La Turquie d'Erdogan : paroles de femmes

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La Turquie d'Erdogan : paroles de femmes
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L'AKP de Recep Erdogan a remporté une troisième victoire d'affilée aux législatives du 13 juin 2011, avec un score record de 50% de suffrages. Le parti du Premier ministre s'assure ainsi 325 sièges au Parlement. Un Parlement qui accueillera cette fois plus de femmes (78 sur 550 députés). Cependant, l'égalité des sexes est loin d'être acquise dans la société turque. Pour certaines, elle est même en régression.

Fatima - 38 ans, avocate

« Pour moi, porter le voile est important et je ne l’enlèverai pas. C’est une question de foi entre Dieu et moi. Mais ce choix m’empêche de plaider à la Cour ! Je suis avocate depuis 1998 et les juges ne m’ont jamais laissé entrer dans le Tribunal avec mon voile. Certains ont même demandé à ce que je ne sois plus avocate sous prétexte qu’une femme voilée ne peut pas exercer ce genre de profession, ni médecin, ni… : "Ou on porte le voile ou on a une profession noble. Mais pas les deux !". C’est totalement abject !  Voilà la vision moderne que les hommes ont de la femme voilée en Turquie, alors que 65% des femmes le sont. Je travaille donc en binôme et envoie ma collègue en plaidoirie. Ça me révulse et je trouve cela profondément discriminatoire car depuis  plus de dix ans, je me bats pour la protection des droits de la femme : les viols, les crimes d’honneur, les violences conjugales et domestiques… Je suis même réputée dans la profession. Mais puisque que je mets le voile, je suis vue comme rétrograde par une société machiste qui finalement n’en a rien à faire du progrès de la condition féminine en Turquie ! J’ai voté pour l’AKP par défaut car je ne crois plus au CHP (le parti républicain du peuple, fondé par Mustafa Kemal Ataturk, NDLR) et que le MHP (l'extrême-droite turque, NDLR) est trop conservateur.»

Salma - 31 ans, pharmacienne

« J’ai voté pour le CHP (le parti républicain du peuple, fondé par Mustafa Kemal Ataturk, NDLR) et leur score a remonté aux dernières élections. Je crois plus aux idées du kémalisme, que seul le CHP pour moi incarne, que ceux qui dirigent actuellement le Parti. Mais le CHP doit aussi se moderniser et repenser à ce que doit être le kémalisme aujourd’hui.
Je n’aime pas les autres partis : ils sont ou pro-kurdes ou pro-nationalistes ou pro quelque chose. On est tous Anatoliens et je crois à cette philosophie "un drapeau, une nation, une voix". Avec l’AKP, il y a beaucoup de très bonnes choses au niveau économique et en santé. Erdogan a créé beaucoup d’hôpitaux et une couverture maladie Universelle. Mais moi, je suis une libérale laïque et avec lui, la société s’islamise et on n’a pas le droit de critiquer le régime.»

Aisha - 56 ans, commerçante

« Tant mieux qu’Erdogan soit reconduit car nous n'avons jamais eu un aussi bon Premier ministre. Grâce à lui, la Turquie est dans les 20 pays les plus riches du monde ! Il nous a débarrassés de la mafia. J’ai une épicerie avec mon mari dans un quartier très touristique d’Istanbul, près de la mosquée bleue et je vois l’essor du tourisme en dix ans : c’est impressionnant ! Beaucoup plus d’hôtels, beaucoup plus de restaurants et de bars. Avec lui le commerce a fleuri et les gens font des affaires. Que ceux qui le critiquent fassent déjà aussi bien que lui et après on verra ! »

Gul - 47 ans, femme de pêcheur

« J’ai toujours voté pour l’AKP car Erdogan aime la Turquie et les Turcs. Il fait beaucoup pour nous. Nous avons plus de protection sociale, une assurance maladie, un meilleur accès aux soins. Je peux bénéficier d’aides, ce que je n’avais pas avant. La vie s’améliore. On a plus d’argent qu’avant. Mon mari aussi vote pour lui et notre fils aîné a eu une bourse scolaire. A la rentrée, il aura même un Ipad ! Erdogan l’a promis à tous les universitaires pour la rentrée prochaine. C’est vraiment quelqu’un de bien.»

