La militante anti-excision, Jaha Dukureh, au top 100 du Time magazine

En 2016, le Time magazine la désigne comme l'Africaine la plus influente du monde. Jaha Dukureh a fait de la lutte contre les mutilations génitales féminines le combat de sa vie. Nommée en février 2018 ambassadrice ONU femmes pour l'Afrique, voici son interview exclusive, dans le cadre des Journées européennes du développement, en juin 2018.
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La militante gambienne Jaha Dukureh, nommée ambassadrice ONU-femmes Afrique en février 2018, dans un entretien accordé à TV5monde en juin 2018, dans le cadre des Journées européennes de développement à Bruxelles.
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Jaha Dukureh, 25 ans, unique femme africaine à figurer sur le top 100 des personnalités les plus influentes de la planète du Time magazine.
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Jaha Dukureh, jeune américaine née en Gambie, porte-parole de la lutte contre l'excision dans le monde, unique Africaine à figurer dans le top 100 du magazine Time en avril 2016. 
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Tout commence, ou presque en 2014. Jaha Dukureh lance une pétition sur Change.org pour demander la fin de la pratique de l'excision.

Mais l'excision, cela fait bien plus longtemps que cela qu'elle vit avec, depuis sa toute petite enfance en Gambie, où elle est née. Sur le site Monde afrique, on apprend qu'elle a été excisée en 1991, elle n'était alors qu'un bébé d'une semaine. Elle quitte la Gambie, quinze ans plus tard pour les Etats-Unis où l'attend un mariage "arrangé".  Après des années de silence, elle décide de ne plus se taire. En 2013, la jeune femme crée une ONG, Safe Hands for Girls afin de lutter aux Etats-Unis et dans les pays d’Afrique contre ces violences.

Les médias et les projecteurs se pencheront sur elle en 2014, lorsqu'elle lance cette pétition, qui en moins de deux ans va enregistrer pas moins de 200.000 signatures.

"Une partie de ma féminité"

"Ils ont pris une partie de ma féminité. Et certaines femmes, dont ma demi-soeur, en sont mortes", raconte-t-elle dans sa vidéo.
 

Si son combat est parti des Etats-Unis où elle vit avec son mari et ses enfants, il a désormais traversé l'Atlantique jusqu'au continent africain. Dix-huit pays sur cinquante-quatre y ont aboli la pratique. Faites le calcul.

Bataille gagnée en Gambie

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Le président gambien, Yahya Jammeh à la tribune de la 68ème assemblée générale des Nations Unies, le 27 septembre 2013, à New-York (Etats-Unis).
©AP Photo/Andrew Burton

En 2015, une première victoire s'inscrit au palmarès de Jaha Dukureh. 
Son mouvement citoyen conduit le président gambien Yahya Jammeh à annoncer l’interdiction de l’excision dans son pays alors que la pratique ancestrale y est encore largement répandue. "Je suis fière d’avoir fait avancer les choses à la base et au sommet : les victimes peuvent s’exprimer et les hommes politiques réagissent ", se réjouit-elle. Avant 2015, les trois quarts des femmes étaient concernées par ce rite en Gambie. Depuis son interdiction,  ceux qui imposent ou pratiquent des mutilations sexuelles risquent jusqu’à trois ans de prison et 1 300 dollars d’amende.

Le combat continue donc pour la militante et pour toutes celles et ceux qui luttent comme elle contre les mutilations génitales féminines. Dans les 30 pays où elles sont les plus répandues, la majorité des victimes ont été excisées avant d’avoir 5 ans. Selon Plan International, pas moins de 200 millions de femmes sont excisées dans le monde. Et elles seront 86 millions de plus d’ici à 2030 si on n’y met pas fin. L’ONU s’est fixé pour objectif de faire cesser cette pratique d’ici à 2030, dans le cadre des objectifs de développement adoptés par 193 pays en septembre 2015.
 

A 25 ans, Jaha Dukureh est choisie par le magazine américain, Time magazine, pour figurer parmi les 100 femmes les plus influentes de la planète en 2016, elle en est aussi l'unique Africaine (sur trois personnalités au total). Elle voudrait utiliser cette distinction et son écho afin de porter encore plus haut et plus loin son combat. Et qui sait, comme elle en plaisante sur son compte twitter, pourquoi pas aussi décrocher d'autres "trophées"!

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(Ils sont en train de parler du futur secrétaire général des Nations Unies, je suis prête ! Quelqu'un serait prêt pour me nommer ??)
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Lancé sur le ton de la plaisanterie (et aussi comme une provocation peut-être ?!) son appel a été  entendu depuis par les hautes instances onusiennes. Jaha Dukureh a été nommée en février 2018 ambassadrice de bonne volonté d'ONU femmes pour l'Afrique. Retrouvez ici l'interview qu'elle a accordée à Esmeralda Labye, pour TV5monde, dans le cadre des Journées Européennes du Développement (rencontre réalisée en juin 2018). Cette année, ce forum veut mettre l'accent sur le rôle des femmes au sein du développement durable. Jaha Dukureh nous parle de son engagement au sein de l'ONU pour l'Afrique, et bien-sûr pour les femmes.

