Fil d'Ariane
"Je refuse l'échec". Ces quelques mots clairs et nets en disent long sur la détermination de cette procureure afro-américaine. Décrite comme stricte et ambitieuse, un bourreau de travail ou un "pitbull", elle se dit prête à arrêter l'ex-président des Etats-Unis. Qui est Fani Willis ?
La procureure du comté de Fulton, Fani Willis, le 19 avril 2023, à Atlanta.
L'enquête pour tentatives de manipulation des résultats de la présidentielle 2020 en Géorgie, c'est elle. L'inculpation de 19 personnes, dont Donald Trump, c'est encore elle. Fani Willis est la première femme à occuper le poste de procureure dans le comté de Fulton, en Géorgie, et elle fait parler d'elle.
Fraîchement élue, la démocrate a dû décider très vite après sa prise de fonctions, en 2021, si elle s'attaquerait à l'ancien président. C'est un coup de fil de ce dernier pour faire pression sur un responsable local et "trouver" des votes en sa faveur, qui déclenchera la périlleuse investigation.
Que vous soyez au Capitole ou dans un bidonville, vous devrez rendre des comptes si vous commettez un crime. Fani Willis
"Ma carrière m'a appris que, peu importe la pression politique, il faut faire ce qui est juste, lançait Fani Willis après son élection. Et que vous soyez au Capitole de l'Etat ou dans un bidonville, vous devrez rendre des comptes si vous commettez un crime", martelait la quinquagénaire.
Fani Willis a baigné dès l'enfance dans le monde du droit. Née en Californie, elle grandit à Washington, où son père – un avocat qui fut membre des Black Panthers – l'emmenait souvent au tribunal. Elle raconte qu'à l'âge de huit ans, elle mettait en ordre ses dossiers, des affaires de meurtre et de drogue.
Loin de la rebuter, cette atmosphère lui montre le chemin : elle étudie d'abord à l'université d'Howard, établissement historiquement noir de la capitale, puis à la faculté de droit d'Emory, en Géorgie. Elle devient avocate, ouvre son propre cabinet, puis passe de l'autre côté et rejoint le parquet du comté de Fulton.
En 2001, Fani Willlis devient assistante du procureur du comté de Fulton, qui englobe une grande partie de la ville d'Atlanta. Elle y travaille pendant seize ans sur des homicides, des agressions sexuelles et des affaires impliquant des membres de gangs.
Elle s'attaque à des dossiers souvent complexes, comme le scandale de triche dans des écoles publiques d'Atlanta, en 2013, qui avait fait grand bruit : les enseignants avaient gonflé les notes pour montrer des améliorations dans les résultats des élèves. Fani Willis était la procureure principale dans ce procès qui a duré huit mois, le plus long de l'histoire de la Géorgie. Il s'est achevé en 2015 par la condamnation de 11 enseignants et éducateurs.
Akil Secret, avocat de la défense, représentait l'un des éducateurs inculpés. Il décrivait alors son adversaire Fani Willis comme "juste" et "honnête" dans cette procédure, et dans l'ensemble, comme une "procureure tenace".
Elle a acquis la réputation d'une très bonne avocate. Elle est très obstinée, très offensive. Clint Rucker
"Elle était capable de donner l'impression que tout était facile, témoigne l'avocat Clint Rucker, un ancien confrère. Elle a acquis la réputation d'une très bonne avocate sur des affaires de meurtre complexes, par son style et son comportement au tribunal. Elle est très obstinée, très offensive." Cette femme, de stature menue, a pourtant la voix qu'il faut pour se faire écouter, ajoute Clint Rucker.
En 2018, elle ouvre son propre cabinet. C'est alors que le procureur Paul Howard, son ancien supérieur, est accusé de harcèlement sexuel et de malversation financière. Il nie, mais Fani Willis intervient pour témoigner de sa gestion dysfonctionnelle et corrompue. Elle se présente aux électeurs comme le changement nécessaire, promettant plus de transparence et d'intégrité.
