Fil d'Ariane
Emprisonnée pour des publications anti-guerre sur les réseaux sociaux, Olga Smirnova continue à défier le Kremlin en dénonçant une “guerre d’agression” en Ukraine. Depuis sa cellule, la militante du mouvement Résistance pacifique russe répond aux questions de Terriennes avec le sens de l’absurde qui lui est propre.
Olga Smirnova au tribunal le 14 août 2023. “Rire des sottises prétentieuses et pompeuses [que débitent les autorités russes, ndlr] est un trait héréditaire,” a-t-elle dit, en ajoutant que ses grands-oncles avaient été emprisonnés sous Staline pour une chanson satirique.
Arrêtée en mai 2022, l’activiste Olga Smirnova a été inculpée de “diffusion d’informations sciemment fausses sur l’armée russe”, pour sept publications dénonçant l'invasion de l’Ukraine sur le réseau social russe VKontakte.
Sur les photos prises par la journaliste Antonina Favorskaya, Olga Smirnova affiche un grand sourire dans la cage en verre réservée aux accusés. Sept mois plus tard, l’autrice de ces clichés sera, elle aussi, emprisonnée pour avoir suivi le procès du premier opposant de Vladimir Poutine, Alexeï Navalny, mort en prison.
Architecte et peintre âgée de 56 ans, Olga Smirnova s’oppose au régime russe depuis 2016. Militante du mouvement Résistance pacifique, elle a notamment contesté l’annexion de la Crimée par la Russie, ainsi que la persécution des Tatars, peuple historique de la péninsule. Elle a aussi soutenu les prisonniers politiques russes.
En avril 2021, Olga Smirnova dénonce la menace de l’invasion de l’Ukraine par la Russie lors d’une manifestation en solitaire.
Son procès a été ponctué de “malentendus, de graves erreurs et des lapsus”, a-t-elle souligné dans son discours devant le tribunal en août 2023. A commencer par la raison invoquée pour sa mise en jugement : diffusion d'informations “sciemment fausses” sur les forces armées russes, d’après une loi promulguée par Vladimir Poutine au début de l’offensive en Ukraine.
Or comme le soutient Olga Smirnova, les informations qu’elle a publiées sur le réseau social, notamment sur les bombardements russes de l’Ukraine, provenaient de sources telles que l’ONU et l’OSCE, dont la Russie est membre. Alors comment aurait-elle pu savoir que ces informations étaient “sciemment fausses” ? D’autant qu’elle avait réalisé quelques-unes de ses publications avant l’entrée en vigueur de la nouvelle loi répressive.
Selon le parquet, les informations que l’activiste a publiées sont contredites par des “sources officielles” telles que le Ministère de la Défense russe. Ce à quoi elle répond : “Pour croire à la version du Ministère de la Défense [de la guerre en Ukraine, ndlr], il faudrait déclarer le monde entier victime d’une grandiose supercherie, ou bien décider qu’il a monté un complot contre la Russie.”
Ce dont il s’agit ici, c’est d’un droit exclusif que s'arroge l’État d’imposer le réel, à savoir le présent et le passé, à la place de la réalité. Olga Smirnova
Malgré la lourde peine qu’elle encourait, jusqu’à dix ans de prison, lors de son procès l’activiste a accusé le Kremlin d’avoir déclenché, en Ukraine, une “guerre d’agression” que “rien ne peut justifier ou même expliquer”. Elle a appelé les soldats et les officiers russes à ne pas y participer. Lors de l'audience, le procureur a insisté sur l’“appréciation extrêmement négative du régime politique russe” de l’activiste. Olga Smirnova l’a remercié de lui avoir “soufflé” le mot juste, et rétorqué que c’est bien le “régime politique qui est à l’action, à la place de l'État de droit”.
Six mois après le verdict, la militante a échangé avec Terriennes depuis sa cellule dans la prison à Saint-Pétersbourg. Dans deux lettres qu’elle nous a envoyées, elle décrit sa vision, tragi-comique de son procès, kafkaïen, et tourne en dérision le régime russe, qui, selon elle, est "chaotique et vide de sens". Pour nous adresser ces messages, elle a réussi à contourner la censure de l’administration pénitentiaire par laquelle passent obligatoirement toutes les lettres envoyées depuis la prison.
Extrait de la lettre qu’Olga Smirnova a adressée à Terriennes de la prison “Arsenalka” à Saint-Pétersbourg. La lettre est datée du 29 février 2024.
Terriennes : Comment faites-vous pour sourire aussi franchement dans le box des accusés lors de votre procès ?
Olga Smirnova : Je souris spontanément, je n’ai pas besoin de me forcer. C’est bien plus difficile de ne pas éclater de rire dans certaines situations. Pendant mon procès, c’est arrivé plus d’une fois.
