Fil d'Ariane
La Ligue du LOL, qui défraie la chronique depuis plusieurs jours, n’est pas un phénomène exclusivement parisien. Dans d'autres pays aussi, des témoignages font état de manifestations de dénigrement des femmes par des groupes d’hommes occupant des postes à responsabilité dans tous les milieux. En Suisse, un groupe de presse a lancé une enquête.
Une clique de jeunes gens pleins de succès, qui semait la terreur. En France, la Ligue du LOL, qui défraie la chronique médiatique depuis près d’une semaine, était composée d’une trentaine de journalistes à la carrière fulgurante dans les médias parisiens. Vincent Glad, diplômé de l’Ecole supérieure de journalisme de Lille, avait créé ce groupe Facebook privé à la fin des années 2000.
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Avec ses camarades, il se moquait de manière arbitraire de celles et ceux qui ne faisaient pas partie de leur bande : blogueuses, journalistes, étudiantes… Ce petit jeu dépassait largement le cercle du LOL (pour laughing out loud, comme MDR pour "mort de rire"), c’est-à-dire de la blague, puisque les injures racistes, sexistes et homophobes se multipliaient et se répandaient sur Twitter, dans un tourbillon d’horreurs passant à l’époque inaperçu, mais dont les victimes témoignent aujourd’hui.
D’aucuns pensent que ce phénomène malsain est circonscrit au petit monde des médias parisiens, snob et parfois malséant. Par ailleurs, la twittosphère romande étant bien plus circonscrite que celle de l’Hexagone, ces attaques "de meute", selon le terme désormais employé pour en définir le modus operandi, ne seraient pas possibles.
Pourtant, l’abus de pouvoir d’un groupe de personnes constitué sur les réseaux sociaux, à l’encontre de tous ceux qui ne font pas partie de leur cénacle, est un phénomène universel. Sébastien, qui témoigne sous un nom d’emprunt, en sait quelque chose : il a lui-même subi ce genre d’assaut. "Entre 2010 et 2012 au moins, plusieurs journalistes romands bien placés avaient créé un groupe Facebook sur lequel ils se moquaient systématiquement des articles de confrères, se souvient-il. Ils pointaient du doigt les soi-disant 'perles' et incitaient à en rire publiquement."
Il ajoute : "J’ai été victime comme d’autres de ces campagnes de dénigrement. Personnellement, j’ai pris du recul et cela ne m’a pas affecté outre mesure. Mais je trouve déplorable que de tels agissements puissent exister. D’autant que le milieu journalistique est petit, et que je croisais les membres de ce groupe régulièrement sur le terrain. Par la suite, j’ai découvert aussi que quelqu’un avait créé un faux compte Twitter à mon nom, avec une subtilité orthographique, sur lequel étaient postées des absurdités. Il y avait même une vieille photo de moi, qui ne pouvait avoir été trouvée que sur mon profil Facebook. Ça, je l’ai très mal pris."
En France, le scandale de la Ligue du LOL a mis au jour d’autres phénomènes de harcèlement collectif, comme au sein de la rédaction de Vice France, où des collaborateurs multipliaient les propos dégradants et violents contre leurs collègues femmes au sein d’un groupe privé intitulé "Les darons". Au Huffington Post,trois journalistes faisaient de même au sein d’un fil de discussion finement nommé "Radio Bière Foot". Ils ont été remerciés par la direction.
En Suisse, Céline Argento, productrice à Léman Bleu, a témoigné lundi sur Twitter que, lorsqu’elle était étudiante à l’Ecole de journalisme de Grenoble, une bande sévissait dans un groupe "Ultim-Hate" à coups de moqueries, de critiques sur le physique, d’injures. Une fois en poste dans des médias, ils n’auraient pas cessé cette habitude.
1-Un grand merci finalement à la #LigueduLOL. Elle me permet de me joindre à @MaryleneI pour dénoncer l’attitude d’anciens membres de ma promo de journalisme à l’@EJDGrenoble. Ils continuent aujourd’hui d’alimenter un groupe de haine, joliment appelée « Ultim-hate ».
— Céline Argento (@celineargento) 11 février 2019
La parole est désormais ouverte, et ce n’est que le début. En Suisse, les témoignages du genre sont encore rares, notamment car le harcèlement n’est pas directement défini dans la loi (lire encadré). Les exemples précédents, tous différents, montrent que la Ligue du LOL n’a rien inventé: le harcèlement de groupe est une pratique universelle, qui a tout à voir avec les «Boy’s Clubs», des clubs exclusivement masculins donc, popularisés au début du XIXe siècle à Londres. Pour la professeure québécoise Martine Delvaux, qui a largement étudié le sujet, "le boys’club est une figure de réseautage. C’est un lieu ou une structure où des décisions sont prises entre hommes. C’est une organisation où les hommes sont hiérarchiquement supérieurs aux femmes […], où certains sont des sujets et les autres sont des objets à échanger."
