Fil d'Ariane
Sa première sortie dans le grand monde provoqua le scandale. C’était en 1881, au Salon des Indépendants à Paris. Degas avait traîné, elle était en retard, était arrivée deux semaines après l’ouverture du Salon. Et dans quel accoutrement: une statue de cire, mais vêtue d’un vrai tutu, de vrais chaussons et d’un vrai ruban noué dans de vrais cheveux – un mélange de matières d’une modernité radicale. Elle était petite – 1 mètre! Mais elle narguait le public, nue sous son habit de spectacle, juchée sur son socle nappé d’audacieux satin, sous une cloche de verre, les yeux mi-clos, l’air absent, nonchalant, ou méprisant – on n’était pas bien sûr.
Une enfant «aux allures vicieuses» accuse la critique, avec son front fuyant et sa mâchoire prognathe, traits considérés comme typiquement criminels à l’époque. Une danseuse, mais peu gracieuse. «Raffinée et barbare», dira l'écrivain et critique d'art Joris-Karl Huysmans. Bref, un vrai scandale. Quand Degas rapportera chez lui sa Petite Danseuse, quasi plus personne ne la verra pendant plus de trente ans, même si sa réputation était établie. Ce n’est qu’après la mort du peintre, en 1917, que le fondeur Hébrard la récupérera parmi d’autres statuettes de cire et en tirera 22 bronzes, aujourd’hui dans les musées de Washington, Copenhague ou Paris.
Les mots de l'écrivaine française Camille Laurens réveillent deux histoires. Celle de Degas, peintre bourgeois, célibataire, puriste, exigeant, obsédé par le geste juste, faisant poser ses modèles encore et toujours jusqu’à saisir le mouvement de la vie, recourant à la sculpture pour être plus proche de la réalité quand ses yeux commençaient à l’abandonner. Et celle de Marie van Goethem, petite miséreuse, à qui l'on a donné le prénom de sa sœur morte, embauchée à l’Opéra pour quelques sous par jour comme «marcheuse» de deuxième classe – ces ouvrières de la danse qui faisaient l’ordinaire du corps de ballet en fond de scène –, arrondissant son salaire en posant pour Monsieur Degas au point que plus tard, elle serait renvoyée des petits rats pour cause d’absentéisme. Il n’est pas sûr qu’elle ait vu un jour sa statuette.
«Ce qui fait souvent rêver nos petites filles n’était pas un rêve pour elle.» On apprend mille choses dans le récit-enquête très documenté de Camille Laurens, qui fera partie de sa thèse de doctorat. A l’Opéra cohabitaient un prolétariat de petits rats, dont les familles n’étaient pas les dernières à vouloir profiter, et un monde d’amateurs distingués attirés par les corps des danseuses autant que par le mystère de la danse (voir plus bas, l'entretien avec Jean-Pierre Pastori). Les temps étaient violents, et on est touché par l’empathie profonde que la narratrice ressent pour sa petite danseuse, par la conversation inquiète qu’elle entretient avec elle en silence, sur les rapports entre l’artiste et son sujet, sur le célèbre et l’anonyme, sur l’œuvre d’art qui échappe à son créateur, sur l’ironie de la postérité. Marie a-t-elle su qu’elle était jugée monstrueuse, effrayante? Degas a-t-il voulu avec sa statuette choquer la société en provoquant la réflexion? La danseuse s’est éclipsée quelques années après avoir travaillé pour le peintre, sans laisser de traces.
Camille Laurens raconte aussi son enquête dans les archives aujourd’hui, entre documents exhumés et fichiers d’état civil publiés en ligne. Et c’est ce qui fait tout le prix de ce petit volume hybride, cette circulation du récit entre vie et écriture, cette mise en relation d’hier et d'aujourd’hui, qui conduit finalement l’auteure bouleversée à trouver des résonances inattendues de sa quête de Marie dans sa propre vie.
