Fil d'Ariane
Les lois sur l’égalité ou contre le harcèlement sexuel ont beau exister, la femme reste une proie ou un ennemi dans la tête du misogyne, qui contourne les règles en usant désormais de l’humour. Jusque dans des émissions ciblant les ados, comme le montre Cyril Hanouna
C’est un patron de 42 ans qui aime lancer des défis en réunion. A une employée de 26 ans, il lâche un jour: «Je vais te faire toucher une partie de mon corps, ferme tes yeux, tu dois trouver ce que c’est.» Très vite, il place la main de la subalterne sur sa braguette. Rire général. Un autre jour, une collaboratrice lui rappelle son entretien d’embauche: «Vous avez posé votre zizi sur l’épaule de votre secrétaire avec tous vos potes, en me disant: Je crois en toi.» Rire général.
Dans n’importe quelle entreprise, ces agressions auraient été sanctionnées. Mais ici nous sommes à la télé, le patron s’appelle Cyril Hanouna, et ses collaboratrices se gaussent. «Stop aux donneurs de leçons», a même tweeté Capucine Anav, celle qui connaît l’intimité du boss. Tandis qu’Enora Malagré a qualifié son recruteur de: «génie».
Mercredi 7 juin 2017, le CSA a donc privé de publicité pour trois semaines "Touche pas à mon poste" (TPMP), émission phare de Cyril Hanouna sur C8, pour deux séquences diffusées en novembre et décembre 2016 et qui avaient suscité des plaintes de téléspectateurs, l'une pour atteinte au respect de la personne humaine et l'autre pour sexisme.
Les régulateurs du PAF ont estimé que la première séquence avait placé l'un des chroniqueurs de TPMP "dans une situation de détresse et de vulnérabilité manifeste". Dans la deuxième séquence, diffusée en décembre, l'animateur avait conduit une chroniqueuse, qui avait les yeux fermés, à poser sa main sur son sexe, poussant le CSA à agir au nom de sa mission de lutte "contre les stéréotypes, les préjugés sexistes, les images dégradantes et les violences faites aux femmes". La mesure pourrait coûter à la chaîne entre 1,5 million et 2 millions d'euros. Pour ses responsables (Canal+), un "acharnement" qui la "fragilise" financièrement, laquelle peut faire appel de la décision du CSA auprès du Conseil d'Etat
Le 30 mai 2017, l’équipe commentait également l’agression sexuelle de la journaliste Maly Thomas par le tennisman Maxime Hamou – il avait profité de sa force pour arracher des baisers à la jeune femme, tandis que tout l’entourage masculin se fendait la poire. Conclusion du patron: «Faut pas que ce soit un déferlement sur lui (sic). Il s’est excusé.»
Banaliser une agression sexuelle devant 1,3 million de spectateurs, surtout ados? Une spécialité de Touche pas à mon poste. Et de la société dans son ensemble, durant des siècles.
«Sait-on qu’en 1970 l’expression «harcèlement sexuel» n’existait pas? On parlait exceptionnellement, de «droit de cuissage», raconte Maurice Daumas, historien de l’amour moderne, dans Qu’est-ce que de la misogynie? (Ed. Arkhé). Un essai captivant qui démontre que l’infériorisation des femmes est une constante qui se réinvente chaque fois que celles-ci conquièrent un droit. «La domination masculine possède trois caractères: elle est universelle, protéiforme et – jusqu’à présent – insubmersible», écrit l’historien.
A sa lecture, on est tentée de faire un parallèle entre les séquences télévisuelles d’agression menées par des hommes célèbres, au nom de l’humour, et une tradition de la jeunesse dorée jusqu’au XVIe siècle: le viol de «bons compagnons», commis par des nantis à qui l’on autorisait toutes les licences puisqu’il fallait bien que jeunesse se passe. La victime, servante ou veuve, était préalablement choisie, puis traînée dehors et violée. «Après quoi, quelques pièces de monnaie pouvaient lui être jetées pour signifier qu’elle était consentante.» Un viol sous forme de «rite festif d’affirmation de la masculinité», pour «fraterniser dans le partage de la chair».