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Esmeralda Labye : Quelle va être votre mission en tant qu'ambassadrice et pouvez-vous nous parler de la situation pour les femmes en Afrique, et en particulier dans votre pays la Gambie ?

Jaha Dukureh : Je pense que pour moi être le premier ambassadeur de bonne volonté pour l'Afrique et être le premier dans mon pays montre le chemin parcouru. Je pense que les jeunes femmes ont fait un excellent travail. Les femmes comme moi normalement ne vont pas aussi vite. Quand vous pensez à l'ambassadeur de bonne volonté, vous pensez à A. Jolie, G. Clooney, E. Watson. Ce sont toutes des célébrités et des stars. Je ne suis pas une célébrité. Pour moi, être nommé à un poste comme celui-là montre que le travail est une valeur et les gens le voient. La jeune femme africaine peut aussi se voir finement en moi.

Je pense que la Gambie, comme de nombreux pays dans le monde, est une société patriarcale et nous avons un long chemin à parcourir avant d'atteindre l'égalité des sexes. Nous travaillons dans ce sens. Nous avons encore des pratiques comme la mutilation féminine, le mariage des enfants, mais je pense qu'en Gambie, il y a beaucoup de jeunes qui travaillent activement pour s'assurer que ces pratiques sont éliminées. Donc, la Gambie est en tête en Afrique, je dirais.
 

En Gambie, je me souviens quand j’ai commencé à faire ce travail, j’étais constamment insultée parce que je parlais de mutilation génitale maintenant je suis célébrée comme un héros national dans mon pays
Jaha Dukureh

EL : Est-ce que vous avez en votre possession des statistiques pour confirmer ou infirmer ces informations ?

Jaha Dukureh : La dernière enquête menée en Gambie par l’Unicef date de 2013, elle ​​a constaté que 76% des femmes ont été victimes de mutilations génitales féminines et que le nombre de mariages d'enfants est également élevé dans notre pays. Mais nous espérons que de nouvelles études viendront cette année. Un bon exemple que je peux vous donner de comment les choses ont changé en Gambie, je me souviens quand j’ai commencé à faire ce travail, j’étais constamment insultée parce que je parlais de mutilation génitale maintenant je suis célébrée comme un héros national dans mon pays ! En soi, cela montre que les choses changent et que les mentalités changent.

EL : Cela montre qu'il reste beaucoup à faire ...

Jaha Dukureh : C'est vraiment déconcertant en tant que femme et en tant qu'être humain. Chaque fois que j'entends parler de ces cas, je pense que globalement, nous devons cesser de regarder cela comme des problèmes de femmes ! Ce sont des violations horribles des droits de l'homme. Nos dirigeants, en particulier en Afrique, ont la responsabilité de protéger leur citoyen, ce n'est pas acceptable et le monde en particulier les dirigeants du monde ont pour rôle de veiller à ce que cela ne continue pas à se produire. Les gens font leur propre développement, ils peuvent s'assurer que les ressources vont directement dans une organisation qui travaille avec les femmes plutôt que dans la poche de responsables qui continuent à prendre l’argent dans leur propre intérêt. Je pense donc qu'il est important que nous travaillions directement avec les femmes survivantes de ces pratiques. Mon statut d'ambassadeur est vraiment incroyable. Je parle d’expérience, j'ai été touchée par de vraies mutilations génitales féminines, j'ai été abusée. Quand je parle de ces problèmes, ce n'est pas quelqu'un de l'extérieur qui le dit, c’est mon expérience.

EL : Est-ce que vous pensez que la solution vient sans doute de gens comme vous, de la société civile, plus que des politiques ? Et est-ce suffisant ? Ne faut-il pas aussi faire changer les mentalités ?

Jaha Dukureh : Oui ! Mais quand vous regardez ce qui se passe au Congo, le gouvernement devrait être tenu responsable, il doit protéger ses citoyens. Nous, la société civile, avons une responsabilité. Mais que pouvons-nous faire sans le gouvernement ? Si le gouvernement permet aux femmes d'être violées, ce gouvernement ne devrait pas être au pouvoir. Si le secteur du développement donne de l'argent à des gouvernements qui ont permis de voir des femmes et des enfants se faire violer… Les femmes et les enfants ont le plus souffert des conséquences de la guerre.

Si vous signalez un cas de viol par exemple n'importe où en Afrique ou dans le monde, les femmes sont victimisées. (...) C'est toujours la faute de la femme !

Ce n'est pas suffisant. Bien-sur que ce n'est pas assez. Avec notre volonté politique, avec notre protection politique. Parce que si vous signalez un cas de viol par exemple n'importe où en Afrique ou dans le monde, les femmes sont victimisées. La première question qui vous est posée est "Qu'est-ce que vous avez porté, qu'avez-vous fait ?". Et pas "qu’est ce qui ne va pas avec l'homme qui t’a violée ? " C'est toujours la faute de la femme ! Et c'est la même chose dans de nombreux endroits du monde. Je pense que nous devons changer cela et que notre gouvernement a un rôle à jouer dans tout cela. Nous, en tant que société civile, continuerons à faire de notre mieux, mais sans le soutien du gouvernement, cela ne fonctionne pas.

