Fil d'Ariane
Sacha est l’une des pionnières de la Manifestation Discrète. Le mouvement, qui compte également, aujourd’hui, quelques manifestant-es en Ukraine, est autogéré sur les réseaux sociaux, en particulier via une page Facebook ou celle de BKontakte, l'équivalent russe. Il vise à sensibiliser le public aux questions de société et à lever les tabous. La première pancarte, créée par Daria Serenko en mars 2016, parlait de l’affaire du militant pacifique Ildar Dadine, condamné à trois ans d’emprisonnement au titre d’un nouvel article de loi répressif, notamment pour ses actions de protestation solitaires. Cette poète et artiste insiste beaucoup sur le fait que le mouvement n'a ni "auteur" ou ni "chef". "C'est un mythe de savoir ce qu'on fait, en général l'amour se jouit, en dormant, en dormant" écrivait-elle sur l'un de ses petits panneaux métropolitains...
"Él es un mito no sabe lo que hace,
— Círculo de Poesía (@circulodepoesia) 23 juillet 2016
en general el amor se disfruta, se duerme, se duerme."
Daria Serenko pic.twitter.com/EdjMVgAh4c
Sacha, manifestante silencieuse
Le spectre des questions abordées s’élargit tous les jours, mais les thèmes principaux demeurent : le régime de Poutine, les différentes formes des discriminations, la condition des femmes (et notamment les violences domestiques). Sacha raconte : “Comme beaucoup d’autres participantes, je suis féministe. Mais le féminisme est plus englobant que l’on ne croit, le féminisme est contre Poutine, contre les oligarques, car Poutine c’est le patriarcat, “la politique du bras fort”, l’abolition possible des avortements … ”
Ce qui a attiré Sacha dans cette action au départ est le fait qu’elle soit (presque) sans risque : “Qu’est-ce qu’ils vont faire : nous interdire de coller un texte sur un sac ou de tenir une pancarte du bout des doigts, les bras baissés, qui est une autre tactique qu’on utilise ?…”. Elle ajoute : “Bien sûr, ils peuvent nous incarcérer pour n’importe quoi. Mais ils n’ont pas encore eu affaire à un cas comme le nôtre, ils ne savent pas quoi faire de nous”.
Quelques jours plus tard, une autre manifestante, Kris, prend le métro avec une pancarte qui affiche cette question : “Pourquoi éprouvons-nous si souvent de la haine envers des personnes d’une AUTRE nationalité, origine, confession, orientation sexuelle ? » Et au revers : "La xénophobie est l’intolérance envers tout ce qui est étranger, inconnu, différent”. La pancarte fait référence à la montée du nationalisme en Russie et à la discrimination des minorités.
Le plus dur, pour Kris, comme pour Sacha, c’était de “surmonter sa propre autocensure” pour sortir en public avec une critique des idées et des valeurs établies.
Debout dans le wagon, les bras baissés le long du corps, Kris tient sa pancarte du bout des doigts, délicatement. “Quand les bras se baissent”, telle est la devise de la Manifestation Silencieuse, qui traduit la lassitude des manifestantes face aux restrictions des libertés…
Les passagers penchent la tête sur le côté pour lire la pancarte de Kris, puis, le plus souvent, baissent les yeux. Plus tard, sur le quai, une jeune femme demande de quoi il s’agit et s’engage dans une conversation à propos des homosexuels, un sujet très sensible aujourd’hui en Russie…
Sacha et Kris insistent sur le caractère “horizontal” de cette action : le but n’est pas d’imposer un message, mais d’amener le public à s’y intéresser, à se poser des questions. Et ça marche : le message, porté presque comme un “accessoire anodin”, attire les regards. Peut-être que ce mode d’action serait plus efficace en Russie, où la culture protestataire est faible et où les manifestants reçoivent en général peu de soutien de la part du public ?
Je ne suis pas une révolutionnaire, mais j’ai un point de vue et je veux exercer ma citoyenneté
Kris, manifestante silencieuse
Kris explique pourquoi elle a rejoint le groupe : “La manifestation traditionnelle ne fait que créer de la distance : tu es à l’écart des autres, avec ta pancarte, comme un révolutionnaire, un héros. Je ne voulais pas être dans cette posture-là. Je ne suis pas une révolutionnaire, mais j’ai un point de vue et je veux exercer ma citoyenneté, j’ai envie de faire bouger les choses, même un tout petit peu”.
Pas facile de faire se lever les foules si l'on en croit Nicolas, un novice pourtant enthousiaste de la Manifestation silencieuse, et qui le 2 novembre 2016, commentait : "Lors de la marche contre la haine, j'ai porté mon premier panneau dans le cadre de la #manifestationsilencieuse. Quand je suis dans le métro, je m'aperçois à travers les portes vitrées qu'en lisant le texte, les gens se détournent avec un air sinistre."
La Manifestation Silencieuse pourra-t-elle générer un mouvement de fond, vers l’émergence d’une société civile russe ? Ou sera-t-elle enterrée par la fatigue et l'indifférence ? A suivre...
A retrouver, sur le même sujet, dans Terriennes :
> Nadejda Tolokonnikova, Pussy Riot, face aux impitoyables punitions collectives des camps
> Libres, si libres Pussy Riot