Résistance

"La rébellion des fleurs" : des femmes autochtones dénoncent le 'terricide' en Argentine

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 Llanka Milan

Llanka Milan, à Paris, le 17 mai 2024.

@Terriennes/Florencia Valdés Andino
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En 2019, 23 femmes indigènes occupent le ministère de l’Intérieur argentin pour dénoncer la dévastation de leur territoire et de leur culture. Le documentaire La rébellion des fleurs, de Maria Laura Vasquez, raconte l'épopée de ces battantes, fédérées par la Mapuche Moira Millán. Sa fille, Lianka, était aussi de l'aventure. Rencontre.

Veste violette, cheveux attachés, mains dans les poches, Lianka Millán semble à l’aise dans les rues bruyantes et dans le métro de Paris. Difficile de deviner qu'au milieu de tout ce bitume, elle se sent coupée de tout, de la terre et des éléments. "Chez nous, si tu parles à la rivière, elle t’écoute, le vent t’écoute, l’intangible est fondamental", explique-t-elle. "Chez nous", c’est le Sud de l’Argentine, là où les Mapuches (Peuple de la terre) font communauté depuis des siècles. 

Assise à la terrasse d’un café, elle parle d'un débit rapide, ses idées s’entrechoquent rythmées par l’urgence. Urgence de raconter, d’expliquer la riche culture Mapuche, de trouver des solutions et de "tisser des liens ici, où les Européennes ignorent tout de ce que l’on endure". 

L’anthropocentrisme nous fait croire que l’humain est plus important que tout. Pour nous, les femmes et les hommes ne sont pas plus importants qu’un arbre.Lianka Millán

Lianka Millán promène son regard : "Ici tout le monde a sa petite vie, son travail, sa voiture, son chien, sans imaginer qu’il y a tout un univers intangible tout aussi important. Nous sommes en crise [écologique] et cette crise s’explique en partie parce que nous avons dissocié le corps de tout ce qui le relie à la nature. Cela s’explique aussi parce que l’anthropocentrisme nous fait croire que l’humain est plus important que tout. Pour nous, les femmes et les hommes ne sont pas plus importants qu’un arbre. Nous vivons de la terre et nous vivons avec. Quand nous résistons, nous engageons d’abord notre corps parce que c’est tout ce que nous avons".

"Je ne suis pas activiste, je n’avais pas particulièrement envie de faire comme ma mère", poursuit-t-elle. Mais le fait d’être venue "presque par hasard" à Paris pour présenter le film de Maria Laura Vásquez lui donne un nouveau but : "construire des ponts".

Le peuple Mapuche, une histoire de persécution

Ce n’est pas un hasard. Lianka Millán est née dans la lutte. Elle a grandi dans un territoire "récupéré" par sa mère, Moira Millán, protagoniste du film et cheffe guerrière de sa communauté. "Ma mère a été élevée dans une famille évangélique et pauvre en pleine ville. Un jour elle apprend qu’elle appartient au peuple Mapuche. Elle entreprend alors de connaître sa culture. Plus tard et déjà mère de trois enfants, elle passe une journée à la campagne avec des amis et s’interroge sur l’endroit où elle se trouve. Ses amis lui expliquent qu’il s’agit une caserne abandonnée construite en territoire Mapuche. Intriguée, elle répond à un appel qui se manifeste dans ses rêves. Elle prend ses filles, je n’ai que neuf mois, et s’installe dans cet endroit abandonné".

Moira Ivana Millán

Moira Ivana Millán

capture d'écran du documentaire de Maria Laura Vasquez

Commence alors un violent bras de fer avec les autorités locales, pour qui les Millán ne sont que des envahisseurs. Il existe pourtant un cadre protecteur qui stipule que les peuples originaires peuvent récupérer leur terre à condition de prouver un véritable lien avec. Mince affaire. 

En 1940, un général appelé Condesa chasse 40 familles Mapuche de ce territoire. Au bout de quelques années, il cède ces parcelles à la police de la province. Pendant la dictature militaire (1976-1983) la caserne devient un centre de torture. Une fois la dictature finie, la police y laisse des chevaux pour ensuite finir par l’abandonner. 

A mesure que Moira Millán approfondit ses connaissances de sa culture ancestrale, elle commence à parcourir le territoire argentin, où 36 peuples autochtones sont reconnus, mais néanmoins discriminés et délaissés. Des peuples très singuliers, mais tous confrontés aux mêmes pénuries et aux mêmes menaces dont la perte définitive de leur terre sous pression des multinationales convoitant les ressources naturelles. 

La lutte des groupes indigènes est structurée de façon totalement patriarcale.(...) Les femmes n’ont pas leur mot à dire, et pourtant, ce sont elles qui sont en première ligne quand il s’agit d’assurer la subsistance des leurs Lianka Millán

"Ce qui nous frappe aussi c’est que la lutte des groupes indigènes est structurée de façon totalement patriarcale". Les hommes parlent aux hommes. Dans la plupart des cas, un représentant de la communauté s’entretient avec un représentant des autorités locales pour défendre les intérêts des peuples originaires. Les femmes n’ont pas leur mot à dire, et pourtant, ce sont elles qui sont en première ligne quand il s’agit d’assurer la subsistance des leurs, sans eau, sans éducation, sans accès à la santé et toujours dans la crainte d’être délogées, voire tuées.

