Fil d'Ariane
Narges Mohammadi n'a pas vu ses enfants depuis huit ans et a passé la majeure partie de ces dernières années incarcérée. Grande figure de la défense des droits humains en Iran, elle a reçu le prix Nobel de la paix 2023. Libérée temporairement pour raison de santé, elle reste un visage du mouvement "Femme, Vie, Liberté".
Narges Mohammadi lors d'une réunion à Téhéran, en Iran, en juillet 2008
A 52 ans, Narges Mohammadi a consacré sa vie à la défense des droits humains en Iran, au prix d'années d'emprisonnement et d'une séparation déchirante d'avec sa famille. Arrêtée à 13 reprises, condamnée cinq fois à un total de trente-et-un ans de prison et 154 coups de fouet, et à nouveau incarcérée en 2021, la militante a été condamnée à une nouvelle peine d'un an de prison en juin 2024 pour "propagande contre l'Etat".
Le 4 décembre 2024, elle est libérée temporairement pour raison médicale. "Selon l'avis du médecin légiste, le parquet de Téhéran a suspendu l'exécution de la peine de Narges Mohammadi pour trois semaines, précise son avocat Mostafa Nili. La raison de sa libération est son état physique après l'ablation d'une tumeur et une greffe osseuse réalisées il y a 21 jours".
La libération temporaire de Narges Mohammadi, lauréate du Nobel de la paix en 2023, est source d'inquiétude quand à son état de santé réel, et elle est "insuffisante", selon son comité de soutien à Paris. "Après une décennie d'emprisonnement, Narges a besoin de soins médicaux spécialisés dans un environnement sûr", déclare la fondation Narges Mohammadi dans un communiqué.
Narges Mohammadi purgeait une peine dans le quartier des femmes de la prison d'Evine dans le nord de Téhéran, avec une cinquantaine de prisonnières, selon son mari Taghi Rahmani. Considérée comme une "détenue d'opinion" par Amnesty International, cette femme élégante aux cheveux bouclés noirs n'a guère pu voir grandir ses enfants, Kiana et Ali, qui ne l'ont pas vue depuis 2015 et vivent en France – Narges Mohammadi avait déjà été emprisonnée entre mai 2015 et octobre 2020 pour avoir "formé et dirigé un groupe illégal", appelant à l'abolition de la peine capitale en Iran.
Née en 1972 à Zanjan, dans le nord-ouest de l'Iran, Narges Mohammadi a fait des études en physique avant de devenir ingénieure. Dans les années 2000, elle a rejoint le Centre des défenseurs des droits de l'Homme, dont elle est toujours la vice-présidente, fondé par l'avocate iranienne Shirin Ebadi, prix Nobel de la paix en 2003.
Début novembre 2024, Narges Mohammadi a soutenu Ahoo Daryaei, une étudiante iranienne arrêtée après s'être dévêtue en public devant une université à Téhéran. L'étudiante "a transformé son corps en symbole de dissidence", affirmée Nargès Mohammadi, réclamant "sa libération et la fin du harcèlement des femmes" en Iran.
En mars 2024, la militante avait diffusé un message audio depuis sa prison dans lequel elle dénonçait une "guerre à grande échelle contre les femmes" dans la République islamique. Elle bataille aussi derrière les barreaux contre les violences sexuelles en détention.
Narges Mohammadi reste l'un des principaux visages du soulèvement "Femme, Vie, Liberté" en Iran, où les femmes sont tenues de respecter un code vestimentaire strict les obligeant notamment à dissimuler leurs cheveux dans les lieux publics depuis la Révolution islamique de 1979.
Des femmes qui tombent le voile, se coupent les cheveux et manifestent dans la rue : la rébellion "Femme, Vie, Liberté" a été déclenchée par la mort d'une jeune femme de 22 ans, Mahsa Amini, après son arrestation à Téhéran pour non respect de ce code vestimentaire. Le mouvement a été sévèrement réprimé. Plus d'un an plus tard, le 28 octobre 2023, une lycéenne de 17 ans, Armita Garawand, est morte après un mois de coma. Elle aurait été agressée dans le métro par la police des moeurs chargée de faire appliquer l'obligation pour les femmes de porter le voile en public. Les autorités démentent et évoquent un malaise.
Narges Mohammadi continue à lutter contre le port du voile obligatoire ou la peine de mort, à dénoncer les abus sexuels en détention, même derrière les barreaux de sa prison d'Evin à Téhéran. Un combat qui lui a valu d'être privée de soins médicaux puisqu'elle refuse de porter le voile pour son transfert à l'hopital, mais qui lui a aussi valu, comme son combat contre la peine de mort, le prix Nobel de la Paix 2023. Un prix qu'elle n'avait pas pu recevoir le Nobel, puisqu'elle était incarcérée.
L'attribution du Nobel de la Paix à Narges Mohammadi était hautement symbolique, un an après le début du mouvement "Femme vie Liberté" qui a secoué l'Iran. Elle est le cinquième récipiendaire à se voir attribuer ce prix en prison, et la deuxième Iranienne militante des droits humains après l'avocate Shirin Ebadi en 2003.
"La victoire n'est pas facile mais elle est certaine" : Narges Mohammadi a fait passer en cachette depuis sa cellule un message de remerciement lu par sa fille de 17 ans, réfugiée en France avec le reste de sa famille, et diffusé sur le site officiel Nobel.
