En ce vendredi d'août 2018, les discussions sont toutes aussi chaleureuses que la météo parisienne. Beaucoup d'hommes autour de la longue table rectangulaire de l'ambassade d'Arménie en France, mais ce sont deux femmes qui mènent la danse. La diplomate Hasmik Tolmajian a organisé la réception d'Anna Hakobyan, première dame arménienne, compagne du chef de gouvernement Nikol Pachinian, en compagnie de membres du "Conseil de coordination des Arméniens de France", heureux de rencontrer cette personnalité hors normes. Le plus simplement du monde, on parle français, on parle arménien, mais on parle surtout amitié entre deux peuples. Une amitié si séculaire qu'elle a abouti à la désignation de l'Arménie comme pays hôte du sommet de la Francophonie les 11 et 12 octobre 2018. Un choix qui a de quoi surprendre, puisque le français reste peu usité en Arménie. Même si les choses évoluent, à l'image du parcours de l'ambassadrice, en poste depuis cet été.
Hasmik Tolmajian, native d'Erevan (capitale de l'Arménie) a appris très tôt la langue de Molière. Aujourd'hui, le débit de sa voix est fluide et son accent à peine perceptible : « Je suis allée dès le primaire à l'une des deux écoles spécialisées dans l'enseignement de la langue française, à l'époque soviétique, explique-t-elle. C'était le hasard, mais il a bien fait les choses : aujourd'hui, le Français occupe une place primordiale dans ma vie. » Très vite, elle se spécialise dans les relations internationales : « J'ai fait mes études au début des années 90, alors que l'Arménie devenait indépendante. C'était une période romantique, durant laquelle on s'imaginait que le pays allait avoir des diplomates partout ! ».
Il y a quelques années, l'Arménie n'avait qu'une femme ambassadrice. Aujourd'hui, nous sommes cinq. Ca va dans le bon sens !
Hasmik Tolmajian, ambassadrice d'Arménie en France
Après avoir été le bras droit de Charles Aznavour à l'ambassade d'Arménie en Suisse - le chanteur décédé le 1er octobre 2018 quelques jours avant le concert qu'il devait donner à Erevan à l'occasion du sommet, fut nommé ambassadeur d'Arménie en Suisse en 2009 -, elle est envoyée à sa grande surprise à Paris : « Quand on m'a contactée, j'ai fait part de mes doutes à mes autorités pour être sûre qu'elles aient fait le bon choix. J'espère être à la hauteur de mes prédécesseurs, moi qui suis une femme et qui ait moins d'expérience, lâche la modeste quarantenaire. Il y a quelques années, l'Arménie n'avait qu'une femme ambassadrice. Aujourd'hui, nous sommes cinq. Ca va dans le bon sens ! ».
Les Arméniens, ce sont des artisans du vivre ensemble : c'est dans leur culture d'être des passeurs, de partager, d'échanger.
Valérie Toranian, directrice de la Revue des Deux Mondes
Très positif aussi, selon elle, le fait que l'Arménie ait été choisie comme point d'orgue de la culture française pour ce Sommet de la Francophonie, qui aura pour thème le « Vivre ensemble dans la solidarité, le partage des valeurs humanistes et le respect de la diversité ». Un thème qui convient particulièrement à ce pays du Caucase : « Les Arméniens, ce sont des artisans du vivre ensemble : c'est dans leur culture d'être des passeurs, de partager, d'échanger. A force d'être persécutés, ils ont développé de manière positive leur talent. C'est un peuple qui a toujours été doué pour le vivre ensemble, enfin, quand on le laissait vivre… », nous confie Valérie Toranian, directrice de la Revue des Deux Mondes, et auteure de l'ouvrage "L'Etrangère", qui retrace la destinée de sa grand-mère arménienne.
Ce message et ces principes de tolérance ont trouvé un regain de vigueur dans le pays, à la faveur de la Révolution de velours qui a secoué l'Arménie en mai 2018. Le libéral et "marcheur" Nikol Pachinian a réussi à pousser vers la sortie Serge Sarkissian, qui tentait de s'accrocher au pouvoir malgré une Constitution qui l'en empêchait.
Si le style décontracté du nouveau chef de gouvernement contraste avec celui de son prédécesseur, c'est tout autant le cas pour sa femme, Anna Hakobyan.
Elle qui a tenu à garder son "nom de jeune-fille" (ils ne sont mariés ni civilement, ni religieusement et sont parents de quatre enfants) ne se contente pas de son statut de première dame et mère de famille : dynamique, elle dirige le journal Haygagan Jamanak, et vient de lancer sa fondation, My Step (du nom de l'alliance politique de son mari, un hasard troublant), dans l'idée de développer le vivre ensemble grâce au pouvoir de la gent féminine.
Est-ce que le fait d’être une mère a une origine ethnique, une nationalité ou une religion ?
Anna Hakobyan, journaliste et "première dame" d'Arménie
Par son initiative baptisée « Les femmes au nom de la paix », elle espère régler le conflit larvé dans la région de l'Artsakh qui oppose depuis plus de vingt ans l'Arménie et l'Azerbaïdjan. « Est-ce que le fait d’être une mère a une origine ethnique, une nationalité ou une religion ? », a-t-elle questionné lors d'une conférence le 16 septembre 2018. « Je ne pense pas », a t-elle répondu, exhortant les Azerbaïdjanaises à se joindre à elle pour qu'ensemble elles empêchent leurs fils de mourir au combat. « Si cela se produit, si nos rangs se multiplient, nous transmettrons un jour notre message aux hommes qui émettent des ordres et lancent les guerres ». Ajoutant : « Il faut que les femmes qui occupent des postes importants et qui jouissent d'une certaine notoriété dans des domaines variés unissent leur voix ». Un appel rejoint par les mères d’une cinquantaine de militaires tués au combat au cours du conflit du Haut-Karabagh, notamment lors des affrontements d’avril 2016.
Et Anna Hakobyan compte profiter du Sommet de la Francophonie, qui a lieu une fois tous les deux ans, pour faire entendre ce message. Car pas moins de 30 chefs d'Etat et de gouvernement sont attendus, une grande première pour ce petit pays du Caucase et pour un ex-pays soviétique. Le président français Emmanuel Macron sera présent, ainsi que Leïla Slimani, son ambassadrice personnelle de la Francophonie, elle qui aime entonner la douce chanson de l’importance du « parler français ». Comme ce fut le cas fin août à l’Alliance française en Arménie, avec l'événement du « libre ensemble », co-animée par Fatima Aouidat qui explique : « Le but de ce type d’activités que nous déclinons dans de nombreux pays est de réunir des jeunes francophones et apprenants, afin de les faire réfléchir sur les valeurs portées par la Francophonie, le respect de l’autre, la liberté et la solidarité ».
Réfléchir ensemble, tel est le but du Sommet, mais aussi élire le président de l'Organisation internationale de la Francophonie. Ou plutôt la présidente. Car sauf événement inattendu, ce sera forcément une femme. La Canadienne Michaëlle Jean est candidate à sa propre succession, mais c'est la Rwandaise Louise Mushikiwabo qui part favorite. Elle a notamment reçu le soutien d'Emmanuel Macron, désireux de voir la direction revenir pour la première fois à une représentante du continent africain.
Le 4 octobre 2018, dans la Cour des Invalides à Paris Anna Hakobyan et Hasmik Tolmajian étaient au premier rang lors de l'hommage national rendu à Charles Aznavour décédé le 1er octobre. Le chanteur d'origine arménienne devait donner un grand concert lors du sommet de la Francophonie à Erevan