Fil d'Ariane
Tout est parti d’un post sur Facebook, le 3 janvier dernier. Patricia Bakalack, comédienne d'origine camerounaise qui vit désormais à Bruxelles, y recommande très vivement la (re)lecture de La sexualité féminine en Afrique.
Je le recommande à tous, surtout aux hommes.
Patricia Bakalack
« Je le recommande à tous, écrit-elle, surtout aux hommes. Il est très riche, bien documenté, argumenté, très instructif sur le fonctionnement de nos sociétés dites modernes, et celles, traditionnelles africaines. Il interroge sur la sexualité de la femme africaine, comme son titre l’indique. Il dénonce les violences conjugales. Il nous met face aux tares de la polygamie, et de la morale hypocrite de nos sociétés africaines. Il parle des difficultés des couples africains en Europe… Bref, un livre intéressant ; et il n’y en a pas des masses comme celui-ci, sur la sexualité féminine africaine. »
En quelques heures, les commentaires affluent, comme celui de Bergeline Domou, ancienne étudiante en sociologie à l'université Yaoundé I, au Cameroun. « A l’époque, se souvient-elle, personne dans notre groupe n’avait pu obtenir le livre pour un exposé commandé par l'un de nos professeurs, et beaucoup ignoraient que l’auteur était un homme.»
Peu connu du grand public, Sami Tchak est pourtant l'un des écrivains les plus importants de la scène littéraire francophone contemporaine. Romancier talentueux, il fait partie de ces rares auteurs qui sont aussi des intellectuels reconnus. Né en 1960, à Kamonda-Bowounda, un petit village de la région centrale du Togo, Sami Tchak est en effet l'auteur de neuf romans et cinq essais, dont beaucoup sont étudiés dans de nombreuses institutions académiques à travers le monde. « Dans les milieux universitaires, nous a-t-il confié, La sexualité féminine en Afrique a eu sa vie et l'a toujours. Il s'en écoule quelques exemplaires chaque année et le livre fait à intervalles réguliers l'objet de petits retirages. »
Bien de celles et de ceux qui viennent affirmer qu'ils le commanderont ne le feront pas forcément, ou s'ils le faisaient, ne le liront pas.
Sami Tchak
A ses yeux cependant, le relatif engouement suscité sur Facebook ces dernières semaines pour cet essai, n'est que la preuve du peu d'intérêt accordé par les milieux africains aux écrits de certains genres. Et il ajoute, avec un brin de malice, qu'il sagit même « d'une forme de spectacle, car bien de celles et de ceux qui viennent affirmer qu'ils le commanderont ne le feront pas forcément, ou s'ils le faisaient, ne le liront pas. » Un constat qui n'est que partiellement fondé, puisque nous avons lu ce livre passionnant, tout comme quelques-unes des personnes ayant commenté le post de Patricia Bakalack, et que nous avons interrogées avant l'écriture de ces lignes.
Dès les premières pages de cet essai, Sami Tchak commence par expliquer la genèse de cette aventure. Et il écrit : « J'étais un enfant du village. Mais mon contact avec la civilisation urbaine changea mon regard sur les rapports entre les deux sexes, sur la situation des femmes, sur leur condition sociale. » Puis, il nous apprend que dans son tout premier roman, Femme infidèle, publié en 1988 aux Nouvelles Editions Africaines, il dénonçait déjà le sort misérable qui était fait à certaines femmes de la société kotokoli, qui l’avait vu naître vingt-huit ans plus tôt. Dès lors, l'on comprend que son premier éditeur ait dit de lui qu’il était « l’un des rares écrivains féministes masculins de la littérature négro-africaine. »
Dans ce roman, Femme infidèle, Sami Tchak nous précise qu'il s'est surtout attaché à interroger l’organisation phallocentrique et patriarcale de la société en général. Une aventure qui va lui donner envie « de pousser encore plus loin sa curiosité sur ce problème. » Installé en France dès novembre 1986, il va profiter de ses recherches doctorales sur l’agriculture irriguée dans la province du Sourou, au nord-ouest du Burkina Faso, pour observer les prostituées togolaises dans les bars de Ouagadougou. Mais pour écrire La sexualité féminine en Afrique, il affirme qu'il a aussi beaucoup fait appel à ses propres expériences de sujet social.