Renouer avec sa culture

Dans ses voyages, "ma mère commence à connaître en profondeur ces autres communautés et la violence que subissent les femmes y compris dès l’enfance. Elle se rend compte qu’on pratique encore dans certaines localités le 'chineo', le viol de petites filles et de femmes indigènes par des hommes 'criollos' puissants, la violence intrafamiliale." C’est là que commence le Mouvement des femmes indigènes pour le Bien Vivre. 

Pour tenter de résoudre les problèmes des communautés, ce sont ces femmes qui devront s’en occuper. Forte de son expérience de récupération de sa terre et de sa culture également retrouvée, Moira Millán réunit 23 femmes indigènes venues de toute l’Argentine pour imaginer un plan d’action, car l’enjeu est de taille. En 2019, ce collectif fait des milliers de kilomètres en bus pour occuper le hall du ministère de l’Intérieur argentin. C’est inédit et culotté. Le but : dénoncer les carences et les violences que subit leur communauté. Elles dénoncent un "terricide", car il ne s’agit pas uniquement de la dévastation d’un territoire, mais aussi de la destruction d’une culture et d’une cosmogonie. 

De fait, le gouvernement libéral de Mauricio Macri de l’époque (2015-2019) a éliminé les restrictions de ventes de terres rurales aux entités étrangères, fragilisant encore plus la protection des peuples autochtones. Un décret signé par le président lui-même et le ministre de l’Intérieur Rogelio Frigerio. Les multinationales peuvent donc faire en toute légalité ce que d’autres font de façon plus dissimulée. 

Le peuple Mapuche argentin se bat depuis plusieurs décennies contre les propriétaires du géant du textile italien Benetton, qui possède des hectares et des hectares de territoire Mapuche en Patagonie. Le but est donc de se rendre jusqu’à la capitale et de s’entretenir directement avec le ministre de l’Intérieur afin de court-circuiter la hiérarchie traditionnelle et de s’assurer que le gouvernement central entend haut et fort les revendications de ces femmes.

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Un long voyage à haut risque

C’est ce combat que raconte le film de 2022, La rébellion des fleurs de la réalisatrice Maria Laura Vasquez. Le spectateur assiste aux premières réunions où des femmes très éloignées du militantisme se confient : on y voit cette mère dont son fils a été tué par la police, cette autre femme qui n’arrive pas à nourrir ses enfants ou encore cette autre qui parle d’eau polluée. Lucide, Moira Millán expose tous les risques auxquels elles s’exposent en voyageant jusqu’à la capitale : "Nous pouvons être réprimées, vos maris vont vous appeler pour rentrer mais le pire qui puisse nous arriver, c’est de nous lasser et de repartir bredouille".

Le défi est aussi de réussir à établir un dialogue avec toutes les participantes car "le ministère ne voudra parler qu’avec une ou deux personnes". Le respect de la pluralité des manifestantes est la colonne vertébrale du mouvement. Une fois arrivées à Buenos Aires, commence la valse d’interlocuteurs de bas rang qui cherchent à empêcher tout entretien avec leur supérieur, mais ces femmes refusent de quitter le hall du ministère de l’Intérieur, qu'elles occupent pacifiquement. On y voit également une Lianka Millán de 19 ans déjà révoltée par l’indifférence des passants. Elle distribue des tracts pour essayer de faire comprendre à ses propres concitoyens ce qui se joue en dehors de la capitale.

Lianka Milan, 19 ans

Lianka Milan dans le documentaire de Maria Laura Vasquez.

capture d'écran du documentaire de Maria Laura Vasquez

Frustration, fatigue, ennui, désaccords. Monsieur le Ministre se fait attendre car "il est en déplacement". 

"Mujeres indígenas, mujeres resistiendo, la lucha por la tierra ya está floreciendo”. “Femmes indigènes en résistance la lutte pour la terre est en pleine floraison", scandent-elles. Malgré les difficultés, la solidarité s’organise autour de leur campement de fortune où se jouent de véritables moments de sororité. Certaines doivent néanmoins rentrer, l’occupation commence à être longue et les mères d’enfants en bas âge ne peuvent pas rester plus longtemps, surtout parce que leurs petits n’ont plus rien à manger. Les départs anticipés sont déchirants. 

La révolution, c’est nous les femmes qui allons la faire. Lianka Millán

Le rendez-vous dans les bureaux du ministère est finalement fixé. Elles veulent faire comprendre aux autorités nationales ce qu’elles entendent par "terricide". Rogelio Frigerio restera poli, mais distant. Il renvoie la responsabilité aux autorités des provinces et argue que son ministère n’est pas en capacité de faire quoi que ce soit pour ces communautés, ni enquêter sur les morts, ni améliorer la qualité de l’eau, ni garantir l’intégrité des personnes vivant sur des territoires sensibles. Ce rendez-vous tant attendu est décevant. Après onze jours, "les fleurs" finiront par lever le camp, non sans débattre de la pertinence de rester.

