui résonnent encore dans leur tête.
Dans une maison proche de la ville de Resistencia capitale de la province argentine du Chaco (nord-est de l’Argentine) des vétérans de la guerre des Malouines festoient autour d’un asado (grillade) bien arrosé. En bout de table, les anciens combattants dont certains sont habillés en uniforme kaki parlent entre eux de la guerre. Ils discutent bruyamment des nuits passées sur l’île, quand ils étaient encore des gamins, réfugiés dans des trous remplis d’eau de mer glacée pendant que les anglais les bombardaient. 649 d’entre eux ont perdu la vie lors de cette guerre. A l’autre bout de la table, plus calmes et surtout plus sobres, les femmes des vétérans parlent entre elles de leurs maris. Où il en est ? A-t-il encore des cauchemars ? Est-ce que le traitement fonctionne ? Les sempiternelles questions qui résument les conversations quasi-quotidiennes de celles qui, malgré elles, sont devenues bien plus que des ferventes épouses pour leurs maris ; mais des mères qui les protègent comme des enfants. Des « enfants » qui autour de cette table vivent encore dans la guerre. Les verres de vins continuent à s’entrechoquer dans ce living orné de fanions, drapeaux, et tableaux à la gloire des îles Malouines que l’Argentine continue à réclamer devant l’ONU. Le déjeuner est sur le point de se terminer et les femmes commencent à débarrasser la table. Au fil des conversations animées, quelques souvenirs de guerre se sont ajoutés : un obus anglais, une balle dorée anti-aérienne et un couteau népalais (appartenant aux combattants du Népal qui ont servi le Royaume Uni pendant la guerre). Parmi ces femmes une seule d’entre-elles désire raconter sa vie en tant que femme de vétéran de guerre. Mais pour cela, il faut s’éloigner du salon en catimini pour que Alcide, son conjoint, ne puisse pas l’écouter. Marta Bastiani est un petit bout de femme blonde décolorée d’une cinquantaine d’années dont la sensibilité est à fleur de peau. Cela fait 27 ans qu’elle vit avec Alcide et qu’elle endure les effets pervers de l’après-guerre. Il n’avait pas plus de 19 ans quand il est parti à la guerre et quand il a été fait prisonnier.
" J’étais affolée mais je l’aimais " « Les premières années après la guerre ont été très difficiles pour mon conjoint, raconte Marta assise les bras grands ouverts dans un fauteuil au motif fleuri des années 60. Il a du être hospitalisé dans un centre psychiatrique où je devais le laver et lui donner à manger tous les jours. Il souffre continuellement de cauchemars, surtout quand il y a de l’orage, et en pleine nuit il avait l’habitude de faire la garde dans notre maison en bottes et uniforme avec un fusil dans les mains. J’étais affolée, mais je l’aimais. » L’émotion et la douleur de Marta sont à leurs paroxysmes et les larmes coulent. Plus que l’Amour c’est avant tout un sentiment de responsabilité qui l’unit à son compagnon. « Il y a à peine quelques mois je l’ai mis à la porte de la maison car il refusait de « changer » et de suivre un traitement contre sa dépendance à l’alcool. Je l’ai retrouvé deux jours plus tard soûl allongé sur le trottoir. Il était torse nu, sale et sans chaussures. Et c’est à ce moment précis qu’il m’a demandé de l’accompagner voir un psychologue. Moi aussi j’ai besoin d’aide car je suis devenue sa prisonnière. Si je le laisse il va continuer à se détruire. Je crois sincèrement que la vie des femmes de vétérans est très difficile. Nous avons besoin ici au Chaco de médecins spécialisés dans les traumatismes d’après-guerre pour les ex-soldats et pour leurs compagnes.» La plupart des vétérans, comme Alcide le mari de Marta, sont conscients des souffrances qu’ils causent à leurs familles : « Ce n’est pas facile pour une femme de supporter un ancien combattant tous les jours. Mais j’avoue avoir besoin d’elle. Sans Marta je ne serais pas là devant toi aujourd’hui » dit Alcide avec émotion et le regard perdu.
