Fil d'Ariane
Difficile d'exister quand on a grandi, fille unique, dans l'ombre de deux figures tutélaires de la fin du 20e siècle : l'écrivaine féministe Françoise Xenakis pour mère et, pour père, Iannis Xenakis, compositeur de renom sur la scène internationale. Alors Mâkhi Xenakis sculpte. Elle a commencé à sculpter pour réconcilier les personnages de son enfance, de sa jeunesse et de sa vie d'adulte, ceux avec lesquels, et entre lesquels les relations furent difficiles ou passionnelles : ses parents, sa famille et Louise Bourgeois, la grande sculptrice auprès de qui elle trouva refuge dans ses jeunes années, lorsqu'elle se sentait perdue et s'envola pour les Etats-Unis. "Louise sauvez-moi" dit-elle en arrivant à New York. Elles resteront amies pendant quinze ans.
Mâkhi Xenaki sculpte des femmes, des centaines de silhouettes sans nom que l'on enferma dans les asiles du 17e au 20e siècle, parias de la société pour toutes sortes de raisons qu'égrénent les hauts-parleurs dans les salles voûtées de l'ancien hospice Saint-Roch d'Issoudun, aujourd'hui musée. Des voix féminines lisent les anciens registres des asiles qui recueillaient ces femmes dont personne ne voulaient ou dont il fallait se débarrasser : 29 femmes grosses, 170 femmes teigneuses, 81 femmes mutiques, 80 vieilles femmes bilieuses...
Mâkhi Xenakis : Alors que j'exposais des sculptures en ciment dans la chapelle de la Salpêtrière, à Paris, il y a quelques années, je suis allée fouiller dans les archives de l'hôpital, par curiosié. Et là, j'ai découvert qu'il s'agissait du plus grand lieu d'enfermement des femmes de Louis XIV, au 17e siècle, à l'arrivée de Jean-Martin Charcot, neurologue français du 19e siècle dont les idées et les travaux sur la psychanalyse ont commencé à faire évoluer la psychiatrie.
Les registres de la Salpêtrière disaient tout sur ces femmes : leur âge, leur prénom, leur histoire, les témoignages... Il y en avait des milliers, toutes celles dont on voulait se débarrasser. Elles ont pourtant été jusqu'à 8000 enfermées ensemble. J'étais tellement saisie par ce que je découvrais que je n'arrivais plus à travailler. On parle des folles de Charcot, du bal des folles, mais jamais de toutes les autres depuis 1670, lorsque Louis XIV décida de ce grand enfermement. Michel Foucault parle des hommes, enfermés à Bicêtre, mais les femmes, personne n'en parlait. L'idée de départ était bienveillante : il s'agissait de les rédempter par la foi, la prière, et leur trouver des activités. Il me paraissait important de les réincarner, de les faire revivre. La sculpture, lorsqu'elle n'est pas abstraite, a le pouvoir magique de redonner vie et de procurer l'immortalité à ce qui est mortel. Comme les sculptures antiques ou celles que l'on trouve dans les tombeaux et qui aident au passage dans l'au-delà.
Toutes ont une histoire poignante, fondée sur l'injustice. Il y avait beaucoup d'enfants, de jeunes femmes dont les familles, les maris, les parents, les voisins voulaient se débarrasser. Il y a très peu de paroles de ces femmes. Ce sont les gens de l'hôspice qui consignaient les dates d'arrivée, de mort, et la raison de l'enfermement. C'est pour ça que j'avais tellement envie qu'elles ressuscitent, pour que l'on comprenne mieux ce qui s'est passé, pour qu'elles existent.
Quand on me parle de ma mère, je deviens muette...
J'ai 63 ans. Depuis ma jeunesse, le féminisme a bougé. Mon père (le compositeur de musique Iannis Xenakis, ndlr) passait pour un homme très féministe. Quand j'étais petite fille, je l'entendais parler à ses amis : "Mâ, ce sera une grande mathématicienne, elle aura plein d'amants, ne s'attachera à aucun homme et ne fera jamais d'enfant." Tout le monde applaudissait en riant. Moi je trouvais ça bizarre...
Puis en grandissant, je me suis aperçue que j'étais en train de lui désobéir, totalement. Et pourtant, j'avais tellement envie de lui plaire, mais ce n'était pas possible. J'avais dix-huit ans quand j'ai rencontré l'homme avec qui je vis encore aujourd'hui - on ne choisit pas le moment où l'on recontre la personne que l'on aime. Mon père était fou de rage. J'étais féministe a contrario de l'idée qu'il en avait. J'ai désobéi à toutes ses injonctions féministes. Les maths m'emmerdaient ; je voulais être artiste. J'ai dû me battre pour aller vers ce qui m'intéressait. J'ai eu trois enfants, une autre désobéissance, dont deux filles, qui m'ont fait grandir avec elles en m'incitant à porter un regard neuf sur mon passé.
Être féministe, c'est vivre sa vie, c'est un processus naturel.
Mâkhi Xenakis, sculptrice et écrivaine
Reste que tout mon travail d'écriture et de sculpture est tourné vers les femmes et la féminité, une féminité qui dépeint la manière dont nous nous ressentons, pas celle dont les hommes nous fantasment, une féminité qui ne plaît pas toujours aux hommes. Être féministe, c'est vivre sa vie, c'est un processus naturel. Mon père n'avait pas compris qu'il fallait ne pas se projeter, considérer l'autre comme un prolongement de soi.
J'ai fait plus de 260 sculptures de folles pour les exposer dans la chapelle de la Salpêtrière, un lieu immense. Pendant neuf mois, je faisais mes recherches le matin et je sculptais l'après-midi. Je les multipliais ainsi, placées en pyramide au milieu de la chapelle. Mais à la fin de l'exposition, où les mettre ? J'avais peur qu'elles m'engloutissent dans leur oubli. Il fallait qu'elles vivent ailleurs. C'était une période où la SPA faisait des week-ends d'adoption pour les animaux. J'ai fait pareil pour ces femmes abandonnées, orphelines. Je les propose moyennant finances et deux conditions. : leur donner un nom et me donner des nouvelles. Et les familles jouent le jeu. J'ai l'impression que je leur fais du bien, c'est thérapeutique.
Je me souviens de ce petit garçon adopté de 11 ans, dont la mère lui a offert une orpheline, comme lui. Il l'a appelée "Oreillette", pour qu'elle écoute tous ses secrets. Il a 18 ans maintenant et il est musicien.
A moi aussi, elles tiennent compagnie. Dès que j'ai la place dans mon atelier j'en refais, car elles me manquent quand elles partent avec leur famille d'adoption. Je me suis habituée à leur présence, à leur force et à leur fragilité. Comme je travaille seule, elles remplacent les gens. Elles m'écoutent, elles sont attentives, elles me rassurent. Vous voyez bien que moi aussi, je suis folle !
C'est sûr ! J'ai du mal à m'adapter à la société, aux rituels de ce monde. La question de la folie m'a toujours préoccupée. J'ai beaucoup parlé, avec Louise Bourgeois, de la question de la santé mentale. J'avais très peur de me laisser happer par mon oeuvre et d'en sortir folle. C'est Louise qui m'a sauvée en me disant qu'au contraire, le travail sauvait de la folie . "Art is a garanty of sanity" (l'art est une garantie de santé mentale) m'a-t-elle un jour écrit sur un bout de papier. Et je l'ai crue, j'ai voulu la croire parce que je n'avais pas d'autre solution.
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