Plus d’une décennie après les indépendances africaines, quel est le sort des femmes dans ces pays ? A quelles oppressions celles-ci sont-elles confrontées ? Ont-elles voix au chapitre ? Voilà autant de questions auxquelles Awa Thiam tente de répondre dans La Parole aux négresses.
Awa Thiam est une écrivaine sénégalaise, anthropologue et féministe. Elle fut une membre active de la Coordination des Femmes Noires en 1978, connue pour être l’un des plus importants groupes féministes noirs de France. La publication de La parole aux négresses lui donne une aura continentale et internationale, car pour une fois, une Africaine parlait aux Africaines de sujets les concernant au premier plan :
"Prendre la parole pour faire face. Prendre la parole pour dire son refus, sa révolte. Prendre la parole agissante. Parole – action. Parole subversive. Agir – agir – agir, en liant la pratique théorique à la pratique – pratique…"
(Awa Thiam 1978, page 20)
Les femmes africaines cessent de jouer les seconds rôles et veulent mettre les mots sur ce qu’elles endurent.
Préfacé par Benoîte Groult, féministe française engagée contre les mutilations génitales féminines dans son livre Ainsi soit-elle (Groult 2000), La Parole aux négresses paraît en 1978 aux Editions Denoël-Gonthier.
La publication de ce livre et les sujets dont il y est question permettent à Awa Thiam d’être l’un des membres fondateurs de la Commission de l’Abolition de la Mutilation sexuelle, puis Ministre de la Santé et de l’Action sociale de l’Etat du Sénégal. Outre La Parole aux négresses, Awa Thiam est aussi l’auteure de Continents noirs (Thiam 1987) et de La Sexualité féminine africaine en mutation, l’exemple du Sénégal (Thiam 2015). La Parole aux négresses a été traduit sous le titre Speak out, Black sisters, Feminism and oppression in Black Africa (Thiam 1986).
En pleine période post-indépendance, alors que la plupart des pays africains avaient accédé à la souveraineté nationale, les libertés des femmes n’étaient pas encore totalement acquises. Les exemples sénégalais et guinéen nous ont montré l’émergence de mouvements féminins très engagés dans la lutte pour l’indépendance, à l’image de l’Union des Femmes sénégalaises et du Mouvement des Femmes du Parti démocratique Guinéen, parti de Sékou Touré, président de la République guinéenne.
Les femmes continuaient de ployer sous le joug du patriarcat, car les lois mises en place dans les pays nouvellement indépendants œuvraient au renforcement du patriarcat. Nous pouvons citer comme exemple l’Article n°133 du Code de la famille sénégalais de 1972 (une deuxième version suivra en 1989), stipulant que
"Le régime juridique du mariage est régi par le système dit des options – le code reconnaît : la polygamie qui autorise l’homme à avoir au maximum quatre épouses, la polygamie limitée, et la monogamie. Si l’homme ne souscrit à aucune des options ci-dessus, le mariage est placé par défaut sous le régime de la polygamie. Ces options de monogamie et de polygamie limitée sont irrévocables et engagent l’optant pour toute la durée de son existence. Le type de mariage influe sur l’accès au foncier."
Quant à l’Article 152, il réaffirme le rôle de l’homme en tant que chef de famille, en stipulant que
"La notion de puissance paternelle figure encore dans le Code de la famille, qui prévoit que celle-ci appartient conjointement au père et à la mère, mais est exercée durant le mariage par le père, en qualité de chef de famille."
Pour mieux pouvoir dompter les femmes et les soumettre à leurs desiderata, les hommes, en accord avec certaines femmes, passent par elles au nom de la parenté, du mariage, mais aussi du droit d’aînesse, pour les asservir. Awa Thiam, dans son livre, effectue une historiographie des oppressions dans lesquelles les femmes africaines sont empêtrées. En pratiquant l’intersectionnalité avant que celle-ci ne soit érigée en concept d’analyse, car entrecroisant dans l’analyse sociologique les destinées des femmes à qui elle donne la parole, Awa Thiam offre une fresque socio-culturelle et cultuelle africaine.
