Fil d'Ariane
Elçin enchaîne les figures depuis une heure et demie. A force de bouger, ses joues sont devenues presque aussi roses que son rouge à lèvres. “Je danse encore un peu, je m’étire et je suis à vous”, sourit-elle, avant de s’agripper à la barre, tentant pour la 5e fois de sortir un “side spin”, une figure dans laquelle on doit se mettre à l’horizontale en tendant les jambes.
C’est l’une des élèves de l’école WOW (sans signification particulière juste comme une exclamation) la toute première école de pole dance, à Istanbul. “Je faisais déjà de la danse depuis quelques années, explique la jeune femme, chercheuse en neurosciences dans la vie civile. J’avais besoin d’un nouveau défi”.
Elçin a passé les portes de l’école l’année dernière et fait désormais partie de ses quelques 500 élèves. “On était juste huit au tout début, sourit Sevinç Gurmen, la fondatrice de l’école. Maintenant les premières élèves sont devenues mes professeures. C’était très underground quand on a commencé. Le studio qui nous hébergeait ne nous faisait pas payer le loyer parce qu’on avait pas les moyens. C’était une façon militante d’encourager notre activité. Aujourd’hui, nous avons ouvert deux autres studios et un autre est en passe d’ouvrir dans la banlieue d’Istanbul”.
La pole dance est de plus en plus reconnue pour ses qualités sportives. A voir comment les filles sont sculptées, on comprend vite. Mais en Turquie, même à Istanbul, la plus grande ville du pays, s’inscrire dans un cours comme celui là est vite rejeté au rang de cliché. “Je ne dis pas forcément que je fais de la pole dance, rit d’ailleurs Deniz, une professeure. Je me contente parfois de dire que je fais de la danse moderne ou de la gym.”
Sevinç renchérit : “Ma mère a fini par l’accepter, surtout quand ma petite soeur, Selen, s’y est mise. Elle faisait des cauchemars que je devienne une prostituée ou une strip teaseuse. Mon père, en revanche, m’a toujours soutenue. C’est même lui qui a fabriqué mes barres ! Mais quand je dis que je fais du pole dance, on ne s'attend pas à ce que je sois turque."
Car dans un pays où le rôle des femmes tend à être davantage encadré par le gouvernement islamo-conservateur turc, et dans lequel il multiplie les attaques contre elles, prendre des cours de pole dance est aussi une façon de résister. En 2016, le président Recep Tayyip Erdogan avait par exemple déclaré que les femmes sans enfants étaient “incomplètes” et recommandé la mise au monde de “trois enfants au moins”. Un peu plus tôt, en 2014, celui qui était à l’époque président du Parlement, Bülent Arinç, avait suggéré qu’il ne convenait pas de “laisser les femmes rire en public (...) au nom de la décence”. Le gouvernement ne compte par ailleurs qu’une seule ministre, Fatma Betül Sayan Kaya, chargée… de la famille.
"Nous sommes toutes féministes à notre manière. Faire du pole est une façon de redonner du pouvoir aux femmes", avance Sevinç. “Venir ici permet de s’autonomiser. De reprendre le contrôle sur son corps, mais aussi sur son esprit, détaille Elçin. La discipline demande beaucoup d’investissement et de concentration.”
Ici, les cours sont éclectiques. De la danse exotique, perchée sur des talons qui donneraient le vertige à n’importe qui, mais aussi des cours plus sportifs, aux cours de fitness ou de stretching, il y en a pour tous les goûts. Sevinc en elle-même est un personnage. Elle a longtemps eu une crête ou des rastas avec le crâne à moitié rasé et porte aujourd’hui les cheveux courts, à la garçonne. Pas le type "traditionnel" de la danseuse de pole qu'on peut s'imaginer. Beaucoup de ses élèves sont également tatouées, ou portent des coiffures délirantes. “On a un large éventail de personnes qui viennent, de 18 à 50 ans”, sourit Deniz, quand Elçin, tatouages et rouges à lèvres violet s’entraîne plus loin avec Melike, une grande liane, simplement vêtue d’un débardeur et d’un mini-short rose barré de “Pink”, sur les fesses.
Mais surtout, de nombreuses femmes dites “conservatrices” ou voilées assistent à ses cours. “Les gens sont fatigués du conservatisme. Et les femmes sont curieuses du pole, Ici elles se déchargent. Oui on a des femmes voilées, elles demandent simplement s’il y a des hommes à nos cours. Mais ensuite elles viennent danser. C’est un peu comme aller au hammam, sourit Deniz. Ici, les filles sont de plus en plus à l’aise, et elles deviennent amies avec des filles qui sont tatouées des pieds à la tête”.
“Il faut être à moitié nue pour faire du pole”, renchérit Sevinç : pour “adhérer” à la barre il faut en effet découvrir le plus de peau possible et la tenue réglementaire des cours est bien souvent le mini-short et la brassière de sport. “Quand tu te retrouves dans cette tenue, tu n’as pas le choix : soit tu pars très vite, soit tu crées des liens avec les autres. Du coup, des amitiés se sont nouées entre des femmes qui ne se seraient jamais côtoyées ailleurs” explique la jeune femme, qui défend son école, non seulement comme un lieu d’apprentissage mais aussi comme un lieu de vie. De nombreuses jeunes femmes viennent d’ailleurs simplement pour prendre un thé ou s’entraîner. “Je viens presque tous les jours”, rit Deniz, qui a quitté son emploi d’ingénieure marketing pour être professeure à plein temps.
Si Sevinç elle-même s’estime plutôt préservée en dépit l’atmosphère conservatrice ambiante, sa discipline n’est parfois pas épargnée et ses prestations publiques sont ultra-surveillées. L’année dernière, son apparition à l’émission La Turquie a un incroyable talent a valu une amende à la chaîne pour comportement contraire "à la morale publique". "Et je ne portais même pas de talons", se désole Sevinç.
Il y a quelques mois, alors qu’elle est invitée pour parler des bienfaits sportifs de sa discipline, la jeune femme ne peut parler de son sport que pendant dix minutes. “L’interview devait durer 50 minutes. J’ai dû meubler. Et on n'a pas eu le droit de montrer des figures sur le pole”.
Pour autant, la jeune femme refuse de se voir juste comme une militante. “Je préfère être dans l’action, proposer une activité pour que les femmes reprennent le contrôle de leur corps, indique Sevinç. Je préfère être un exemple moi même. C’est super important pour moi.” Elle pourrait déménager à l'étranger, mais préfère accomplir sa mission ici : "les femmes sont enfermées dans un rôle prédéfini. Elles ont besoin de modèles, qui leur montrent qu'elles ne font pas comme les autres".