Mine - 61 ans, écrivaine et journaliste

« Avec l’AKP au pouvoir depuis dix ans, il y a une islamisation rampante bien que discrète de la société. Ce n’est pas forcément visible mais il y a un durcissement inquiétant, une police des moeurs et une traque aux libertés. On ne peut absolument pas critiquer le régime. Plus de 40 000 leaders d’opinion sont sur écoute et une soixantaine de journalistes sous les verrous, condamnés au silence.
J’ai été licenciée deux fois de grands quotidiens après 25 ans de carrière pour avoir critiqué – avec humour ! – la façon dont de nombreux musulmans très conservateurs  traitent leurs femmes, les reléguant à un rôle minable ! La condition de la femme en Turquie se dégrade et le problème majeur est l’éducation. Il y a 30% d’illettrés en Turquie et beaucoup d’entre eux – et elles - votent pour l’AKP. Ce parti joue sur le sentiment populaire et endoctrine très habilement les cerveaux.
Les autres partis ne sont guère mieux. La démocratie est en danger et on glisse progressivement vers le totalitarisme. J’ai voté pour un candidat indépendant, car c’est voter pour des idées et non pour un parti où tout le monde obéit au "patron". Les partis se sclérosent et il n’y a plus de débats d’idées. Réintroduire le débat d’opinions est le seul moyen de redonner à la démocratie sa véritable dynamique. C’est ce qu’il manque à la Turquie aujourd’hui.»

Imra - 29 ans, assistante neurologue

« L’AKP est formidable car il accepte tout le monde et toutes les régions. C’est le parti le plus démocratique et le plus unificateur. Erdogan ne réfléchit pas que pour aujourd’hui. Il pense grand et pour l’avenir. Il faut voir comment il a fait émerger la Turquie comme puissance économique ! Le pouvoir d’achat a doublé en dix ans et on a un taux de croissance de 9% par an, alors que l’Occident piétine à 1%. Et d’ailleurs, si on intègre un jour l’Union européenne, ce que je souhaite, je suis sûre que la Turquie aura un rôle de locomotive. Tellement de pays européens aimeraient avoir notre dynamisme. Pour les femmes, je n’aime pas ceux qui disent qu’Erdogan est un islamiste. Ce n’est pas parce qu’il lève l’interdiction de porter le voile dans les universités qu’il veut obliger tout le monde à se voiler intégralement. C’est pour moi au contraire, la preuve d’une vraie démocratie et d’une vraie liberté où chaque femme a le libre choix de porter ou non le voile. Je suis assistante en neurologie dans un hôpital. Je ne porte pas le voile au travail mais si je le pouvais, je serais contente. Et quand je peux le mettre, eh bien tant mieux ! Je ne suis pas une islamiste pour autant ! La preuve, c’est que je fume aussi !»
 

Dilara et Beril - 58 et 65 ans, Kurdes

« Nous les Kurdes, on représente presque 20% de la population. Pour nous, ce n'est pas une minorité ! Mais on est toujours la cinquième roue du carrosse pour le gouvernement, quelque soit le parti au pouvoir. Ce ne sont que des belles paroles ! Erdogan qui avait fait plein de promesses en 2005 et avait relancé l’espoir d’une vraie reconnaissance des kurdes en lançant une télévision en langue kurde a finalement fait marche arrière lors de sa campagne électorale. Pour lui il « n’y a plus de problème kurde ». Si, le problème reste entier. Et personne ne se soucie de nous, même le parti BDP dit pro-kurde. Ce qu’il veut c’est le pouvoir. Aux élections, j’ai donc voté pour des indépendants et jamais les candidats kurdes n’ont eu autant de députés : 36 ! C’est peut être l’espoir d’un changement. Espérons-le cette fois.»

Emine - 35 ans, coach

« Je suis coach sportif pour des particuliers et la politique ne m’intéresse pas ! Je n’ai pas voté. Aucun parti ne correspond à mes aspirations.  Et puis, si je vote, il faut qu’il y ait une femme qui soit là pour défendre les femmes ! Avec l’AKP, on va toutes finir voilées un jour ou l’autre ! Il a déjà rationné l’alcool dans les bars et petit à petit, on perd nos libertés ; Si ça continue, je retournerai vivre aux Etats-Unis où j’ai grandi. Je suis pourtant fière d’être turque et vraiment ce qui me plairait, c’est que les Européens découvrent qui sont vraiment les Turcs et les Turques et qu’on nous accepte au lieu de nous dénigrer parce qu’on est musulmans.»