C’est pourquoi, au-delà des personnes appartenant à la Ligue du LOL, et des détails de ce scandale, les féministes veulent s’attacher au problème systémique soulevé par cette histoire: les inégalités de traitement entre hommes et femmes, notamment dans la presse mais aussi dans d’autres milieux (on évoque souvent des comportements inadéquats dans le champ politique, par exemple, ou encore dans les hôpitaux, où les postes hiérarchiques sont souvent occupés par des hommes), qui conduisent à un entre-soi masculin et à de possibles dérives. Laure Salmona, cofondatrice des "Féministes contre le harcèlement", voit la Ligue du LOL comme un instrument destiné à "maintenir les privilèges d’une caste d’hommes blancs, instruits, bien éduqués, qui s’organisent pour exclure de leur route les femmes, les LGBT et les personnes racisées".
Elle souligne que sur Twitter sont apparus ces derniers mois les témoignages de violences sexistes dans le milieu médical, dans des études d’avocats, ou même dans le milieu de l’art – la presse n’est de loin pas la seule concernée. Mais la crise connue par le secteur, et la concurrence qui y règne, crée peut-être un climat qui favorise ces dérives, et empêche les victimes de témoigner, par peur de perdre leurs chances d’accéder à un emploi.
Nicole Capt, psychologue à Genève, s’intéresse à la psychologie de ceux qu’elle appelle les "prédateurs". Pour elle, "fondamentalement, ils n’ont pas confiance en eux. L’enjeu de ce harcèlement n’est pas d'avoir un poste plus important, c’est plutôt de se sentir plus fort qu’ils ne sont en réalité, aux dépens d’une proie, qu’ils choisissent parmi les plus vulnérables." Elle estime que notre société très compétitive favorise ce type de comportement. Là aussi, la Suisse ne fait pas exception.
La cellule enquête du groupe de presse alémanique a lancé au début de l’année un grand sondage en ligne à destination de toutes les personnes travaillant dans les médias en Suisse. Le but ? Recueillir des témoignages sur le sexisme dans la branche et sur d’éventuelles pratiques de harcèlement. Le questionnaire a été adressé à plus de 3000 personnes et 10% environ ont déjà répondu, explique Tamedia, le plus grand groupe de médias privé de Suisse. L’anonymat est garanti et les données passent par un serveur crypté.
L’initiative vient de la journaliste Simone Rau, aidée par son collègue Mathias Born, spécialiste des données informatiques. "L’année dernière, une consœur m’a raconté qu’elle avait été victime des avances d’un collègue. Ce n’est pas un cas isolé : le sexisme est un problème systémique et qui touche tous les secteurs, explique-t-elle. Or dans notre métier, personne n’en parle. C’est pour cela que nous avons décidé d’enquêter," comme le relaie ce tweet : "#MeToo devient #MediaToo : la cellule d'investigation de @tamedia, dirigée par @simonerau, enquête sur le sexisme et le harcèlement sexuel dans les médias suisses"
Aus #MeToo wird #MediaToo: Der Recherchedesk von @tamedia recherchiert unter der Leitung von @simonerau zu sexueller Belästigung und Sexismus in der Schweizer Medienbranche. https://t.co/IASnBeo09a
— persoenlich.com (@persoenlichcom) 8 février 2019
Simone Rau cite également le cas de Werner de Schepper, ancien rédacteur en chef de Blick, dont les écarts vis-à-vis de ses collègues féminines ont été dénoncés fin 2017. Aujourd’hui, l’homme est rédacteur en chef de la Schweizer Illustrierte [un titre du groupe Ringier, qui possède également Le Temps via l’entreprise Ringier Axel Springer]. «Ce qu’il a fait n’est pas condamnable par la justice, mais pour les femmes c’est très difficile», avance Simone Rau.
Les journalistes ne sont pas les seuls visés par l’enquête. Editeurs, assistants, imprimeurs… Tous les postes au sein des médias sont concernés. Ceux ou celles qui souhaiteraient y participer peuvent se rendre sur le site Mediatoo.ch. La plateforme sera en fonction jusqu’au début de la semaine prochaine.