Défendre la vie

Mais cette aventure est tout sauf une défaite. "Car la révolution, c’est nous les femmes qui allons la faire", affirme Lianka Millán. Pendant ces onze jours les "fleurs" du mouvement se sont rendu compte qu’elles pouvaient prendre les choses en main. 

Le terricide, ce sont aussi les féminicides commis lorsqu’on pille la terre, c’est la destruction d’une culture, d’une cosmogonie, d’un monde sensoriel. Lianka Millán

"Nous avons réussi à articuler ce qu’est le terricide. Si l’écocide est la destruction d’un écosystème aux conséquences néfastes, il va bien au-delà de cette définition. Le terricide, ce sont aussi les féminicides commis lorsqu’on pille la terre, c’est la destruction d’une culture, d’une cosmogonie, d’un monde sensoriel, explique-t-elle, Quand vous brûlez une forêt ancestrale, vous pouvez replanter tout ce que vous voulez après. Vous ne retrouverez jamais ce qui a été détruit, vous avez tué l’esprit de cette forêt. C’est ce que font d’ailleurs les agriculteurs ou l’industrie quand ils veulent s’approprier un territoire. Ils brûlent la forêt pour pouvoir dire que de toute façon il n’y a rien à protéger. Quand vous asséchez une rivière ou quand vous construisez un barrage. C’est pareil. Pour nous c’est ça le 'terricide'".

Cette occupation du ministère de l’Intérieur serait impossible aujourd’hui. Lianka Millán

L’élection d’un président de gauche, Alberto Fernandez, fin 2019 n’a rien changé. Si aucun pays latino-américain peut se dire exemplaire en matière de protection des peuples autochtones, malgré des avancées considérables dans certains pays, comme la Bolivie ou même le Chili voisin, où le peuple Mapuche est également présent, l’Argentine excelle en l’art de l’invisibilisation des peuples originaires. Pour preuve, la phrase prononcée par le successeur de Mauricio Macri lors d’un voyage au Mexique : "Les Mexicains descendent des Aztèques, les Péruviens des Incas et les Argentins des bateaux". Comprenez, les Argentins sont uniquement les descendants des migrants européens. Tollé international.

L’élection de l’ultra-libéral ou anarco-libéral, Javier Milei fin 2023, n’est certainement pas venu corriger le tir. Le nouveau président argentin se présente comme un allié de l’extractivisme, les entreprises venues exploiter le lithium sont accueillies à bras ouvert. Le nouveau président argentin a déjà annoncé la dissolution de l’Institut national des affaires indigènes (l’INAI) après avoir fermé l’Institut national contre la discrimination, la xénophobie et le racisme. "Cette occupation du ministère de l’Intérieur serait impossible aujourd’hui", regrette Lianka Millán.

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"Un crime de lèse-humanité"

"Notre seul espoir est de mener un combat collectif avec les écologistes, les féministes, même si je préfère parler de lutte contre le patriarcat car le féminisme mainstream a souvent ignoré les luttes comme les nôtres. Nous devons enfin réussir à ce que la loi reconnaisse cette destruction comme un crime de lèse-humanité". Face à la situation politique dans son pays et à la déconnexion de "ceux qui ont le privilège de vivre dans un pays riche", la jeune femme de 25 ans est inquiète et en colère.

"Mais je ne repars pas déçue, au contraire. J’ai fait des rencontres intéressantes et maintenant je pense que mon travail doit être celui de parler pour ceux et celles qui ne peuvent pas le faire parce que leur espagnol n’est pas parfait et parce qu’ils ou elles ne s’expriment pas comme on voudrait qu’ils ou elles le fassent. De toute façon, ce n’est pas que ces personnes ne parlent pas. C’est qu’on n’a pas envie de les entendre." 

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Elle fait référence à Soledad Cayunao, une Machi, une chef spirituelle indispensable au bon fonctionnement de la communauté dans la culture Mapuche. Face à un projet minier, elle est en train de protéger à la force de ses bras les sources de cinq rivières, dont la rivière Chubut. Une des plus importantes de l’Argentine. "Elle ne peut pas venir en France et parler de son combat, elle est toute seule avec ses enfants là-haut. Si elle part, il n’y a plus personne pour protéger cette rivière."

chubut

Le Chubut, personnage central de La rébellion des fleurs.

capture du documentaire de Maria Laura Vasquez

Lianka Millán ne veut pas seulement jouer un rôle de porte-parole : "J’ai envie de trouver des financements, de faire appel à des ONG. Nous avons besoin d’argent pour vivre et pour nous battre. Et tant pis si cet argent est parfois 'sale' puisque de grandes entreprises blanchissent leur image en faisant des dons. Il vaut mieux que ces ressources reviennent là où elles ont été pillées".

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