Awa Thiam tente d’apporter des esquisses de réponses dans son livre et ces réponses ont pour noms clitoridectomie, infibulation, mariage forcé, polygamie, analphabétisme, grossesses précoces. Elle décide de prendre sa plume pour montrer que pour sortir de cet asservissement, la femme africaine doit lutter :
"Lutter, c’est se battre avec résolution et foi dans une victoire certaine, comme la promesse d’un bonheur prochain et sûr, que l’on vivra ou que d’autres vivront. Donc lutter avec la ferme conviction qu’il y aura un aboutissement positif – en notre présence ou en notre absence. LUTTER."(Thiam 1978, p. 162)
L’ouvrage est structuré autour d’une première partie, intitulée "Les mots des négresses", où les femmes africaines longtemps racontées par d’autres, utilisent maintenant leurs propres mots pour conter leurs réalités. Les négresses sont ces subalternes cachées derrière les foyers ardents, les portes closes et les ménages avilissants. Pour parler, on se tourne vers le mâle : père, mari, frère … Car ceux-ci, en plus de détenir la parole, décident des destinées de ces femmes et les poussent à ne pas avoir droit au chapitre. Cette première partie est suivie d’une seconde, "Les maux des négresses", partie où les traditions telles que l’excision, la clitoridectomie, sont questionnées et remises en question. Awa Thiam questionne même la religion musulmane, souvent invoquée pour justifier certaines atrocités.
Dans "Féminisme et révolution", il sera question pour Awa Thiam de questionner les luttes émancipatrices des femmes négro-africaines, par rapport aux Occidentales et blanches.
Dans "Que proposer aux négresses", Awa Thiam propose des axes de réflexion pour qu’une réelle sororité soit appliquée et que les négro-africaines fassent vraiment entendre leurs voix dans leurs sociétés.
Le mariage est une institution dans les contrées africaines. Mais une institution profitant à qui essentiellement ? Aux hommes qui en profitent pour asseoir leur domination sur les femmes. Femmes qui peuvent être leurs épouses, leurs petites-filles, leurs nièces… Ces hommes interviennent à différents niveaux dans la vie de ces femmes et décident pour elles. Ils les épousent, puis les répudient, les laissant sans ressources, collectionnent les épouses, mais aussi décident de qui ces femmes doivent épouser, au nom de la coutume, mais aussi de la religion.
L’interview collective réunissant des hommes et des femmes en Guinée qui clôt cette partie nous permet de voir à quel point les femmes n’ont pas le droit à la parole, car celle-ci leur est confisquée par les hommes. Cette confiscation de la parole rejoint ce que Pierre Bourdieu appelle dans son ouvrage La Domination masculine , "La dépossession des femmes de leur rôle d’agent historique" (Bourdieu 1998). Elles sont là, mais jouent les seconds rôles.
DES MAUX DE NEGRO-AFRICAINS
Sociologiquement, l’excision est une pratique encore bien vue dans la communauté, car elle forge les femmes "de valeur", en neutralisant leur sexualité (refus de leur reconnaître le droit au plaisir sexuel, le coït ayant seulement pour but de satisfaire le désir masculin et de permettre aux femmes de procréer) et les forme à la souffrance :
"Après avoir écarté de ses doigts les grandes et petites lèvres de la fillette, la matrone les fixe dans la chair, de chaque côté des cuisses, au moyen de grosses épines. Avec son couteau de cuisine, elle fend le capuchon, puis elle le coupe. Tandis qu’une autre femme éponge le sang avec le chiffon, la mère creuse de l’ongle un trou le long du clitoris afin de décortiquer cet organe. La fillette pousse des cris épouvantables, mais personne ne s’en soucie… La mère finit par déraciner le clitoris qu’elle dégage et l’extirpe avec la pointe de son couteau." (Thiam 1978, p. 77)
Ce qui est intéressant à noter ici, c’est que certaines femmes contribuent à asseoir la domination masculine sur les femmes. En perpétrant elles-mêmes ces actes, elles demeurent convaincues que les fillettes, futures épouses et mères, satisferont comme il se doit leurs futurs époux. L’homme a le droit, au moyen de son phallus, de rabaisser continuellement la femme, car il est le seigneur et maître. Cette violence en cache une autre, plus insidieuse cette fois : la mysoginie et la violence mentale.
Le cas de la polygamie en est un exemple patent. Après avoir dit non au projet de communauté africaine proposée par le Général de Gaulle lors de sa tournée africaine, la Guinée à travers son Président d’alors, Ahmed Sékou Touré, souhaite accéder à la souveraineté nationale. La Guinée devient ainsi un cas d’école en matière d’égalité des sexes en plaçant la femme au sein des nouvelles réformes étatiques. Le premier gouvernement accorde une large place à la parité (22 ministres en 1975) et le parti au pouvoir, le Parti Démocratique Guinéen-PDG, leur laisse l’initiative.