"J'ai l'intention de faire le nécessaire pour assurer la sécurité de tous, représenter tout le monde et veiller à ce que ceux qui enfreignent la loi – policier, élu ou anonyme – soient poursuivis et que notre société soit en sécurité", déclarait-elle à l'Atlanta Voice en août 2020. Elue procureure, elle est la première femme à occuper cette fonction dans le comté de Fulton.
Elle poursuit les membres présumés du gang des Bloods, le "Drug Rich Gang", ainsi que les stars du rap Young Thug et Gunna et d'autres membres présumés de Young Slime Life, ou YSL, en vertu de la loi dite "Rico", un texte généralement utilisé contre la mafia et les gangs. C'est ausi sur cette législation visant la délinquance en bande organisée que s'est appuyée Fani Willis pour inculper Donald Trump et ses 18 co-accusés.
"C'est un pitbull", dit Vince Velazquez, un policier d'Atlanta cité par le Washington Post qui a souvent eu affaire à elle. "Si je commettais un crime, je ne voudrais pas être poursuivi par Fani Willis, assure à ABC News le juge Baxter, qui a supervisé l'enquête pour triche dans les écoles publiques d'Atlanta. C'est une formidable avocate et elle sait parfaitement ce qu'elle fait."
Donald Trump, lui, a fait une cible de choix de "Fani-La-Fausse", le sobriquet qu'il lui a attribué. "Enragée", partisane, "hors de contrôle", "très corrompue", "marxiste démente" et même "raciste"... L'ex-président et son équipe de campagne ont multiplié les attaques contre la procureure. Elle "a fait campagne et levé des fonds sur le slogan 'Je vais me faire Trump'", grince le milliardaire républicain sur sa plateforme, Truth Social. Donald Trump est allé jusqu'à laisser entendre pendant un meeting de campagne qu'elle avait eu une liaison avec un membre de gang.
Fani Willis, qui a déclaré avoir reçu des menaces et se déplace souvent sous sécurité renforcée, s'est dite confiante dans son travail. "Je refuse l'échec", confie au Wall Street Journal cette mère de deux filles, divorcée, qui affirme être au bureau de 06h30 à au moins 19 heures tous les jours.
Il s'agit de la quatrième inculpation pénale en moins de six mois pour Donald Trump, en campagne pour la primaire républicaine pour reconquérir la Maison Blanche en 2024. Les trois autres portent sur l'achat du silence d'une actrice de films X, à New York, et au niveau fédéral, sur sa présumée négligence dans la gestion de documents confidentiels en Floride et ses tentatives présumées frauduleuses d'inverser le résultat de l'élection de 2020 dans sept Etats-clé.
Bien que beaucoup des faits visés se retrouvent dans la procédure fédérale instruite à Washington par le procureur spécial Jack Smith, le recours par la procureure Fani Willis à une loi de Géorgie réprimant la criminalité en bande organisée change radicalement la donne, en raison du nombre de prévenus et de l'ampleur du dossier.
L'inculpation de l'ex-président en Géorgie "est unique à bien des égards parmi les poursuites pénales ouvertes contre Trump, mais une différence significative est qu'elle implique 19 prévenus" au total, remarque Erica Hashimoto, professeure de droit à l'université de Georgetown dans un article publié le 15 août sur le blog spécialisé Just Security.
Pour le juriste Norman Eisen, ancien spécialiste en éthique au sein de l'administration Obama, et l'avocate Amy Lee Copeland, cette inculpation "est la première à explorer toutes les profondeurs du complot... à l'échelle d'un Etat". "La Géorgie dispose d'un éventail de lois pénales taillées sur mesure pour les turpitudes tentaculaires auxquelles Donale Trump et ses coconspirateurs sont accusés de s'être livrés", écrivent-ils dans une tribune publiée par le New York Times.
"Je dirais que si c'est la Fani que je connais, la préparation de cette affaire a été méticuleuse et la présentation au grand jury sera très professionnelle, déclare Clint Rucker. Et si ce grand jury rend un acte d'accusation qui inculpe l'ancien président des États-Unis, il s'agira d'une affaire d'une telle ampleur historique que je ne peux imaginer qu'un procureur, où que ce soit dans le pays, puisse en traiter une plus importante. Elle sait ce qui est en jeu."