Fil d'Ariane
Ah ces Français.es ! A l'heure où la crise du coronavirus contraint des milliers de magasins à fermer leurs portes, seuls sont restés ouverts les commerces de première nécessité, à commencer par les commerces de bouche... cavistes compris. Au pays du fromage et du vin, difficile de se passer du nectar des dieux... et des déesses. Car le vin, aujourd'hui, est aussi devenu une affaire de femmes.
L’intégration des femmes dans le monde vitivinicole progresse. Mais pas assez vite, selon les intéressées. Deux chiffres à l’appui : parmi les nominés dans les concours internationaux, 10% seulement sont des femmes. Et elles ne représentent qu'un œnologue sur 4.
Ce déséquilibre a conduit à la création de Women Do Wine, une association internationale de femmes, vigneronnes, cavistes, œnologues, sommelières, communicantes... Sandrine Goeyvaerts, présidente de Women Do Wine : "En 2017, j’ai poussé un coup de gueule suite aux Trophées du Vin décernés par La Revue du vin de France. Encore une fois, ils avaient très largement sous-représenté la gent féminine."
D’abord présente sur les réseaux sociaux, l'association compte aujourd’hui 400 adhérentes avec un même cheval de bataille : mettre à bas les clichés sexistes de la filière. En juin dernier, elles se sont réunies pour la première fois à Paris et l’intitulé des tables rondes parle pour elles : "Comment lutter et se protéger contre le sexisme dans le monde du vin ?", "Gagner en confiance en soi, apprendre à se promouvoir. Les femmes changent-elles le monde du vin ?", "Vin féminin, en finir avec les clichés". Tout un programme.
Le vin est très connoté religieusement. Dans l’histoire on a souvent confié aux femmes les tâches subalternes, et surtout pas la vinification.
Sandrine Goeyvaerts
Les mots, ils sont au cœur de l’enjeu de parité. Florentine Mälher-Besse, sémiologue du vin, ne dit pas autre chose : "Il faut déconstruire le discours sur le genre du vin. Cette déconstruction est facile quand on en a conscience. Il suffit d’ouvrir le dialogue et de prêter attention aux mots que l’on dit et ceux que l’autre dit". Pour faire des vins de femmes des vins tout court. Car pour perpétuer les clichés, les mots se posent là, ce qui énerve particulièrement les combattantes de l’égalité comme Audrey Martinez, née dans les vignes de l’Hérault et créatrice du blog la Wineista : "Dans les nombreuses dégustations auxquelles je participe, j’entends souvent que les femmes ont une sensibilité olfactive et gustative plus fine. Je refuse cette mise en avant. La faculté à déguster est liée à l’éducation sensorielle et culturelle !" Elle appelle à en finir avec les "Ah, on voit bien que ce sont des vins de femmes. Oh, les tanins sont soyeux, ils ont du charme…"
On a oublié la neutralité du vin.
Birte Jantzen, journaliste
Ce que demande la majeure partie des femmes de la filière ? La neutralité. Car le vin, comme les Anges, n’a pas de sexe. "S’intéresser au vin, c’est explorer un monde sensoriel vaste, très personnel, un univers de liberté. On a oublié la neutralité du vin. Le discours sur le vin ne l’a pas encore compris !" constate Birte Jantzen, journaliste indépendante spécialisée.
Peut-être parce que le vin tient une place à part dans la culture française, qu’il n’est pas considéré par les Français comme un produit de consommation courante, mais comme un vecteur de valeurs. Décryptage du Baromètre 2019 IFOP / Vin & Société : "Les Français expriment unanimement leur attachement au vin, il fait 'partie de l’identité culturelle de la France' pour 96 % des personnes interrogées. Composante de l’art de vivre à la française auquel ils sont très attachés pour 86 %, produit noble pour 79 %, associé à l’héritage, enfin, pour 86% des Français." C’est dire si les vigneronnes et autres spécialistes partent symboliquement chargées à l’assaut de la forteresse Pinard !
Une adversité propre à renforcer les vocations, comme le raconte Cécile Domergue, fille de Patricia Boyer Domergue, fondatrice du Domaine Clos Centeilles dans le Minervois. Une histoire 100% femmes. Pas de transmission comme souvent père/fille, non. Une transmission mère/fille mûrement réfléchie. Et choisie. Quand Patricia propose à la jeune Cécile de 13 ans de reprendre le domaine qu’elle a créé de toutes pièces, l’adolescente prend pour réfléchir le chemin des vignes. Reprendre ou pas cette exploitation que sa mère a su faire grandir, nonobstant le scepticisme des gens du cru, en a t-elle envie, en est-elle capable ? Elle prendra son temps et des chemins détournés (ses études puis d’autres régions viticoles et d’autres domaines) pour finalement s’associer à sa mère Patricia et continuer à porter plus haut l’excellence et la notoriété des crus du Languedoc. Ce qui a changé ? La conviction que la parité est passée par là.
