Comment trouver et prendre sa place quand on est femme, comédienne, et noire ? Nounou en boubou coloré, prostituée ultra-maquillée aux rondeurs exhibées ou femme de ménage à l'accent africain ... Comment sortir de ces rôles clichés que le cinéma lui assigne ? Autant de questions que soulève la comédienne franco-ivoirienne Sabine Pakora dans son spectacle La Freak, Journal d'une femme vaudou. Entretien.
Noire sur fond noir, Sabine Pakora illumine la scène et sous bien des facettes. Un ton, une présence, une force et surtout un propos. Il dérange, il secoue, il prête à rire ou plûtot à grincer des dents. En une heure et demi, seule en scène, la comédienne dissèque les mécanismes de stigmatisation des femmes noires, en particulier des comédiennes, qui aspirent à la lumière, et que le monde du cinéma a longtemps contraintes à rester dans l'ombre.
Comme une envie de lumière
Sabine Pakora est arrivée en France à l'âge de quatre ans. Elle est membre d'une fratrie de 6 frères et soeurs. Son père a fait fortune dans le cacao. C'est avec ce statut privilégié, qu'elle fréquente les écoles privées. Puis, arrive la chute, les prix du bois et du cacao dégringolent : son père fait faillite et abandonne le foyer familial. La famille, livrée à elle-même, doit faire face à de douloureuses difficultés financières. Sabine est prise en charge par l'aide sociale et placée dans des foyers, puis une famille d'accueil.
"Cette vie en montagne russe ne m’a jamais empêché de croire en mes rêves, malgré une histoire personnelle chaotique qui m’a projeté dans un combat permanent dès mon plus jeune âge", se souvient-elle.
Noire n'est pas mon métier
Petite, elle s'amuse à faire des sketches devant la glace à longueur de temps. Son rêve de lumière ne la quitte pas, elle veut être et sera comédienne. Au collège, des élèves montent une pièce anglais, tirée d'une nouvelle d'Oscar Wilde, "Le fantôme de Canterville". Mais lors de la distribution des rôles, on lui propose de jouer la gouvernante. Soutenue par ses amis, elle refuse et se rebelle. Le surveillant général lui répondra qu'elle ne pouvait que jouer la gouvernante.
Après un bac Théâtre, elle suit une formation au conservatoire d’art dramatique de Montpellier puis à l’école supérieure d’art dramatique de Paris. Parallèlement à son parcours de comédienne, elle poursuit des études universitaires en anthropologie, en sociologie et en coopération artistique et internationale. En 2018, elle crée le Collectif Diasporact avec 15 autres actrices noires qui mettent en lumière les stigmatisations auxquelles elles sont confrontées dans le métier du cinéma et du spectacle dans le livre
Noire n’est pas mon métier.
"La super Mama"
Pour mieux incarner "La Freak", littéralement la monstre, elle imagine la figure d’un alter égo, une figure de Mama fétichisée, à la fois comme une poupée "vaudou" à échelle humaine créée à partir du moulage de son propre corps.
Accompagnée sur scène de ses deux "Super Mamas" réalisées par le sculpteur Daniel Cendron, la comédienne entame un dialogue et interagit avec le public, histoire d'inciter le spectateur à questionner son propre regard.
Expérimenter l'exil c'est devenir quelqu'un d'autre,
confiait dans un entretien sur TV5monde en 2018, celle qui se définit comme française d'origine africaine, plutôt même comme une Afroeuropéenne, tout en gardant des liens affectifs, douloureux compliqués avec son pays natal.
Entretien.Terriennes : Pourquoi avoir choisi de baptiser ce spectacle "Freak" ? Sabine Pakora : La "Freak" c'est une reconnection avec la problématique des zoos humains. Dans le regard la société française, je ressens à mon encontre de l'altérité, de la différence, que ce soit dans des espaces publics, ou dans le cadre de mon métier au cinéma sur les plateaux et au théâtre. Je questionne le fait d'être une femme noire, ou en effet dans le regard de mes interlocuteurs blancs, on ne va focaliser que sur mon apparence physique. On ne va me proposer que des rôles de parias, de miséreux, de gens exotiques. Je joue sur l'homonymie "la freak - le monstre" et l'Afrique car les deux mots se confondent avec l'avènement du spectacle sur la représentation des femmes noires sur les plateaux et au cinéma.