Afin de répondre à la détresse des femmes d’ex-soldats qui dure depuis la fin de la guerre la présidente de l’Argentine Cristina Fernández de Kirchner a inauguré en mars 2012 le premier Centre de Santé Intégrale pour les vétérans et leur famille dans la capitale du pays. Mais comme le dit le fameux adage « Dios esta en todas partes pero atiende en Buenos Aires » (Dieu est partout mais il s’occupe de vous à Buenos Aires) il reste à faire de même pour le suivi psychologique de ceux qui vivent isolés dans cet immense pays. Un isolement qui entraine beaucoup d’ex-soldats et leurs familles dans de graves dépressions. On dénombre jusqu’à aujourd’hui plus de 500 suicides de vétérans. Dans le Centre de Santé Intégrale « Vétérans des Malouines » « Avant que mon mari ne parte à la guerre c’était un homme, dit Monica Avila, âgée de 48 ans, dans le salon spartiate en bois jaune du Centre de Santé Intégrale. Quand il est revenu ce n’était plus que la dépouille d’un homme. » Monica est tombée amoureuse de Mario quand elle avait 15 ans .Il travaillait dans la pharmacie de son quartier. De retour chez lui après avoir combattu et survécu sur le fameux mont des Deux Sœurs des îles Malouines, il lui a téléphoné pour lui dire qu’il était là. « Je me souviens avoir couru à toute allure en retroussant ma jupe pour aller le voir. Quand j’ai ouvert la porte je l’ai vu debout figé dans la cuisine. Il était sale et il ne parlait pas. Son regard avait changé ce n’était plus le même. J’ai senti que l’on allait devoir reconstruire notre amour. Pendant plus de trois mois, il n’a pas prononcé un mot et j’ai du le menacer de le quitter s’il continuait à refuser de parler. Et c’est à partir de cette dispute qu’il a décidé d’apprendre à vivre après la guerre ». Une vie après la guerre douloureuse qui en général se caractérise par les mêmes symptômes pour les ex-soldats : alcoolisme, dépendance à la drogue, dépressions et cauchemars. Des cauchemars que Monica a partagés pendant des années en accompagnant son mari Mario jusque dans ses mauvais rêves. Trempé de sueur, criant jusqu’à la mort, se levant brusquement pour s’échapper en courant à demi-réveillé, Monica devait le serrer dans ses bras pour le calmer et le réconforter en prenant garde de ne pas prendre de coups. Et le lendemain en buvant du maté au calme, quand elle lui demandait à quoi il avait rêvé il refusait de lui raconter. « Ce sont les questions incessantes de nos trois enfants sur la guerre qui lui ont permis de se libérer et de se confier » dit Monica en touchant de l’index un médaillon autour de son cou, représentant les îles Malouines.
Eh bonhomme réveille-toi ! Pour Carolina Beux l’autre femme de vétéran, la vie post-guerre des Malouines n’a pas été de tout repos mais relativement plus calme que la plupart des autres épouses. « J ‘ai connu Patricio après la guerre et comme la plupart des autres soldats il a mis plus de dix ans avant de parler des Malouines. J’ai du demander à sa mère l’autorisation de lire les lettres qu’ils s’écrivaient pendant le conflit pour savoir ce qui lui était arrivé. Cette guerre a accentué le caractère timide et renfermé de quelqu’un qui refuse de s’ouvrir aux autres. Quand son père est mort il n’a pas pleuré et n’a laissé paraître aucun sentiment. J’ai du lui dire violemment pour qu’il réagisse : Eh bonhomme réveille-toi ton père est mort ! Mais en vain, il ne s’est rien passé. La seule fois où il a pleuré en ma présence c’est quand il a vu notre enfant déguisé en amande pendant la fête de fin d’année de son école. C’est tout. Les seules personnes avec lesquelles il accepte de s’ouvrir sur la guerre, ce sont les autres vétérans de son régiment. Patricio participe avec eux à toutes les réunions, barbecues et voyages. En 2007, il est retourné avec ses camarades sur les îles Malouines pour la commémoration des 25 ans de la guerre. Il est revenu avec de la terre et des cailloux, qui se trouvaient à côté du rocher où il dormait. Par chance, il n’est pas obnubilé par la guerre comme peuvent l’être les autres. Mais en tant que femme de vétéran mon rôle est d’être attentive à ses besoins et quand il y a un défilé militaire, moi et les enfants, nous laissons tout pour l’accompagner. Nous sommes totalement « Malvanisés » (De Malvinas en espagnol pour Malouines) mais nous ne sommes pas fanatisés. Aujourd’hui je vais au centre de Santé Intégrale pour écouter et voir comment je peux réussir à convaincre mon mari de suivre une thérapie. Mais il ne veut pas remuer le passé. » Le psychologue de la guerre des Malouines Pour le docteur Bourdieu, psychiatre, directeur médical du Centre de Santé Intégrale, les femmes remplissent un rôle crucial pour leurs époux. « La plupart des vétérans, pendant la guerre, n’avaient pas plus de 18 ans. Trente ans plus tard, suite aux traumatismes, ils se comportent encore comme des jeunes de cet âge. Leurs femmes sont comme des mères et le risque pour elles réside dans l’évolution de leurs maris. Quand les choses changent, elles perdent cette responsabilité et se sentent ensuite délaissées » explique le docteur Bourdieu dans son bureau où se côtoient les photographies du Pape Benoit XVI et son portrait en uniforme de soldat pendant la guerre des Malouines. Elles n’en sont pas toutes conscientes mais au fil des années et des épreuves ces femmes ont vécu la guerre à leur façon. Elles n’ont jamais foulé les terres humides des îles Malouines, avec la peur au ventre de tomber sous les balles anglaises, mais en épousant des ex-soldats leur vie est devenue une bataille. Et c’est avec les armes dont elles disposent : sensibilité, amour, respect et persévérance que Monica, Carolina et Marta ont réussi à apaiser les douleurs enfouies de leurs conjoints. Simplement en mettant une fleur dans leur fusil.