Avec des mesures telles que l’interdiction de la polygamie, la Guinée entre de plain-pied dans la réappropriation des droits des femmes :
Quelques rares pays ont fait des efforts et ils méritent d’être cités : la Guinée de Sékou Touré en 1958, le Ghana de Nkrumah sont les rares à avoir nommé des femmes ministres, ambassadeurs, députés ou membres du Bureau politique. Je pense notamment à Jeanne Martin Cissé, ministre, parlementaire, représentante de la Guinée aux Nations unies, qui fut la première Africaine à présider le Conseil de sécurité aux Nations unies à la fin des années 1970. (Sow 2007, p. 734).
Mais ces mesures, parmi tant d’autres, sont minimes parce que dans La Parole aux négresses, les femmes guinéennes s’expriment et réclament la place qui est la leur.
La polygamie institutionnalisée pourrait être assimilée à un maillon de la chaîne oppressant les femmes africaines ; car sous couvert de religion musulmane, qui autoriserait les hommes à épouser jusqu’à quatre femmes, les hommes africains épousent et répudient à tout va, créant des malheurs et brisant des vies à jamais : "Cependant, en ce qui concerne la polygamie, la profession de foi prenait le pas sur l’objectivité, et sur l’information". (Thiam 1978, p. 134)
Dans la poursuite de ces maux, Awa Thiam touche de sa plume un triste phénomène qui concerne une bonne frange des Négro-Africaines : le blanchiment de la peau, encore appelé le mal "noir" du XXe siècle.
En voulant se conformer aux canons de beauté, surtout occidentaux, la Négro-Africaine assimilera le fait que la peau noire est synonyme de laideur et cherchera à se débarrasser de la mélanine, caractéristique de la peau noire.
La femme claire sera la préférée du conjoint, de même que sa progéniture, et recevra de ce fait tous les avantages inhérents à cette couleur de peau. Pour éradiquer cette pratique, un sursaut doit s’opérer, et Awa Thiam préconise :
"En fait, ce qui permettrait réellement de radier ce mal 'noir' du XXe siècle des sociétés négro-africaines, ce serait une prise de conscience radicale chez les Négresses et les Nègres de leur être et un bouleversement radical des systèmes qui cautionnent et encouragent, d’une manière ou d’une autre, une telle pratique."(Thiam 1978, p. 148)
FEMINISME ET REVOLUTION
Awa Thiam endosse son costume de militante féministe pour faire l’état des lieux des luttes émancipatrices des Négro-Africaines, et surtout les confronter à d’autres réalités, histoire de voir l’état d’avancement, ou pourquoi pas, de régression. Il est urgent de rappeler – et Awa Thiam insiste là-dessus – que les réalités des Africaines ne sont pas les mêmes que celles des Européennes, ou encore des Américaines :
"Là où l’Européenne se plaint d’être doublement opprimée, la Négresse l’est triplement. Oppression de par son sexe, de par sa classe, et de par sa race. Sexisme – Racisme – Existence de classes sociales (capitalisme, colonialisme ou néo-colonialisme)." (Thiam 1978, p. 160)
Les femmes africaines se retrouvent à l’intersection de plusieurs oppressions, oppressions visant à nier leur condition d’êtres humains. Pour pouvoir se libérer, elles doivent se lever et lutter contre ces sociétés fondamentalement patriarcales, avant de pouvoir établir une sororité avec d’autres femmes de contrées étrangères. Car en fin de compte, les femmes de toutes les sociétés s’accordent autour d’un même but : l’éradication du patriarcat.
QUE PROPOSER AUX NEGRESSES ?
Les femmes refusent l’invisibilisation qui est la leur et réclament leurs droits :
"En d’autres termes, nous dirons qu’il s’agit non d’une course de vitesse, mais d’une course de fond. Que les femmes s’arment en conséquence pour la mener à bien." (Thiam 1978, p. 186)
Dans la conclusion de La Parole aux négresses, Awa Thiam se propose de faire une radioscopie, certes effectuée tout le long de son livre, des souffrances de ses sœurs négro-africaines, et leur livre un message d’espoir consistant à dire que c’est par une lutte longue et acharnée qu’elles arriveront à arracher leur liberté, seule voie de leur salut.