Je pense surtout aux hommes ! On leur a dit que les femmes sont inférieures. Nous devons désapprendre certaines des choses que nous avons apprises au cours des années. C’est valable pour les hommes comme pour les femmes. Les femmes doivent se rendre compte qu'elles sont égales aux hommes et que les hommes doivent aussi désapprendre certaines de ces choses qu'ils ont apprises et comment ils menacent les femmes. Ils ont une responsabilité. Nous ne pouvons pas seulement enseigner à nos filles comment se protéger. Nous devons enseigner à nos fils comment ne pas se faire prier sur le dos les femmes.

Nous avons fait #MeToo avant que cela devienne célèbre à Hollywood ou en Occident. Notre campagne de mutilation génitale féminine, par exemple, est notre  #MeToo.

EL : Le mouvement #MeToo a eu des répercussions partout dans le monde, mais beaucoup moins semble-t-il en Afrique, comment l'expliquer ?

Jaha Dukureh : Je ne pense pas que ça ne marche pas en Afrique. Je pense que nous avons été exclus de cette discussion. Nous avons fait "Moi aussi" avant que "Moi aussi" devienne célèbre à Hollywood ou en Occident. Notre campagne de mutilation génitale féminine, par exemple, est notre « Moi aussi ». Nous avons commencé à parler de cette question et beaucoup de femmes qui ont aussi subit la mutilation génitale disent "Moi aussi" parce que vous l'avez subi et vous avez une voix. C'est donc notre mouvement "Moi aussi" qui se poursuit. Je pense que beaucoup de gens ont l'impression que ses pratiques de mutilation génitale féminine, de mariage des enfants, ses problèmes auxquels nous sommes confrontés en tant que femmes noires et africaines sont notre problème et ils ne le comparent pas aux problèmes auxquels ils sont confrontés. Alors que la violence contre les femmes c’est la violence contre les femmes. C'est quelque chose qui traverse les générations, traverse notre société, traverse notre orientation sexuelle. Quelle que soit la race, c'est la même douleur que nous ressentons en tant que femmes. C'est la même douleur que nous ressentons. Les hommes ne croient pas en nous, cela fait penser  au rôle que les femmes jouent dans la société. Pendant des années on nous a dit que nous n’étions pas égaux avec les hommes et que nous devions être en dessous des hommes. Je pense que le mouvement « Moi aussi » a besoin d'être mondial, les questions de la femme africaine doivent être incluses dans cette discussion. Parce que lorsque nous parlons de "Moi aussi", il ne s'agit pas seulement de viol. Il ne s'agit pas seulement d'abus à Hollywood. C'est aussi une question de mutilation génitale féminine. C'est aussi le mariage des enfants. C'est aussi les viols au Congo. Et tout ça se sont les problèmes auxquels les femmes sont confrontées en Afrique. Nous devons les mettre en évidence et ne pas le cacher.

EL : La situation des femmes est inquiétante aussi en Afrique du Nord, au Maghreb, des femmes se font agresser parce qu'elles ne sont pas suffisamment habillées pendant leur footing ...

Jaha Dukureh :
C'est très inquiétant parce que dire aux femmes quoi porter, ne pas porter ... Nous devons dire aux hommes comment se contrôler. Cela revient à ce que j'ai dit plus tôt au sujet de l'enseignement aux hommes pour désapprendre certaines choses qu'ils ont apprises au fil des ans. Ce n'est pas la responsabilité d'une femme de s'assurer qu'elle ne se fait pas violer. Et pour changer, nous devons dire aux hommes ce qu'il ne faut pas faire ! "non veut dire non" "oui veut dire oui". Les hommes ont besoin d'apprendre cela. Et jusqu'à ce qu'ils le fassent, nous n'aurons pas le changement que nous demandons et que nous recherchons.

Le sifflet est toujours entre les mains des hommes, nous devons prendre ce sifflet des mains des hommes !

El : une dernière question, comment voyez-vous l'avenir pour les femmes, d'une manière positive ou négative ?

Jaha Dukureh :
Je pense qu'en ce moment, il se passe de bonnes choses mais ce n'est pas suffisant. Je pense que l'avenir des femmes est prometteur si nous continuons à aller de l’avant. Si nous continuons à nous soutenir les unes les autres plutôt que d’attendre que les hommes nous donnent du pouvoir parce que j'ai dit qu'à l'une de mes séances, le sifflet est toujours entre les mains des hommes, nous devons prendre ce sifflet des mains des hommes. Pour leur dire ensuite où aller. C’est ainsi que nous atteindrons l'égalité et c'est ce que nous allons faire. Tant que nous n’aurons pas fait cela, nous n’y arriverons pas.