Fil d'Ariane
Narges Mohammadi n'a pas vu ses enfants depuis huit ans et a passé la majeure partie de ces dernières années incarcérée. Grande figure de la défense des droits humains en Iran, elle a reçu le prix Nobel de la paix 2023. "La victoire n'est pas facile, mais elle est certaine", assure-t-elle depuis sa prison.
Narges Mohammadi a consacré sa vie à la défense des droits humains en Iran, au prix d'années d'emprisonnement et d'une séparation déchirante d'avec sa famille. Arrêtée à 13 reprises, condamnée cinq fois à un total de trente-et-un ans de prison et 154 coups de fouet, et à nouveau incarcérée en 2021, elle est l'un des principaux visages du soulèvement "Femme, Vie, Liberté" en Iran.
Des femmes qui tombent le voile, se coupent les cheveux et manifestent dans la rue : la rébellion a été déclenchée par la mort d'une jeune femme de 22 ans, Mahsa Amini, après son arrestation à Téhéran pour non respect du strict code vestimentaire islamique. Le mouvement a été sévèrement réprimé. Plus d'un an plus tard, le 28 octobre 2023, une lycéenne de 17 ans, Armita Garawand, est morte après un mois de coma. Elle aurait été agressée dans le métro par la police des moeurs chargée de faire appliquer l'obligation pour les femmes de porter le voile en public. Les autorités démentent et évoquent un malaise.
Narges Mohammadi continue à lutter contre le port du voile obligatoire ou la peine de mort, à dénoncer les abus sexuels en détention, même derrière les barreaux de sa prison d'Evin à Téhéran.
Son combat lui vaut le prix Nobel de la Paix 2023 :
Après avoir entamé une grève de la faim pour protester contre cette privation de soins, la militante peut à nouveau s'alimenter après avoir obtenu d'être transférée à l'hôpital sans se couvrir la tête : "J'ai été transférée de la prison à l'hôpital sans porter le voile obligatoire", écrit Mme Mohammadi dans la version anglaise d'un message sur Instagram transmise par ses proches.
L'attribution du Nobel de la Paix à Narges Mohammadi est hautement symbolique, alors que le mouvement "Femme vie Liberté" secoue l'Iran depuis plus d'un an. Elle est le cinquième récipiendaire à se voir attribuer ce prix en prison, et la deuxième Iranienne militante des droits humains après l'avocate Shirin Ebadi en 2003.
"La victoire n'est pas facile mais elle est certaine" : Narges Mohammadi a fait passer en cachette depuis sa cellule un message de remerciement lu par sa fille de 17 ans, réfugiée en France avec le reste de sa famille, et diffusé sur le site officiel Nobel.
Le hijab obligatoire est la source principale de domination et de répression dans la société. Narges Mohammadi
La militante et journaliste âgée de 51 ans exprime sa "gratitude la plus sincère" au comité Nobel norvégien, critique une nouvelle fois l'obligation faite aux femmes en Iran de porter le voile et s'en prend vivement aux autorités iraniennes : "Le hijab obligatoire est la source principale de domination et de répression dans la société, visant à maintenir et à perpétuer un gouvernement religieux autoritaire... Un gouvernement qui a institutionnalisé la privation et la pauvreté dans la société depuis 45 ans. Un gouvernement fondé sur le mensonge, la tromperie, la ruse et l'intimidation. Un gouvernement qui a mis en péril la paix et la stabilité dans la région et dans le monde par ses politiques belliqueuses", dit-elle.
"Nous, le peuple iranien, aspirons à la démocratie, à la liberté, aux droits humains et à l'égalité. La République islamique est le principal obstacle à la réalisation de cette demande nationale", affirme Narges Mohammadi."Nous nous efforçons par la solidarité et la force d'un processus non violent et inarrêtable de passer outre ce gouvernement autoritaire religieux et de raviver l'honneur de l'Iran et la dignité humaine", écrivait-elle il y a quelques mois depuis la prison d'Evin.
