Azza Abo Rebieh, une artiste syrienne exilée au Liban, raconte dans des gravures en noir et blanc plusieurs mois de détention dans les geôles du régime syrien. Un témoignage unique. Rencontre à Beyrouth.
Un jour de septembre 2015, Azza Abo Rebieh reçoit un appel de l’une de ses amies activistes. Sa voix tremble, n’a pas son assurance habituelle. La jeune femme de 35 ans a un mauvais pressentiment, mais décide de se rendre au rendez-vous, dans un café, à Damas. A peine a-t-elle poussé la porte d’entrée, que de grosses mains la saisissent par-derrière. Les
moukhabarats (services de renseignements syriens) l’ont attiré dans un guet-apens. Elle est emmenée à quelques kilomètres de là, dans la sinistre branche 215 de la Sécurité militaire, la "branche de la mort", dans le quartier de Kfar Sousseh.
Dans cet ancien bâtiment d’une compagnie d’électricité, on torture et on exécute jour et nuit.
"J’ai été jetée dans une cellule de 9 m² avec quinze femmes pendant 70 jours. Beaucoup étaient très pauvres et illettrées", se souvient Azza. Les quinze premiers jours, elle est déshabillée pour être fouillée, puis battue pendant les interrogatoires. On l’accuse d’être une
"terroriste". Une
"terroriste" qui a commis pour seul crime de réaliser des dessins, des gravures et des graffitis hostiles au régime syrien.
L’art au service de la révolution
Depuis mars 2011, Azza a pris le parti de la révolte syrienne. Avant les premières manifestations, elle menait pourtant une vie sans histoire. En 2002, la jeune femme sort diplômée de la faculté des Beaux-arts de l’Université de Damas. Ensuite, elle travaille beaucoup avec des enfants, en tant qu’illustratrice dans une société d’animation, puis comme free-lance pour le ministère syrien de la Culture.
"Je me suis toujours dit que le système de corruption et privilèges accordés aux partisans du Baath ne pouvait pas durer, mais je n’étais pas spécialement engagée". Après
l’étincelle de Deraa qui enflamme la Syrie, elle décide de participer aux premières protestations éclair à Damas, tout en continuant à travailler dans son atelier. En 2011, le British museum acquiert l’une de ses gravures en noir et blanc. Elle dit tout sur l’humiliation des manifestants par le régime syrien : un homme s’agenouille à terre pour embrasser la botte d’un soldat. La gravure passe discrètement par Beyrouth avant d’atterrir à Londres.
Fin 2012, Azza goûte pour la première fois à la prison pendant huit heures à la suite d’une manifestation à Midane, un quartier de Damas où ont lieu de gros rassemblements. Les militaires lui ordonnent de revenir le lendemain, mais elle ne se présente pas, et préfère quitter son appartement. Elle commence à vivre clandestinement, et à faire des allers-retours avec Homs la rebelle, où elle va graffer les murs de la "capitale de la révolution".
Jouer aux marionnettes a permis aux enfants de libérer leur parole. A ce moment-là, je faisais moins de gravures, je voulais surtout être utile de manière concrète.
Azza Abo Rebieh
Peu avant que la ville ne soit soumise à un siège féroce, en 2012, elle prend la direction de Douma, une autre ville contrôlée par l’opposition armée dans la banlieue de Damas. Elle fabrique des pantins dans une école souterraine où sont scolarisés une vingtaine d’enfants.
"Jouer aux marionnettes a permis aux enfants de libérer leur parole. A ce moment-là, je faisais moins de gravures, je voulais surtout être utile de manière concrète", raconte l’artiste. Puis à nouveau, Douma est encerclée par le régime, et elle doit quitter la Ghouta orientale pour revenir dans le centre de Damas.
En prison, ils m'ont cassée, ils m'ont fait ressentir que je n'étais qu'un insecte.
Azza Abo Rebieh
En mai 2014, les derniers rebelles de Homs, défaits, quittent la ville. Un tremblement de terre, la révolution qui commence à creuser sa tombe. Azza ne dort pas pendant 48 heures : elle réalise une gravure à la Goya peuplée de fantômes, où d’énormes chauve-souris saisissent de leurs griffes l'un des sinistres bus verts du régime syrien qui sert à évacuer les "terroristes" de la troisième ville de Syrie. Homs, en arrière-plan, n’est plus qu’une ruine grise sans vie. La même année, le British Museum achète deux autres de ses gravures, et les expose avec d’autres œuvres d’artistes syriens. Une publicité qui hérisse le régime, qui a déjà la jeune femme dans le viseur.
Le dessin comme pouvoir secret
Dans l’enfer de la branche 215, Azza perd dix kilos. Elle disparaît des radars, ses proches n’ont plus aucune nouvelle. Des poux grignotent les cheveux des détenues, des cafards se baladent sur les murs, les toilettes ne sont qu’un tas d’excréments, la lumière est allumée 24h/24, il n’y a pas de place pour s’allonger. Azza est doublement privée d’oxygène : on lui refuse un crayon et un papier. Pour ne pas perdre la tête, elle fait connaissance avec les femmes, et se sert des fils des fines couvertures de sa cellule pour confectionner des marionnettes. "
Une petite fille et un petit garçon, avec lesquels nous inventions des histoires".
Elles n'avaient pas de miroir et elles m'ont dit : dessine-moi, je veux me voir jeune et belle.