Quel regard portez-vous sur votre procès ?
Je le vois comme une comédie absurde, bien que “noire”. Les trois audiences pendant lesquelles j'ai parlé de la responsabilité dans la guerre ont été des exceptions. Ce sont celles du 20 février, du 7 mars et du 14 août 2023 [lors de ces audiences, Olga Smirnova a accusé le Kremlin d’avoir déclenché une “guerre d’agression”, ndlr].
La répression politique en Russie, la décomposition de l’État de droit, tout cela n’était pas nouveau pour moi bien avant mon arrestation. Or ce dont il s’agit ici [dans le cadre de son procès, ndlr], c’est d’un droit exclusif que s'arroge l’État d’imposer le réel, à savoir le présent et le passé, à la place de la réalité qui existe objectivement.
Le statut du “vrai” et du “faux” est attribué en fonction de la mention d’un événement, ou de l’absence de cette mention, sur le site officiel du Ministère de la Défense. Olga Smirnova
Ce sont bien les “faits” qui sont imposés, et pas seulement leur interprétation ou leur évaluation. Le statut du “vrai” et du “faux” est attribué en fonction de la mention d’un événement, ou de l’absence de cette mention, sur le site officiel du Ministère de la Défense [le parquet a relevé l’absence, sur le site du Ministère, de mention des événements de la guerre auxquels fait référence Olga Smirnova dans ses publications, ndlr].
L’une des preuves de ma culpabilité dans mon affaire pénale était le fait que j’ai commenté les photos et les vidéos [de l’invasion russe de l’Ukraine, ndlr] sous forme affirmative, et non pas interrogative.
Si l’on suit cette logique, qui est celle d'une absence totale de sens, la table de multiplication est un “fake”, elle aussi, et deux plus deux égalent même pas cinq, mais “informations classifiées” [en mars 2023, le tribunal a déclaré, sans donner plus d’explications, que l’une des preuves ne pouvait pas être divulguée, car elle relevait potentiellement du “secret de l’État ” ou même pouvait “représenter un danger pour la sécurité de l’État”].
Je n’ai rien de plus à dire aux autorités russes qui ont décidé d’annuler le réel sur une partie distincte de la Terre, qui est la Russie.
En revanche, nous devrions demander à la majorité composée de personnes sensées sur cette planète : comment les réalisations hautement technologiques de la civilisation moderne, y compris l’arme nucléaire, se sont-elles retrouvées entre les mains des auteurs de ce projet dystopique ? Où étaient tournés les regards, et comment se fait-il que cette anomalie n’ait pas été remarquée ? C’est pour cette raison que le rêve qui m’anime en ce moment est de sauver la civilisation elle-même, et ce qui m’intéresse, c’est de trouver les réponses à ces questions, qui sont tout sauf rhétoriques.
Olga Smirnova avec son avocate, Maria Zyrianova. En réaction aux mots du procureur sur l’“appréciation extrêmement négative du régime politique russe” par la militante, l’avocate a souligné qu’il est impossible, du point de vue du droit, de forcer quelqu’un à avoir une “appréciation positive” de quelque chose.
Qu’est-ce qui vous a aidée à rester lucide au milieu de l’absurde omniprésent dans votre procès ?
La règle principale est, selon moi, de ne pas chercher un sens quelconque dans les gestes des autorités russes, et encore moins, de bon sens. Autant l’objectif du pouvoir en place peut être le pouvoir en lui-même, autant la création du chaos peut être une fin en soi, elle aussi. Le besoin de tout contrôler est plus facile à satisfaire par la création du chaos, que par l’effort de construire un autre système, concret, à la place de celui qui a été détruit.
Rire de l'absence de sens est bon pour la santé, intellectuelle et mentale. Olga Smirnova
Le vide est invincible, dans le sens où rien ne peut lui être reproché. Et c’est pourquoi cela ne sert à rien de lutter contre l’absence de sens. En revanche, en rire est bon pour la santé, intellectuelle et mentale.
Que diriez-vous à celles et ceux qui restent aujourd’hui en Russie et se sentent démunis face au système instauré par le régime de Vladimir Poutine ?
Aux personnes que l’absurde fait souffrir, je conseille de ne pas y participer et de pratiquer la distanciation, afin de ne pas devenir, sans s’en rendre compte, une partie intégrante du système. Sinon, il risque d’arriver quelque chose qui me fait penser à la bonne vieille blague soviétique sur un psychiatre et son patient. Cette blague est meilleure montrée, mais n’ayant pas cette possibilité, je vais vous la décrire.