Le gouvernement de la République islamique n'a pas réussi à étouffer les protestations du peuple.
Narges Mohammadi
"Le gouvernement de la République islamique n'a pas réussi à étouffer les protestations du peuple iranien, et la société a accompli (des choses) qui ont ébranlé et affaibli les fondements du gouvernement religieux despotique... Le mouvement a accéléré le processus de démocratie, de liberté et d'égalité", désormais "irréversible" selon elle, malgré une répression "impitoyable". Des centaines de morts selon des ONG, et des milliers d'arrestations depuis un an.
La contestation née de la mort de Mahsa Amini s'est d'abord exprimée dans des manifestations d'ampleur. Elle est désormais plus diffuse, mais se répand dans la société, selon Narges Mohammadi. Les femmes y sont bien sûr en première ligne, et leur rôle est "déterminant" en raison de décennies "de discriminations et d'oppression" dans leur vie publique et personnelle.
Scènes encore inimaginables il y a un an, des femmes apparaissent aujourd'hui dévoilées dans l'espace public, malgré les risques – le port du foulard étant un des piliers de la République islamique. De jeunes journalistes sont emprisonnées pour avoir enquêté sur la mort de Mahsa Amini.
Mais le "mouvement révolutionnaire" dépasse les élites jeunes et urbanisées, insiste Narges Mohammadi. "L'insatisfaction et les protestations touchent les régions périphériques et les villages", affirme-t-elle, citant le chômage, l'inflation, la corruption comme facteurs alimentant la colère. "Les gens sont devenus mécontents et hostiles, même envers la religion", affirme la militante, estimant que les différents cycles de protestation qui ont secoué l'Iran ces dernières années, notamment contre la cherté de la vie, "montrent l'irréversibilité et l'ampleur de la contestation".
Une contestation dont les pays occidentaux ne veulent ou ne peuvent voir l'importance, s'irrite la prisonnière. "Je suis très critique de la politique d'apaisement des gouvernements occidentaux qui ne reconnaissent pas les forces et les figures progressistes en Iran, ainsi que de leurs politiques visant à perpétuer la dictature religieuse", assène-t-elle. Les pays occidentaux sont toujours engagés dans de très difficiles négociations avec Téhéran pour relancer l'accord de 2015 sur le nucléaire. Par ailleurs, l'Iran, souvent accusé de pratiquer une "diplomatie des otages", détient des dizaines d'étrangers dans ses prisons.
Cela fait plus de huit ans que je n'ai pas vu Kiana et Ali... C'est une douleur insupportable et indescriptible. Narges Mohammadi
"Cela fait plus de huit ans que je n'ai pas vu Kiana et Ali, et cela fait plus d'un an et demi que je n'ai même pas entendu leur voix. C'est une douleur insupportable et indescriptible", écrit Narges Mohammadi. Son mari et ses deux enfants, des jumeaux de 16 ans, vivent en France.
Parfois contrainte à l'isolement ou privée d'appels téléphoniques, l'Iranienne fait l'objet "d'un acharnement judiciaire et policier pour la faire taire", selon l'organisation Reporters sans Frontières. "Le prix de la lutte n'est pas seulement la torture et l'emprisonnement, c'est un coeur qui se déchire à chaque privation, une souffrance qui pénètre jusqu'à la moelle de tes os", écrit Mme Mohammadi. "Je n'ai presque aucune perspective de liberté", dit-elle.
Pourtant, "le quartier des femmes d'Evin est l'un des quartiers de détenues politiques les plus actifs, résistants et joyeux en Iran. Au cours de mes années en prison, à trois reprises, j'ai partagé la détention avec au moins 600 femmes et je suis fière de chacune... La prison a toujours été le coeur de l'opposition et de la résistance en Iran, et pour moi elle incarne aussi l'essence de la vie dans toute sa beauté", dit la prix Nobel de la paix.
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