Fil d'Ariane
Des femmes manifestent dans le centre-ville de Montevideo, en Uruguay, pour exiger justice pour Valentina Cancela, 17 ans, retrouvée assassinée au mois d'août.
Le monde laisse tomber les femmes et les filles. Voilà le terrible constat de l’étude 2023 d'ONU Femmes avec le Département des affaires économiques et sociales des Nations unies. Les luttes féministes pour gagner l'égalité de genre ont encore de "beaux" jours devant elles. Décryptage avec Fanny Benedetti, spécialiste en matière de genre, diversité et développement humain.
Voilà une inégalité de genre qui se creuse et au constat implacable : les femmes sont et seront toujours parmi les plus pauvres... Si les tendances actuelles se poursuivent, plus de 340 millions de femmes et de filles, soit environ 8 % de la population féminine mondiale, vivront dans l’extrême pauvreté d’ici 2030. Voilà l'une des prévisions établies par l'étude 2023 « Progrès vers la réalisation des Objectifs de développement durable : Gros plan sur l’égalité des sexes ». Cette publication annuelle fournit une analyse globale de la situation actuelle de l’égalité des sexes pour les 17 objectifs de développement durable (ODD)
Le rapport souligne le besoin urgent d’efforts concrets pour accélérer les progrès vers l’égalité des sexes d’ici 2030. 360 milliards de dollars supplémentaires par an seront nécessaires pour atteindre l’égalité des sexes et l’autonomisation des femmes dans le cadre des principaux objectifs mondiaux.
Cette étude se concentre cette année plus particulièrement sur les femmes âgées. Elle révèle que celles-ci sont confrontées à des taux de pauvreté et de violence plus élevés que les hommes âgés. Dans 28 des 116 pays pour lesquels des données sont disponibles, moins de la moitié des femmes âgées bénéficient d’une pension, et dans 12 pays, moins de 10 % ont accès à une pension.
Autre constat : les disparités de genre restent bien ancrées dans les postes de pouvoir et de direction. En gros, le plafond de verre résiste. La part des femmes dans les postes de direction sur le lieu de travail restera inférieure à la parité même d'ici 2050. Quant aux salaires : aujourd'hui, il faut savoir que pour chaque dollar que les hommes gagnent en revenus du travail au niveau mondial, les femmes ne gagnent que 51 cents.
Et à la maison, ça ne s'arrange pas, au contraire, pour les femmes. Au rythme actuel des "progrès", la prochaine génération consacrera encore en moyenne 2,3 heures de plus par jour aux travaux domestiques et aux soins non rémunérés que les hommes.
À l'heure actuelle, malgré des lois et des promesses de principe, aucun pays n'est en mesure d'éradiquer la violence conjugale.
Enfin, les inquiétudes que suscite à juste titre le réchauffement climatique sont encore plus intenses quand il s'agit des femmes : dans le pire des scénarios climatiques, l’insécurité alimentaire devrait toucher 236 millions de femmes et de filles supplémentaires, contre 131 millions d’hommes et de garçons supplémentaires.
Les femmes, les filles, les minorités et les diversités de genre du monde entier continuent à subir des violations de leurs droits humains, et ce tout au long de leur vie. Luttes féministes à travers le monde (UGA Éditions) propose un aperçu pédagogique à la thématique de l'égalité de genre, des luttes féministes et des droits des femmes, dans une perspective historique, pluridisciplinaire et transnationale. Entretien avec Fanny Benetti, experte en égalité de genre auprès d'ONG, l'une des co-autrices de cet ouvrage avec Lorelei Colin et Julie Rousseau.
Terriennes : alors qu'on commémore l'anniversaire de la mort de Mahsa Amini en Iran, on a l'impression que dans certains pays, le combat pour l'égalité de genres est perdu...