"L’âme du domaine reste la même mais la façon de vivre est différente. Ma mère avait quelque chose à prouver : son genre, le terroir, leurs excellences respectives, songe Cécile Domergue. En tant que fille, je revendique son héritage et sa liberté d’entreprendre. Mais se revendiquer comme femme, c’est encore valider la différence. Pas question."
Le phénomène dépasse largement les frontières françaises, selon Regina Vanderlinde, présidente de l’Organisation Internationale de la Vigne et du Vin, troisième femme à présider consécutivement l’OIV : "Partout dans le monde, les femmes participent davantage, elles ont de plus en plus de notoriété dans le monde du vin. Une évolution lente mais constante qui permet aujourd'hui à de nombreuses d’entre elles d'occuper des postes de commandement ou d’être propriétaires de leurs propres caves." Difficile de les citer toutes mais "à l’OIV, nous avons des femmes influentes dans tous les principaux pays producteurs de vin : la France, l'Italie, le Portugal, les États-Unis, mais aussi l'Allemagne, l'Argentine, le Chili, l'Afrique du Sud, l'Australie…"
Les drôles de dames sont dorénavant partout et bien décidées à imposer leur style, qu'elles soient professionnelles de la filière ou consommatrices. Selon une étude du syndicat des cavistes, les femmes représentent dorénavant 50,8% des acheteurs. A Paris, tout près du quartier touristique du Marais, on trouve dans une rue discrète une devanture bleue bien connue des habitant.es du quartier, les Caprices de l'Instant. Dans leur écrin boisé, entourées de bouteilles choisies à 4 mains, Marie et Mathilde.
Deux femmes dans la cave, ca change le regard des acheteuses, elles sont plus à l’aise, se sentent moins jugées.
Marie et Mathilde
Elle se sont rencontrées à l’Ifopca, le centre de formation continue des commerces de l'alimentation, en 2015, lors de leur formation de cavistes. Elles se sont associées il y a près de deux ans pour le plus grand bonheur de leurs clientes : "Deux femmes dans la cave, ca change le regard des acheteuses, elles sont plus à l’aise, se sentent moins jugées. Car le choix du vin a tendance à rester, dans les familles, l’apanage des hommes. Certaines de nos acheteuses s’excusent presque de ne pas connaître". Ont-elles l’impression d’être des femmes travaillant dans un monde d’hommes ? "Non, une équipe féminine change plus l’approche des acheteurs que des producteurs. L’expertise joue, le charme aussi, il faut l’avouer", sourient-elles.
Que l’on conjugue le vin au masculin ou la vigne au féminin, la filière à l’heure du Covid tente comme les autres secteurs d’activité de se maintenir. Avec angoisse : selon les régions, les vigneron.ne.s craignent une chute des ventes pouvant aller jusqu'à 60%, à cause notamment de la suppression de tous les salons vinicoles nombreux au printemps. C'est le cas en Alsace particulièrement meurtrie par la pandémie. Pour alléger le confinement, les sites ou applications d’apéro en ligne ont fleuri, réconfortant le monde vitinicole. Un hashtag #lavignecontinue a même vu le jour. Une initiative solidaire d'une agence de communication implantée à Dijon, la Bicyclette de Paul, spécialisée dans la filière. Elle offre des conseils de com gratuits aux entreprises en difficulté, et ce à l'échelle de la France entière. #lavignecontinue encourage les acteurs de la vigne et du vin à partager leur métier, en postant sur les réseaux sociaux photos et vidéos. L'idée : "faire découvrir la richesse des métiers du vin, et partager les initiatives d'entraide". Et qu'importe que sous ce hastag, vous signiez vos publications en ligne, Madame ou Monsieur.
#LaVigneContinue #stpourcain #familleLaurent #vigneronindependant le gel de cette nuit ne semble pas avoir porté préjudice à ces jeunes pousses de chardonnay ! Mais ne crions pas victoire trop vite, le gel devrait être de retour cette nuit... pic.twitter.com/PtxTHaytcX
— Corinne Laurent (@CorinneLaurent) March 31, 2020