En 2017, les frasques de bons compagnons n’ont plus la faveur des juges. Mais la haine à l'égard des femmes s’est déplacée. Dans une tribune publiée l’année dernière par le New York Times, Sam Polk, un ex-trader repenti, s’indignait d’une tradition vigoureuse à Wall Street: le «bro talk», la conversation de potes. Soit une manière de moquer les femmes en les ramenant au statut d’objet sexuel. Sam Polk y évoque ainsi son dîner avec un ponte de la finance ravi de lâcher, dans le dos d’une serveuse: «Je la renverserais bien sur la table pour lui donner de la viande», ou ces armées de traders dressés à fanfaronner: «à propos de collègues féminines: J’aimerais la prendre par-derrière». Ou ces étudiants à Yale traversant le campus en beuglant: «Non veut dire oui. Oui veut dire sodomie.»
Conclusion du millionnaire désormais reconverti dans l’humanitaire: «Le langage de potes produit un champ d’exclusion empêchant les femmes de progresser. Lorsque vous créez une culture où les femmes sont dégradées avec décontraction, comment pouvez-vous éprouver le désir de les promouvoir ou de travailler pour elles?» Résultat: seulement 2% des gestionnaires de hedge funds sont des femmes…
Rire des femmes en les souillant n’est pas l’apanage de Wall Street. Selon la «légende» de Travis Kalanick, patron d’Uber, il surnomme son appli «Boober» (contraction de boobs, nichons, et Uber) parce qu’elle lui livre des femmes sur demande. «L’humour a longtemps été un monopole masculin. La culture contraignait les femmes, dès la puberté, à modérer leur expression. Elles pouvaient rire entre elles, mais non sur la scène publique, rappelle Maurice Daumas. Maintenant qu’elles sont autorisées à rire à «gorge déployée», la misogynie s’est déplacée vers ce que l’historien appelle la «violence cordiale», qui consiste à «mettre les rieuses de son côté». Et que maîtrise si bien Cyril Hanouna. «Chercher à faire rire est un procédé de séduction aussi bien que de harcèlement. «Moindre mal», «paroles sans conséquences», «culture d’hommes», bien des positions mentales sont adoptées par les femmes pour nier ou minimiser l’impact d’un acte de violence cordiale.»
Certaines rient donc de cette violence cordiale. Pour maintenir la paix d’une mixité chèrement acquise, plaide l’historien. Et comment leur en vouloir? Longtemps, les femmes furent soupçonnées d’avoir des pouvoirs maléfiques durant leurs règles, et jusqu’au XVIIIe siècle, on croyait en leur infériorité naturelle, vaguement perfectible par le «dressage marital». Montaigne les pensait indignes d’amitié, en raison d’une «âme pas assez ferme», et quand elles osaient tenir salon, on qualifiait leurs réunions «d’académie femelle». Aujourd’hui, «les comportements violemment misogynes ont disparu, mais «les stéréotypes qui les soutenaient» sont seulement refoulés. Et ressurgissent toujours. On les retrouve dans le «manterrupting» (les femmes plus souvent interrompues que les hommes en réunion), les petits noms réservés aux «demoiselles» dans l’open space… ou un patron qui leur brandit son pénis. «Ce qui compte est de rappeler toutes les formes de misogynie. Plus ces phénomènes sont mis à jour, plus ils sont bannis», poursuit l’historien.
C’est ce que démontre l’agression sexuelle de Cécile de Ménibus, en 2006, par l’acteur porno Rocco Siffredi, sur le plateau de Sébastien Cauet, qui qualifiait alors sa collègue de «cadeau» en s’esclaffant. Exhumée par les réseaux sociaux, la séquence sidère aujourd’hui. «Twitter est une véritable école du militantisme, constate le journaliste de Libération Vincent Glad dans un article intitulé Pourquoi, il y a 10 ans on pouvait rire d’une scène de viol à la télé? Mais il reste hélas un domaine où la misogynie croise encore peu de combattants, selon Maurice Daumas: l’amour. «Comment des personnes jeunes, «modernes», «averties», tombent-elles encore dans la répartition genrée, donc inégalitaire, des tâches, alors que l’amour pousse à la réciprocité?» s’interroge-t-il. Peut-être parce qu’on dit toujours trop souvent aux fillettes que le misogyne sera un beau prince charmant qui leur fera tourner la tête…
> Article original à retrouver sur le site de notre partenaire Le Temps