Fanny Benedetti : je pense bien évidemment à l'Iran et à l'Afghanistan, ce sont les deux pays qui devraient être au coeur de nos préoccupations et de nos dirigeants, à l'occasion de la semaine des leaders à l'assemblée générale de l'ONU ; on va voir ce qui va en ressortir. Mais je partage tout de même un sentiment pessimiste car on assiste à un élan de solidarité puissant au sein de l'opinion publique, mais il se délite parce qu'il n'y a pas de piste de solution diplomatique.
On ne voit pas de stratégie aux Nations unies, ni au Conseil de sécurité, qui est certes paralysé en ce moment – par exemple un régime de sanctions qui serait pris par l'ONU, de ciblage efficace. On se pose la question de la priorisation de ces enjeux, je pense que concernant la situation des femmes et des populations en général, dans les conflits, les victimes sont encore considérées comme des aléas, y compris lors des catastrophes naturelles, comme on peut le constater en ce moment au Maroc, en Libye. Des pistes de solutions sont pourtant possibles. Pour les Iraniennes, comme pour les Afghanes. Il existe d'ailleurs des revendications de la société civile pour pouvoir les accueillir plus généreusement.
Terriennes : les luttes féministes se jouent à géographie variable. En Afghanistan, les femmes sont effacées de l'espace public ; en France, on interdit l'abaya dans les écoles... Partout, les femmes doivent se soumettre à des interdictions...
Fanny Benedetti : effectivement, concernant l'abaya, c'est extrêmement surprenant comme mesure de rentrée, et je n'ai pas été la seule à être interloquée, car même si l'intention pourrait être louable dans l'esprit du ministre, je ne peux guère envisager d'effet positif. Souvent, ce type d'interdiction mal comprise, qui ne se font pas dans une approche pédagogique, suscite une réaction inverse.
Quelle que soit la raison qui pousse les jeunes filles à porter ce vêtement, leur interdire de le porter – comme tout autre vêtement, du reste – va les inciter à vouloir le faire. C'est assez logique, il me semble. Et ça revient encore à tous les sujets qui concernent le contrôle de l'apparence des femmes dans la société. Il faut le rapprocher de tous les autres diktats qu'on connait. Il y a un an c'était le crop top, soit trop court soit trop long... Ce n'est pas une façon de mettre en valeur les jeunes filles, surtout à l'adolescence, un âge où, au contraire, elles ont besoin qu'on leur fasse confiance, qu'on les valorise, et non pas qu'on les sanctionne pour leur apparence.
Des Afghanes à l'école religieuse, restée ouverte depuis la prise de pouvoir des talibans l'année dernière, à Kaboul, en Afghanistan, le 11 août 2022. Deux ans après que les talibans ont interdit aux filles d'aller à l'école au-delà de la sixième année, l'Afghanistan est le seul pays au monde imposant des restrictions sur l’éducation des femmes. Les droits des femmes et des enfants afghans sont à l'ordre du jour de l'Assemblée générale des Nations unies, le 18 septembre 2023, à New York.
Pour la plupart des gens, les inégalités de genre sont la normalité, ou naturelles. Fanny Benedetti
Terriennes : dans votre ouvrage, vous dites que la méconnaissance des luttes féministes génère souvent un ressenti négatif… Comment l’expliquer ?
Fanny Benedetti : c'est une tendance très commune de voir tout ça selon un prisme particulier, selon lequel les avancées ont été énormes, etc... Il y a ce sentiment dans la société, partagé par les femmes comme par les hommes, d'ailleurs, que finalement les avancées ont été immenses, et donc cela invisibilise le problème de l'inégalité de genre.
On n'a pas forcément de lunettes de genre assez affutées ! Et comme on baigne dans ces inégalités, pour la plupart des gens, les inégalités de genre sont la normalité, ou naturelles pour ceux qui croient à la thèse de différence naturelle essentialisante entre les femmes et les hommes. C'est tout ça qui biaise le jugement. Parce que les chiffres le montrent. Le rapport qui va être examiné à l'Assemblée générale de l'ONU montre que les discriminations et les inégalités –qui sont deux choses différentes, mais qui se rejoignent – sont gigantesques dans la société.
