La marche des Saoudiennes pour leur émancipation renforce-t-elle la monarchie des al-Saoud ?
La question peut surprendre, voire heurter, mais elle a le mérite d'ouvrir un débat tonifiant. La chercheuse belge Elisabeth Vandenheede s'interroge donc : les mobilisations sociales et politiques du printemps arabe ont fait vaciller plusieurs régimes républicains du monde arabe mais les monarchies du Golfe, à l’exception de Bahrain, semblent échapper à cette volonté des individus ou des groupes de « décider des valeurs qui président au devenir social ». C'est à se demander si ces royaumes arabes ne favoriseraient pas plutôt l’aspiration de leurs sujets à rechercher leur propre bonheur, et cela afin d'asseoir leur légitimité…
Saoudiennes en shopping dans les rues de Riyad, janvier 2013. AFP
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Se pencher sur les avancées des femmes saoudiennes est révélateur. La multiplication des actions individuelles, pour le droit de conduire ou de faire du vélo par exemple, semble suivie, voire approuvée par le gouvernement saoudien qui promeut une plus grande intégration des femmes dans la société saoudienne, en accélérant l’accès des femmes au savoir universitaire ainsi qu’au marché du travail ou au droit de vote. En défiant les sujets les plus conservateurs du royaume, la famille Al Saoud se positionne dans une modernité qui respecte les valeurs de l’Islam tout en poussant l’autonomisation de « la » femme, individu capable de prendre ses propres décisions.
Un monde de femmes pour les femmes
Est-ce une représentation de l’individu utilitariste qui est ici défendue ? Evoluant dans un monde séparé des hommes, les Saoudiennes ont construit un monde de femmes pour les femmes depuis les années 60. L’appropriation féminine des sphères religieuses et du savoir a favorisé l’émergence d’une conception du moi qui impose l’idée de se battre individuellement et de poursuivre la quête du bonheur dans la sphère privée, comme en témoigne la multiplication des livres et conférences sur le développement personnel en Arabie saoudite.
Quelques supportrices saoudiennes... en 1998 à Paris, pendant la Coupe du monde. AFP
Cette nouvelle « saudi way of life » fait référence, sans s’en réclamer ouvertement, aux idées capitalistes où l’assouvissement des désirs et la réalisation des capacités individuelles mèneraient à la réalisation du bonheur personnel et à la réussite sociale. Cette génération de jeunes femmes, adeptes des nouvelles technologies de communication, propres à la mondialisation, intègrerait-elle le fait qu’elles sont des individus responsables de leur destinée mais qui ne se réaliseront pas à travers les mobilisations collectives ?
Arrières pensées
La sphère économique saoudienne est encore largement sous le contrôle étatique puisque la très grande majorité du produit intérieur brut provient de l’extraction de pétrole malgré le fait que l’Etat saoudien multiplie ces trente dernières années les privatisations. La société saoudienne s’inscrit dans une logique de marché qui favorise une conception d’un individu unique et particulier débarrassé d’exigences sociales ou politiques. Dans ce contexte, la conscience s’individualise : il est de la responsabilité de l’individu de se battre pour satisfaire ses désirs illimités et profonds.
Dans les discours féminins militants se retrouvent ces nouveaux rapports à la conception de l’individu, à la famille et à la société, en référence à un Islam moderne qui favoriserait la quête du bonheur individuel. En récupérant ainsi à sa cause les désirs d’autonomisation des Saoudiennes, en se positionnant contre le patriarcat le pouvoir saoudien trouverait alors un nouveau socle pour asseoir sa légitimité.
A propos d'Elisabeth Vandenheede
Chercheuse à l'Institut d'Etudes Européennes de Bruxelles, Elisabeth Vandenheede a concentré ses études sur les monarchies pétrolières. Elle travaille sur les impacts de la mondialisation dans les régimes autoritaires du Golfe, en particulier ceux d'Arabie saoudite et de Bahrain, où elle a vécu de nombreuses années. Elle a publié "Le Moyen-Orient, un an après. Entre révolution, révolte et stagnation", en collaboration avec Clément Steuer et Jean Baptise Beauchard, aux éditions du Cygne.
A lire pour aller plus loin
- Christian LAVAL, « Le nouveau sujet du capitalisme », Mauss, février 2011, n°38, p.413-427.
- Amélie LE RENARD, « Droits de la femme » et développement personnel : les appropriations du religieux par les femmes en Arabie saoudite », Critique Internationale, janvier 2010, n°46, p. 67-86.
- Eva ILLOUZ, Les sentiments du capitalisme, Paris, Seuil, 2006, p.40.
- Benjamin FERNANDEZ, « Le temps de l’individuation sociale », Mauss, février 2011, n°38, p. 339-348.