Les femmes africaines ne sont nullement barricadées dans leurs pays et refusent toute main tendue, ou encore ne regardent pas ce qui se passe ailleurs. Le concept d’intersectionnalité, quoique théorisé plus tard par Kimberlé Crenshaw, trouve un écho antérieur dans La Parole aux négresses, car Awa Thiam pose déjà les bases de ce concept, en sous-tendant que le genre, en tant que stratification sociale, opère une dichotomie entre l’homme africain et la femme africaine, et de plus, on assiste à une stratification dans les oppressions subies par les Négro-Africaines.
Définie comme étant une théorie transdisciplinaire visant à appréhender la complexité des identités et des inégalités sociales par une approche intégrée. Elle réfute le cloisonnement et la hiérarchisation des grands axes de la différenciation sociale que sont les catégories de sexe/genre, classe, race, ethnicité, âge, handicap et orientation sexuelle. L’approche intersectionnelle va au-delà d’une simple reconnaissance de la multiplicité des systèmes d’oppression opérant à partir de ces catégories et postule leur interaction dans la production et la reproduction des inégalités sociales (Crenshaw 1989 ; Collins 2000 ; Brah & Phoenix 2004). Elle propose d’appréhender "la réalité sociale des femmes et des hommes, ainsi que les dynamiques sociales, culturelles, économiques et politiques qui s’y rattachent comme étant multiples et déterminées simultanément et de façon interactive par plusieurs axes d’organisation sociale significatifs." (Bilge, 2009, p. 70-88)
Cette théorie trouve déjà un écho dans l’ouvrage de Awa Thiam.
Une femme, où qu’elle puisse être dans le monde et quel que soit son degré de souffrance, trouvera, chez ses sœurs africaines, de l’empathie :
"En tant que femmes, nous nous sentons solidaires de cette jeune Italienne âgée de seize ans violée par son frère et qui veut se faire avorter alors que les médecins refusent de l’assister, de toutes les Angela Davis et Eva Forest emprisonnées, d’où qu’elles soient, des Vietnamiennes qui ont vaillamment lutté pour assurer la victoire sur les "tigres de papier" américains, des Négro-Africaines engagées dans la lutte de libération du Zimbabwe…"(Thiam 1978, p. 182)
L’ouvrage de Awa Thiam est salutaire, car il a permis d’ouvrir la voie à une quantité non négligeable de productions scientifiques non seulement au Sénégal, mais aussi en Afrique francophone, sur les questions touchant les femmes africaines. Il est pionnier dans le sens où pour la première fois, loin de la littérature colonialiste tentant d’exprimer avec des relents de condescendance les réalités vécues par les Négro-Africaines, une Africaine permettait à ses congénères de parler avec leurs mots certes simples, de ce qui les faisait souffrir et les maintenait à la marge de la société.
Quarante et un ans après sa première publication, La Parole aux négresses reste un ouvrage encore actuel, car les mariages forcés, les mutilations génitales, les répudiations, le blanchiment de la peau, la religion musulmane expliquée sous le prisme masculin, sont encore des maux qui touchent les Négro-Africaines. Les époques ne sont certes plus les mêmes, mais les oppressions demeurent les mêmes. Toutefois, force est de constater que les Négro-Africaines se battent toujours pour la reconnaissance de leurs droits et leur existence en tant qu’individus faisant partie à part entière, au même titre que les hommes, des sociétés qui les ont vu naître.
Toujours citée en référence des écrits des femmes africaines sur elles-mêmes, cette dimension réflexive fait la renommée de l’ouvrage La Parole aux négresses des décennies après sa publication. Pour une fois que les écrits sur et pour les femmes africaines n’étaient pas effectués par des chercheurs et chercheuses occidentaux dont le fruit des enquêtes ne servaient qu’à leur propre renommée et bibliographie, alimentant ainsi une littérature dite "coloniale", la publication de La Parole aux négresses fut une expérience sociologique salutaire.
En plus de montrer que les femmes africaines ne sont pas une catégorie immuable et homogène, La Parole aux négresses, en donnant la parole à ces femmes africaines qui (ra)content leurs vécus, offre un cadrage pour que soient vues les oppressions que subissent ces femmes. En les croisant en fonction des zones géographiques, nous pouvons ainsi voir que l’intersectionnalité, avant qu’elle ne soit érigée en concept et codifiée comme cadre légal et juridique par les féministes afro-américaines telle Kimberlé Crenshaw, fut un concept novateur pratiqué en Afrique par Awa Thiam, via La parole aux négresses.