Est-ce que vous en avez eu conscience tout de suite, et en avez-vous souffert ?
Je n'en ai pas eu conscience tout de suite, parce que quand on commence le métier de comédienne, on cherche du travail et on est tellement content au départ d'avoir des opportunités qu'on ne se rend pas compte de ce qui se cache derrière ces opportunités. Mais ça a commencé à être récurrent. On te demande de "tchiper", de prendre l'accent africain, tout le temps, tout le temps ! On te demande même d'avoir accès à ton placard, parce qu'on imagine que tu dois avoir dans tes armoires des vêtements colorés etc...
Tout ça a commencé à beaucoup me questionner car moi je me définis comme une jeune femme française comme les autres. Moi je me projetais dans une garde robe qui ressemble à celle de toutes les autres femmes françaises. Et on te met systématiquement un boubou. Alors moi je n'ai rien contre les boubous, je trouve ça très beau, mais culturellement ça raconte une certaine histoire en fait ... Et moi dans mon quotidien, je n'en mets pas. Et puis, on te propose toujours les mêmes profils, socio économiques, qui ne ressemblaient pas du tout à mon quotidien. Cela a a commencé à me heurter et me blesser beaucoup.
Il y avait là quelque chose qui me dépassait et qui me ramenait à un rire que je qualifie de colonial.
Sabine Pakora
Je n'osais pas trop non plus inviter des amis à mes avant-premières. Car c'est ça la problématique quant on prête notre visage dans le cadre d'un contrat, on ne sait pas vraiment ce qu'on va en faire. J'étais assez choquée devant la réaction du public en les voyant rire à gorge déployée. Est-ce qu'ils rient parce que je suis une très bonne comédienne ? Ou parce que le personnage leur rappelle quelque chose ? C'est un peu comme le personnage de Guignol, les gens rient avant même qu'il n'apparaisse sur scène. Il y avait là quelque chose qui me dépassait et qui me ramenait à un rire que je qualifie de colonial, comme dans le "blackface', tu roules des yeux, tu tchipes et ça fait rire tout un public dans un entre-soi blanc. Je le prenais avec beaucoup de violence, en pleine figure, lors de la projection des films. Il y avait quelque chose qui a commencé à s'ébrêcher avec beaucoup de malaise et de questionnement.
À qui la faute ? Qui sont les responsables ? Les réalisateurs, l'héritage colonial ? C'est une réalité. Dans le monde de l'image, du cinéma, comme dans la publicité, la mode, on y recycle sans cesse des caractéristiques à ton insu : la blonde, la sorcière, la noire, et tout cela pour vendre un produit. La société peut faire évoluer les images à l'envi, on n'est pas bloqué, mais bizarrement concernant les personnes issues des minorités, les histoires nous réduisent à l'esclavage et à la colonisation, comme si notre histoire se réduisait à ça. Du coup je me dis, à qui la responsabilité ? Il n'y a pas un moment en fait dans toute cette chaine de production où une personne va réagir en se disant qu'il y a un problème ?
Comment faire changer ça ? Par les réseaux sociaux, la société qui s'y exprime impose à l'industrie du cinéma de changer parce qu'elle est rétrograde et cela vient à travers tous les mouvements qui commencent à émerger un peu partout. La société demande au monde du cinéma de se questionner sur ses modes de représentation, sur ce qui est mis en oeuvre dans les relations entre les classes sociales, de genre etc. Il y a par exemple le
test de Bechdel, sur la présence féminine et sa représentation au cinéma, mais on peut aussi citer le
test de Malonga, qui est une sociologue et qui interroge sur la problématique raciste au cinéma. Le changement vient de la société, des réseaux sociaux, des femmes, de forces de la rue qui échappent à la sphère du pouvoir.