Il y a des domaines où ça avance par exemple sur l'éducation des filles, ça va beaucoup mieux, mais cependant, il y a encore des inégalités considérables et qui ne se réduisent pas parce qu'on baigne dans le patriarcat. Ce n'est pas une position militante, c'est une réalité de notre mode de vie de notre culture assez universelle de domination des femmes dans la société et de statut inférieur tout simplement qui prévaut et qui est le résultat de l'organisation sociale, tout simplement.
Je pense que le radicalisme est assez nécessaire encore aujourd'hui maintenant il n'est pas suffisant, il faut aussi engager y compris les hommes parce qu'il faut aussi des alliés du féminisme parmi le grand public. Fanny Benedetti
L'effet backlash, c'est le prix à payer de la vague MeToo ?
C'est un débat de stratégie. C'est ce qu'on dit dans le livre. Il faut constater les grandes avancées comme les échecs des féministes. Il y a eu un faible engagement sociétal dans les mouvements féministes, un effet de repli sur soi, et de radicalisation nécessaire face aux obstacles tellement gigantesques, que la conséquence a été un retour de bâton comme la stigmatisation de ces féministes perçues comme trop radicales. Je pense que le radicalisme est assez nécessaire encore aujourd'hui. Maintenant, il n'est pas suffisant, il faut aussi engager les hommes parce qu'il faut aussi des alliés du féminisme parmi le grand public.
Il faut une adhésion de la société au sens large au principe d'égalité dans la société pour le bien commun. Il existe maintenant des politiques utilitaristes qui mettent en avant les bénéfices économiques, qui a ses limites dans la société dans laquelle on vit, mais qui mettent en avant les avantages pour les hommes d'avoir une vie plus équilibrée, une vie personnelle en plus d'une vie professionnelle, d'avoir le choix de s'occuper de leurs enfants, d'avoir les mêmes revendications à la parentalité au même niveau que les femmes. Ce sont des choses que peuvent revendiquer les hommes qui peuvent avoir envie de lutter aux côtés des femmes pour une vie plus saine et vers un futur désirable et qui serait commun.
L'autre moyen dont nous parlons dans notre livre, c'est le dépassement de cette binarité qui est très présente chez les jeunes féministes. Tous ces mouvements récents LGBTQIA+ ont fait table rase de ces notions de binarité.
Des manifestantes participent à la Marche des femmes à Washington, le samedi 24 juin 2023.
Vous citez la poétesse noire Audre Lorde : reconnaitre les différences entre les femmes pour enrichir nos visions et nos combats communs pour créer de nouvelles manières de se rejoindre au travers des différences (1984). Elle était incroyablement visionnaire, mais en 2023, est-ce le cas ?
Oui, quand on a lancé la génération égalité, qui est un programme d'actions de l'ONU auquel la France participe activement, il y a eu une gouvernance inédite à laquelle faisait partie la jeunesse. Les jeunes militant.e.s réclament ce changement de paradigme. Dans cette instance de très haut niveau, des dirigeants et des chefs d'Etat, il y a eu un mouvement de jeunes qui a eu son mot à dire et une inclusion assez inédite.
Sur le terrain, les associations prennent le relais en raison d'une déficience des instances au pouvoir ?
Malgré MeToo, les institutions changent trop lentement. On le voit dans le cas des violences sexuelles et conjugales. On continue de dire aux femmes d'aller porter plainte, ce qu'il faut faire bien évidemment, mais ce n'est pas opérationnellement réaliste, on voit bien que le traitement de la justice est totalement inadéquat, on sait que 1% de ces plaintes aboutissent. Et le trauma subi par ces femmes n'est pas réparable. C'est un ensemble de choses qui sont structurellement très longues à changer et à faire bouger.
Une femme lève le poing lors de la Marche des femmes noires contre le racisme, la violence et l'oppression, sur la plage de Copacabana à Rio de Janeiro, Brésil, le dimanche 30 juillet 2023.
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