« Si le livre sort en 1999, nous a-t-il confié, l'idée était là des années avant, renforcée par mes observations dans les bars de Ouagadougou en 1990-1991 [...] Les observations s'étendent sur plusieurs années au Togo, au Burkina Faso, en France... » En plus d’appartenir à la société kotokoli, dont il est issu, la plupart des femmes auprès desquelles il a travaillé, vivaient dans le même quartier que lui, à Gounghin, dans le sud-ouest de la capitale burkinabé. Le résultat : c’est un texte riche, dense, dans lequel il évoque la suprématie masculine, l’infidélité, les tensions entre modernité et tradition, le plaisir sexuel des femmes africaines, la prostitution, l’excision, l’homosexualité ou encore la liberté sexuelle.
Et pour commencer, Sami Tchak s’attaque à une institution : la polygamie. Tout en reconnaissant qu’elle peut avoir une fonction économique en zone rurale, les femmes pouvant ainsi servir de main d’œuvre, il précise que c’est le meilleur moyen de consacrer la suprématie masculine. Au sein de certaines sociétés africaines, un homme qui n’a qu’une femme peut d'ailleurs être perçu comme dominé par cette dernière, qui l’empêcherait donc d’en avoir une deuxième.
La polygamie ne se limite cependant pas aux zones rurales, car elle est désormais «un trait important de la culture de beaucoup de sociétés. » Elle est donc aujourd’hui présente dans toutes les couches sociales. « Dans les sociétés musulmanes surtout, écrit l’auteur, au Sénégal, au Mali, au Niger, au Nigeria, en Guinée, etc., cette pratique est toujours légitimée par la religion et fait partie de la culture collective. »
La polygamie est forcément inégale et injuste envers les femmes.
Estelle Cécile Essex
Pourtant, non seulement la polygamie existait bien avant l’arrivée de l’islam en Afrique, mais de plus, le Coran l’interdit à tout homme qui ne peut être juste avec ses épouses. Hélas, comme le souligne Sami Tchak, « les hommes ont plutôt utilisé l’islam pour renforcer leur propre pouvoir sur les femmes. »
Outre sa fonction économique, la polygamie permettait aussi de faire face à l'infertilité féminine au sein de certains groupes de population. Et malgré les grandes mutations socioculturelles de ces dernières décennies, elle demeure une pratique assez courante. Pour Nicole Mballa Mikolo, journaliste camerounaise résidant à Pointe-Noire, au Congo Brazzaville, « avoir plusieurs femmes reste un rêve pour beaucoup d'hommes, et un cauchemar pour le femmes, qui, aujourd'hui, n'acceptent ce genre d'union qu'à contrecoeur, tant leur quotidien est loin d'être rose.»
Et si la polygamie reste un phénomène prégnant sur le continent, elle est aussi l’objet d’un rejet de plus en plus grand. C'est notamment le cas pour Estelle Cécile Essex. Gouvernante d’origine camerounaise installée à Montpellier, dans le sud de la France, elle estime que « la polygamie est forcément inégale et injuste envers les femmes. Le partage de l’être aimé n’est plus un plan d’avenir. D’autre part, les femmes sont plus éduquées et appelées à s’émanciper, notamment à travers le travail. »
Battre son épouse est un droit, mieux un devoir.
Sami Tchak
Une vision qui nous conduit tout naturellement aux notions de couples modernes ou traditionnels, étudiés par Sami Tchak dans son essai. L’occasion pour lui d’évoquer les violences faites aux femmes. « En Afrique, écrit-t-il, dans les villages et dans les villes, on bat beaucoup les femmes. Battre son épouse est un droit, mieux un devoir. Ce n’est pas un caprice, mais une arme sociale pour le maintien de l’ordre dominant. »
Vingt ans après ce constat, l’hégémonie des hommes est encore inscrite dans les inconscients collectifs. Et comme l’indique Belinda Ngo Bati, psychologue clinicienne d’origine camerounaise, installée en région parisienne, « l’homme demeure ce chef de famille tout-puissant, et la femme, une sorte de suppléante, dans le meilleur des cas. Oser affirmer une égalité provoque encore des réactions qui peuvent être d’une rare violence. »
Certes les violences faites aux femmes ne sont pas une spécificité africaine. Il n’en demeure pas moins qu’au sein de nombreuses sociétés du continent, la femme modèle, c’est celle qui est soumise. « La femme devient un réceptacle, précise d'ailleurs Sami Tchak, voire un exutoire, et sa sexualité n’a en principe pas d’autre signification en dehors de la nécessité de procréation. »
Certains considèrent même qu’elle ne doit pas manifester ses propres désirs sexuels. Elle doit être disponible pour son mari. Un constat que partage la jeune ivoirienne Carelle Laetitia Goli, blogueuse féministe et conseillère politique pour le genre, à la Fondation Friedrich Ebert, à Abidjan, en Côte d’Ivoire. « La femme-épouse, affirme Carelle Laetitia Goli, est confinée aux tâches domestiques, et son mari détient sur elle une autorité absolue. »
Cependant, il n’en a pas toujours été ainsi, nuance Sami Tchak. « Dans les sociétés anciennes, souligne-t-il, certaines femmes faisaient prendre à leur mari des produits censés être aphrodisiaques pour décupler leurs ardeurs libidinales. » Il existait même des pratiques contraceptives. Ce qui tord le cou à l’idée, parfois très ancrée, d’une femme qui ne serait faite que pour procréer. De la même manière, beaucoup conçoivent mal, aujourd'hui encore, qu'une femme puisse vivre seule.