Marilyn Monroe s’est fait photographier à côté de la statuette. Misty Copeland, la première Américaine noire danseuse étoile de l’American Ballet Theatre, elle aussi d’origine pauvre, a pris la pose de Marie pour une série de photographies qui reproduisent les tableaux de Degas. Hier conspuée, aujourd’hui acclamée, la Petite Danseuse continue d’inspirer. Passée aux rayons X, sa cire révèle un magma de pinceaux et de fils de fer autour desquels Degas a modelé son personnage, raconte Camille Laurens. Une matière souple, étoffe de rêves.
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Nous avons fait lire «La Petite Danseuse de quatorze ans» à l'historien de la danse Jean-Pierre Pastori. Qui a été conquis, tout en émettant quelques bémols.
Qui ne connaît Jean-Pierre Pastori dans le monde de la danse? L'ancien journaliste, auteur d'une vingtaine d'ouvrages reconnus sur l'histoire de la danse, ex-directeur du château de Chillon, a pris du plaisir à lire La Petite Danseuse de quatorze ans. Il connaissait la statue en photo avant de découvrir, à la Fondation de L'Hermitage, un de ses bronzes à la toute récente exposition de la collection Bührle, dont c'est un des joyaux. Impressions.
Le Temps: Des petites danseuses issues de milieu modeste quasiment proposées par leurs mères maquerelles à la haute société fréquentant l'Opéra: la description que fait Camille Laurens du monde des petits rats dans les années 1880 vous paraît-elle juste?
Jean-Pierre Pastori: Le fond n'est pas discutable mais elle force un peu le trait. A l'époque, le foyer de l'Opéra était ouvert au cercle des abonnés et aux membres du Jockey Club, des gens très fortunés, mariés, mais qui avaient leurs protégées, à qui ils pouvaient offrir des vêtements, des bijoux – que les danseuses voulaient ensuite porter sur scène. Et je peux imaginer que des mères aient poussé leurs filles à tenter de se trouver un beau parti. Il y avait de l'ambiguïté, mais de là à imaginer que la prostitution était généralisée comme elle le laisse penser, c'est exagéré.
Camille Laurens rappelle que l'expression «avoir une danseuse», qui signifie avoir une maîtresse chère, et par extension consacrer par plaisir beaucoup d'argent à quelqu'un ou à quelque chose, provient des danseuses de l'Opéra...
Théophile Gautier a eu ce mot: «Mlle Plunkett a été applaudie très souvent pour sa gentille figure et quelquefois pour son talent.» Cela veut tout dire! A l'époque, une cheville découverte émoustillait. Les spectateurs s'émerveillaient de Coppélia, dans lequel le rôle de Frantz était joué par une femme travestie dont le costume permettait de voir les formes. N'oubliez pas non plus qu'à l'époque, tous les opéras joués à Paris devaient comporter un ballet, réclamé par le public – c'est ainsi que Wagner a incorporé la bacchanale à Tannhäuser. La danseuse est le creuset de toute une fantasmagorie érotique des bourgeois de l’époque.
Y avait-il des petites danseuses à la même époque en Suisse?
A Lausanne, le Casino-Théâtre, ainsi qu’il s’appelait à la fin du XIXe siècle, comprenait déjà une «salle de gymnastique et de danse» qui n'avait rien de professionnel. Pour les spectacles d'opéra, on faisait venir des danseuses mais il n'avait pas de troupe permanente. C'est seulement à compter des années 1930 qu’un véritable enseignement chorégraphique y est donné, sous l’impulsion de Mara Dousse puis de Jacqueline Farelly. Les «revues» font alors appel à un petit corps de ballet, ainsi qu’à de «jolis mannequins», pour reprendre l’expression de l’époque. A Genève, la danse doit beaucoup aux époux Willy et Delly Flay, grâce auxquels la danse va prendre son essor au Grand Théâtre dès les années 1940. La multiplication des écoles de ballet, jusqu’au fond du Valais grâce à Cilette Faust, va changer l’image de la danse et de la danseuse. Il ne s’agit plus de dévoiler ses charmes, mais de se sentir bien dans sa peau!
«La Petite Danseuse de quatorze ans», Camille Laurens, Ed. Stock (2017, 173 pages)
Article orginal paru dans le quotidien Le Temps à retrouver sur le site du quotidien