Le hijab obligatoire est la source principale de domination et de répression dans la société. Narges Mohammadi
La militante, également journaliste auprès de médias réformateurs, exprimait sa "gratitude la plus sincère" au comité Nobel norvégien, critiquant une nouvelle fois l'obligation faite aux femmes en Iran de porter le voile et s'en prenant vivement aux autorités iraniennes : "Le hijab obligatoire est la source principale de domination et de répression dans la société, visant à maintenir et à perpétuer un gouvernement religieux autoritaire... Un gouvernement qui a institutionnalisé la privation et la pauvreté dans la société depuis 45 ans. Un gouvernement fondé sur le mensonge, la tromperie, la ruse et l'intimidation. Un gouvernement qui a mis en péril la paix et la stabilité dans la région et dans le monde par ses politiques belliqueuses".
"Nous, le peuple iranien, aspirons à la démocratie, à la liberté, aux droits humains et à l'égalité. La République islamique est le principal obstacle à la réalisation de cette demande nationale", affirmait Narges Mohammadi. "Nous nous efforçons par la solidarité et la force d'un processus non violent et inarrêtable de passer outre ce gouvernement autoritaire religieux et de raviver l'honneur de l'Iran et la dignité humaine", écrivait-elle depuis la prison d'Evin.
Le gouvernement de la République islamique n'a pas réussi à étouffer les protestations du peuple.
Narges Mohammadi
"Le gouvernement de la République islamique n'a pas réussi à étouffer les protestations du peuple iranien, et la société a accompli (des choses) qui ont ébranlé et affaibli les fondements du gouvernement religieux despotique... Le mouvement a accéléré le processus de démocratie, de liberté et d'égalité", désormais "irréversible" selon elle, malgré une répression "impitoyable". Des centaines de morts selon des ONG, et des milliers d'arrestations en un an.
La contestation née de la mort de Mahsa Amini s'est d'abord exprimée dans des manifestations d'ampleur. Elle est désormais plus diffuse, mais les femmes restent en première ligne, et leur rôle est "déterminant" en raison de décennies "de discriminations et d'oppression" dans leur vie publique et personnelle.
Scènes encore inimaginables il y a deux ou trois ans, des femmes apparaissent aujourd'hui dévoilées dans l'espace public, malgré les risques – le port du foulard étant un des piliers de la République islamique. De jeunes journalistes sont emprisonnées pour avoir enquêté sur la mort de Mahsa Amini.
Mais le "mouvement révolutionnaire" a dépassé les élites jeunes et urbanisées, insistait Narges Mohammadi en 2023. "L'insatisfaction et les protestations touchent les régions périphériques et les villages", affirmait-elle, citant le chômage, l'inflation, la corruption comme facteurs alimentant la colère. "Les gens sont devenus mécontents et hostiles, même envers la religion", affirme la militante, estimant que les différents cycles de protestation qui ont secoué l'Iran ces dernières années, notamment contre la cherté de la vie, "montrent l'irréversibilité et l'ampleur de la contestation".
Une contestation dont les pays occidentaux ne veulent ou ne peuvent voir l'importance, s'irrite la prisonnière. "Je suis très critique de la politique d'apaisement des gouvernements occidentaux qui ne reconnaissent pas les forces et les figures progressistes en Iran, ainsi que de leurs politiques visant à perpétuer la dictature religieuse", assénait-elle. Les pays occidentaux sont toujours engagés dans de très difficiles négociations avec Téhéran pour relancer l'accord de 2015 sur le nucléaire. Par ailleurs, l'Iran, souvent accusé de pratiquer une "diplomatie des otages", détient des dizaines d'étrangers dans ses prisons.
Cela fait plus de huit ans que je n'ai pas vu Kiana et Ali... C'est une douleur insupportable et indescriptible. Narges Mohammadi
"Cela fait plus de huit ans que je n'ai pas vu Kiana et Ali, et cela fait plus d'un an et demi que je n'ai même pas entendu leur voix. C'est une douleur insupportable et indescriptible", écrivait Narges Mohammadi. Son mari et ses deux enfants, des jumeaux de 16 ans, vivent en France.
Parfois contrainte à l'isolement ou privée d'appels téléphoniques, l'Iranienne fait l'objet "d'un acharnement judiciaire et policier pour la faire taire", selon l'organisation Reporters sans Frontières. "Le prix de la lutte n'est pas seulement la torture et l'emprisonnement, c'est un coeur qui se déchire à chaque privation, une souffrance qui pénètre jusqu'à la moelle de tes os", écrivait-elle. Je n'ai presque aucune perspective de liberté".
Pourtant, "le quartier des femmes d'Evin est l'un des quartiers de détenues politiques les plus actifs, résistants et joyeux en Iran. Au cours de mes années en prison, à trois reprises, j'ai partagé la détention avec au moins 600 femmes et je suis fière de chacune... La prison a toujours été le coeur de l'opposition et de la résistance en Iran, et pour moi elle incarne aussi l'essence de la vie dans toute sa beauté", disait la prix Nobel de la paix.
Lire aussi dans Terriennes :
Le voile ou la prison : les autorités accentuent la pression sur les Iraniennes
Un an après la mort de Mahsa Amini, le combat des Iraniennes en poèmes et en musique
Mariée à 15 ans, une Iranienne exécutée pour le meurtre de son mari
Mahsa Amini, un an après : les journalistes iraniennes paient le prix fort
L'espace vital des femmes vu par les photographes iraniennes
En exil, la journaliste et militante féministe iranienne Masih Alinejad toujours menacée
Zar Amir Ebrahimi : "À quand une révolution des femmes en Iran ?"
"La valise rouge" : la cause des Iraniennes dans un court métrage