Extrait de "La Freak" : la fée libellule.
"Moi j’ai commencé par faire des goûters d’anniversaire pour enfants chez des particuliers. Tous les mercredis, tous les samedis et tous les dimanches, j’écume toutes les villes d’Ile de France. Je m’introduis dans tout type de foyer de Paris et de sa banlieue. Je vais chez des aristos, des bourgeois, des animatrices télés, chez des célébrités, je vais chez des familles de classe moyenne, des familles populaires, dans des comités d’entreprises, dans des bar- mitsva, des hôtels - restaurants de luxe.
(...)
Il m’arrive de me déguiser en fée quelquefois, je ris dans ma tête quand les parents me voient arriver. Parce qu’une fée, elle est forcément blonde, aux yeux bleus, aux cheveux longs, à la silhouette gracile, élancée, à la taille de guêpe et moi je me tiens justement aux antipodes de tous ces standards et ces canons de beauté à l’occidentale. J’en suis la parfaite antithèse. Donc quand le samedi après-midi, je sonne à la porte, les parents sont pris de stupéfaction, de sidération." Un blockbuster comme The Women King, ça peut faire changer les choses ?Oui et non. L'image en elle-même a le pouvoir de faire bouger les choses, on se dit que c'est possible. C'est déjà le début du changement dans notre inconscient. En voyant aussi d'autres femmes dans d'autres métiers, cascadeuses, etc. Pour les petites filles, ça leur donne la capacité de se projeter. Le cinéma a un gigantesque pouvoir. Et puis ce sont les mêmes blockbusters qui passent en Afrique, partout dans le monde. Des films comme celui de Viola Davis, ça peut être un appel d'air pour formater différemment les inconscients.
Il y a aussi Joséphine Baker entrée au Panthéon. Mais voilà, une fois qu'on a cité ces deux femmes, il n'y a plus personne !
Sabine Pakora
Il y a eu des femmes inspirantes pour vous ?Oui, il y en a beaucoup et encore plus aujourd'hui parce qu'elles agissent sur la société et les rapports de pouvoir. Pour ce qui est de l'invisibilité des femmes, je citerai l'effet Matilda. Moi aussi, par rapport à mon parcours d'artiste et ce que je questionne dans mon travail, j'ai eu besoin de voir quelles étaient les autres artistes noires et voir ce qu'elles faisaient. Et je me rends compte que beaucoup ont été effacées. Il y a bien sûr pour commencer l'histoire de la Vénus noire, toujours racontée par des hommes blancs. Il y a aussi Joséphine Baker au Panthéon. Mais voilà, une fois qu'on a cité ces deux femmes, il n'y a plus personne !
J'aimerais citer des Toto Bissainthe, Sarah Madolrore, Jenny Alpha,
Euzhan Palcy, réalisatrice de
Rue Cases Nègres, c'est encore plus compliqué pour les femmes noires que pour les femmes blanches, car elles sont encore plus invisibilisées. Reciter tous ces noms là les remettre dans la lumière ! J'ai besoin de m'entourer de gens qui ont pu experimenter les difficultés que je rencontre. Ces femmes-là, elles sont aujourd'hui dans mon quotidien comme des lumières. Il y a aussi
Ann Pratt, qui n'est pas une femme noire, et qui fait un travail remarquable sur le travail des industries culturelles, sur les rapports de domination homme-femme, de race.
La fée libellule, celle que vous incarnez aux goûters-anniversaire, si elle avait une baguette magique, que ferait-elle ?Je ne sais pas si mon rêve aujourd'hui est d'être comédienne, c'est plus de faire des spectacles, les réaliser, mettre en relation, poser des questionnements, permettre des rencontres qui ne se font pas dans le quotidien, provoquer des partages, des connexions...