Un patient vient voir un psychiatre en consultation, et commence à retirer frénétiquement de ses habits quelque chose d’invisible, tout en s’écriant : “Il y a des petits crocodiles verts partout sur moi ! J’en peux plus !” Le médecin recule et se met à son tour à secouer de sa blouse quelque chose d’invisible avec dégoût et hurle, exaspéré : “Mais arrêtez donc de les jeter sur moi !”
En clair, il est impossible de guérir le délire de quelqu’un en se trouvant soi-même à l’intérieur de ce délire. C'est seulement en se distanciant du délire et en étant sûr qu’il n’y a pas de “crocodiles” qu'il est possible d’observer et d’étudier ce phénomène de croyance collective en une réalité alternative, afin de comprendre la façon dont il est apparu.
Il est important de garder la tête froide, afin de distinguer ce qui “paraît” de ce qui “est vraiment”.Olga Smirnova
Et ce n’est pas la peine de se précipiter pour “soigner” qui que ce soit. Le stade de la maladie est bien trop avancé. Je comprends que parfois cela peut être difficile et pénible s’il s’agit des personnes dont vous étiez proches [de nombreuses personnes en Russie sont obligées de couper les liens avec des proches affectés par la propagande pro-guerre, ndlr].
Mais accepter la réalité telle qu’elle est ne signifie ni baisser les bras, ni capituler. C’est plutôt une condition nécessaire afin de comprendre à quel endroit et en quoi vous pouvez être efficace pour contribuer à résoudre le problème [la situation politique en Russie, ndlr], chacun à sa place. Ou afin de constater qu’il est nécessaire de changer de place [de nombreux professeurs, par exemple, sont aujourd’hui forcés de participer à la promotion du nouveau système de valeurs de la Russie militarisée, ndlr].
Je crois qu’il est inutile de rappeler que le minimum, du point de vue moral, c’est de ne pas participer au mal. Il est vrai que parfois le compromis peut sembler justifié par un objectif supérieur. Dans ce genre de situation, il est important de garder la tête froide, afin de distinguer ce qui “paraît” de ce qui “est vraiment”. Le premier cas de figure arrive fréquemment, le deuxième très rarement.
Le 14 août 2023, Olga Smirnova s’est adressée au tribunal : “Je vous prie de faire preuve de clémence vis-à-vis du bon sens, et de lui laisser une chance de sortir de la salle d’audience vivant.”
Comment, selon vous, la Russie est-elle arrivée à cet endroit, tragique, de son histoire, où elle se trouve actuellement, avec la guerre en Ukraine et le système répressif mis e place par Vladimir Poutine ?
Je ne le sais pas exactement, mais ce qui se préparait dans les années 1990 [les réformes démocratiques et l’entrée dans l'économie de marché à la chute de l'URSS, ndlr] avait pour objectif de lancer le pays sur la voie de la croissance accélérée. Nombre de pays de l’Asie du Sud-Est ont obtenu des résultats vertigineux sur cette trajectoire au cours de la deuxième moitié du siècle dernier.
Rien n'empêchait la Russie d’intégrer les mécanismes de la réussite.Olga Smirnova
De plus, au moins à partir du XVIIIème siècle, la Russie s'est développée dans le contexte de la culture européenne, en surmontant les mêmes crises et les mêmes obstacles [que les pays de l’Europe, ndlr]. C’est-à-dire que rien n'empêchait la Russie d’intégrer les mécanismes de la réussite. Et cela malgré le fait que le XXème a été un gâchis, avec ses expérimentations sociales monstrueuses [l’Union soviétique selon la militante, ndlr].
On pourrait tenter d’expliquer la façon dont la Russie a dérivé de sa lancée par une culture politique limitée de la population russe au départ [après l’éclatement de l’URSS, ndlr]. Mais dans quel pays, sortant tout juste d’une dictature, cette culture politique a-t-elle été élevée ? On peut aussi tenter d'invoquer une faible activité sociale et citoyenne. Mais n'est-ce pas le cas dans toute démocratie nouvelle ?
Le fait que la Russie ait chuté de cette façon jusqu’à l’état de barbarie absolue est un phénomène rare dans l’histoire de l’humanité.Olga Smirnova
Le fait que la Russie ait chuté de cette façon jusqu’à l’état de barbarie absolue est un phénomène rare dans l’histoire de l’humanité. Et heureusement. Autrement le progrès serait impossible. Il reste à comprendre comment ce genre d’événement peut se produire. C’est pourquoi je vois un sens dans l’étude et l’observation de ce phénomène, le recueil des témoignages, ainsi que la synthèse. C'est seulement une fois ce travail accompli, que nous pourrons verser des larmes sur ce qui est arrivé à notre pays.
Devant la salle d'audience, le 14 août 2023, le public attend l’arrivée d’Olga Smirnova. Elle sera accueillie par des applaudissements.
(Re)lire aussi dans Terriennes :
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