Aucune considération morale ni religieuse ne peut nous amener à condamner l'infidélité des femmes dans des sociétés où celle des hommes est pratiquement instituée.
Sami Tchak
De très nombreuses femmes africaines vivent ainsi le célibat comme une infâmie. Autrement dit, une petite « mort sociale». Dans certaines régions, en effet, seule, l'on n'existe pas dans le groupe, qui prime toujours sur les individus. « La famille fait pression sur ses membres célibataires, écrit Sami Tchak, pour qu'à partir d'un certain âge, ils régularisent leur situation par un mariage. Cette pression est encore plus forte sur les femmes parce qu'une femme célibataire d'un certain âge est facilement confondue avec une dévergondée. »
De surcroît, ces mêmes femmes subissent une injonction de fidélité. L'hypocrisie est poussée si loin que l'on exige d'elles qu'elles sauvegardent au moins une apparence de bonne réputation. Tout ceci ne s'applique bien évidemment pas aux hommes, qui, bien souvent, sont aussi les garants tatillons de ces règles destinées à préserver leur domination. Or, comme le souligne Sami Tchak, « aucune considération morale ni religieuse ne peut nous amener à condamner l'infidélité des femmes dans des sociétés où celle des hommes est pratiquement instituée. »
Et pour étayer son argumentation, Sami Tchak nous rappelle les moeurs des sociétés africaines anciennes, celles d'avant l'introduction des grands monothéismes. A cet égard, il cite l'égyptologue et écrivain italo-russe Boris de Rachewiltz : « Dans certaines sociétés [de l'Afrique ancienne], l'adultère prend l'aspect d'une sorte d'institution légale puisque la femme peut, au su de tous, entretenir des amants.»
De ce point de vue, le contraste est saisissant entre l’Afrique ancienne, et celle, actuelle, imprégnée de religions importées telles que l’islam et le christianisme. « Aujourd’hui, rappelle Sami Tchak, les femmes mossi se disent au Burkina Faso les plus réservées, les plus vertueuses, les plus fidèles […] Elles seraient étonnées si on leur apprenait qu’il fut une époque où, chez les Mossi, les femmes prenaient librement des amants ou que dans toutes les grandes civilisations sahéliennes, l’adultère des femmes ne posait aucun problème. »
A l'heure actuelle, et plus encore qu’il y a vingt ans, quand paraissait l’essai de Sami Tchak, nous assistons à une plus grande affirmation de l’individu et de ses libertés. Et comme le souligne Marie-Noëlle Kouakou, jeune consultante en immobilier qui vit à Abidjan : « la sexualité féminine est aussi de plus en plus libérée, car notre génération a fait des études et nous sommes très influencées par les nouvelles technologies. »
La sexualité n’est pas forcément plus libre. C’est surtout le corps féminin qui l’est.
Belinda Ngo Bati
Des propos qui rejoignent les témoignages recueillis par Sami Tchak pour son enquête. Voici, par exemple, ce que lui a confié une jeune femme dont il dit qu'elle avait une grande ouverture d'esprit : « L'habitude de faire l'amour a fini par façonner ma personnalité. Avant que je n'arrive au lycée, j'avais déjà une très mauvaise réputation. Quelques scandales faits par des professeurs à mon sujet avaient terni mon image [...] Je crois qu'avec notre génération, le plaisir sexuel est devenu primordial [...] Moi j'ai l'impression qu'avant, les hommes et les femmes faisaient l'amour sans se soucier du plaisir. Ils ne connaissaient peut-être pas beaucoup de techniques. Ils n'accordaient aucune importance aux préambules. »
Un avis que ne partage pas la psychologue clinicienne d’origine camerounaise Belinda Ngo Bati. Pour cette dernière, « la sexualité n’est pas forcément plus libre. C’est surtout le corps féminin qui l’est. Avec la levée du diktat de la virginité, le corps de la femme est enfin reconnu comme sexué. Il est objet de convoitises, de maltraitances, car il symbolise la sexualité. La société a permis à la femme de jouir de ce corps, mais bien sûr, pas trop, sinon c’est une pute. »