Azza Abo Rebieh
Son amie activiste, emprisonnée avec elle, est un soutien quotidien. Au bout d’un mois et demi, Azza Abo Rebieh est transférée dans la prison centrale d’Adra, dans de "meilleures" conditions de détention. Cette fois, elle rejoint une trentaine de femmes dans une pièce de 28 m² ; il existe même des lits. La détenue peut enfin recevoir des visites. Ses parents lui apportent des feuilles et un crayon à papier.
"Tu peux tout raconter avec le noir et blanc, ces deux couleurs peuvent à elles seules exprimer toutes les autres couleurs". Dans la cellule n°4 d’Adra, les femmes ont entendu dire qu’elle est artiste.
"Elles n’avaient pas de miroir, et elles m’ont dit : dessine-moi, je veux me voir jeune et belle"», raconte Azza.
La première qu’elle croque sur le papier s’appelle Bouchra, elle a des yeux magnifiques. Beaucoup sont très jeunes, et ont été accusées d’activisme contre le régime. Parfois, le simple fait de venir de Homs ou Deraa suffit pour croupir des années en prison. Sur les dessins d’Azza qui utilisent toute la palette des gris, les femmes ne sourient pas, semblent fixer un ailleurs lointain. Dans la cellule sont aussi détenus des enfants, auxquels la trentenaire apprend l’alphabet, et des femmes plus âgées, comme Hiyam, 65 ans, avec laquelle Azza devient complice. "
Elle m’a demandé de lui apprendre à dessiner, car elle ne savait pas lire et écrire. Elle voulait dessiner sa maison, et aussi des lapins, un animal qu’elle aimait beaucoup".
Azza s’imagine que ses dessins ont un pouvoir secret.
"Je me disais que chaque femme que je dessinais allait être libérée". Et ça finit par marcher, car aujourd’hui, la grande majorité de ses codétenues ont pu sortir de prison. Azza s’informe régulièrement de leur sort - grâce à son avocat - et a même envoyé à certaines des copies numériques de ses dessins via la messagerie WhatsApp.
"Sauvegarder la mémoire"
Un froid matin de janvier 2016, Azza Abo Rebieh apprend qu’elle peut sortir de prison, en attendant son procès. Pendant dix mois, elle essaie de se rappeler ce qu’est une vie "normale". Manger, dormir, s’occuper de ses chats. Mais son avocat lui conseille de quitter Damas et elle prend le chemin de l’exil, au Liban. Un aller simple sans retour. A Beyrouth, les premiers mois, Azza broie du noir, loin de sa famille. Les séquelles de l’enfermement son toujours vives.
"En prison, ils m’ont cassée, ils m’ont fait sentir que je n’étais qu’un insecte". Pour la faire revenir à la vie, son psychologue lui conseille de reprendre le dessin. La meilleure des thérapies.
"J’ai réalisé que j’avais une responsabilité. L’histoire est souvent écrite par les vainqueurs, et j’avais été le témoin direct de l’enfer des prisons du régime. Je voulais que la prochaine génération sache ce qui s’est réellement passé. Pour sauvegarder la mémoire".
A Adra, on rêvait qu'un jour, on pourrait toutes êtres libérées ensemble, qu'une force extérieure nous ferait sortir de la prison.
Azza Abo Rebieh
Pendant six mois, elle travaille sans relâche, grave d’une pointe acérée chacun des souvenirs qui la hantent sur une plaque en cuivre. Elle produit une trentaine d’œuvres. Sur l’une d’entre elles, une femme gît dans un coin, la main sur le ventre, dans un saisissant clair-obscur. Elle a perdu son enfant suite à un interrogatoire, mais les autres détenues ont la tête ailleurs : elles se jettent sur la nourriture qui arrive. Sur une autre gravure, les femmes sont recroquevillées les unes sur les autres – comme une masse informe – chacune se demande qui va être interrogée la première. Dans une troisième, une maman affamée tout juste arrivée de Madaya, une ville assiégée pendant des mois, bat son bébé qui lui réclame à manger. Une ogresse, horrifiée, regarde la scène en arrière-plan, ajoutant une touche de surréalisme.
Le personnage revient aussi dans d’autres gravures.
"Ce n’est pas une méchante ogresse comme dans les contes, elle emporte par exemple les enfants morts dans les attaques chimiques vers un monde meilleur". Il y a aussi cette baleine gigantesque qui transporte sur son dos des lits superposés dans un océan de bleu.
"A Adra, on rêvait qu’un jour, on pourrait toutes être libérées ensemble, qu’une force extérieure nous ferait sortir de la prison" , explique Azza.
Toutes ces œuvres ont été réunies au sein de l’exposition
Traces au printemps 2018 dans la galerie 392Rmeil393 à Beyrouth. La dessinatrice prépare à présent une autre exposition dans la même galerie pour octobre 2019. Elle a envie de "respirer", de raconter autre chose que la vie en prison, la révolution syrienne.
"Ce n’est pas parce que mes gravures ne parlent pas directement de la révolution que je l’oublie. Les idées ne meurent jamais". Elle veut explorer la vie après la perte de son père, de son pays. Ausculter son nouveau rapport au monde, aux objets. Azza a retrouvé le goût de la vie, et la palette de couleurs qui va avec. Sur le chevalet de son atelier, elle finit sa dernière œuvre : un tableau où une petite fille regarde d’énormes coquelicots rouges qui grandissent à vue d’oeil.
"Ces coquelicots, ils me font penser aux fleurs qui garnissent les cimetières des martyrs", raconte, songeuse, Azza. La guerre en Syrie n’est décidément jamais bien loin.