Fil d'Ariane
Photo prise au cours de la campagne de vaccination contre la polio, à Jalalabad, est de Kaboul, Afghanistan, mardi 29 octobre 2024.
Les Afghanes seront-elles les grandes oubliées de cette année 2024 ? Depuis le retour au pouvoir des talibans, les femmes sont progressivement effacées de l'espace public. En France, près de 160 sénatrices et sénateurs cosignent une tribune à l'initiative de Dominique Vérien, présidente de la délégation aux droits des femmes du Sénat, pour dénoncer "ce crime contre l'humanité fondé sur le genre". Entretien.
Aujourd'hui, les Afghanes ne peuvent plus étudier au-delà du primaire, ni sortir dans les parcs ou les salles de sports, ni prendre un taxi sans un proche masculin. Une récente loi leur interdit même de chanter ou déclamer de la poésie en public. Une situation que dénonce la sénatrice française Dominique Vérien à l'origine d'une tribune signée par 160 élus français.
"Samedi 26 octobre 2024, le ministre taliban de 'la propagation de la vertu et de la prévention du vice' annonçait l’interdiction pour les femmes afghanes de s’exprimer à voix haute en présence d’autres femmes, les réduisant ainsi au silence. Déjà privées de visage, les femmes afghanes se retrouvent sans voix au chapitre, sans voix tout court", écrivent les signataires de cette tribune, relayée par Terriennes.
"Que faire si ce n’est écrire notre rage de voir une poignée de fondamentalistes effacer, écraser la moitié de la population de leur pays par haine, ou plutôt par peur, des femmes ?... Comment ne pas se sentir impuissant alors qu’un crime contre l’humanité fondé sur le genre est ainsi en train de se dérouler, au XXIe siècle ?", lit-on encore.
Pourquoi ce silence assourdissant autour du sort des Afghanes ? Comment mobiliser la communauté internationale ? Des questions que nous avons posées à la sénatrice, présidente de la délégation aux droits des femmes du Sénat.
Terriennes : cet apartheid de genre qui se déroule en direct sous nos yeux serait selon vous le premier de l'histoire moderne de l'humanité ?
Dominique Vérien : Vu comme ça, oui, parce qu'avant, on pouvait dire qu'il y avait une culture inégalitaire entre l'homme et la femme. Mais jamais on n'en était à interdire le droit d'exister. Puisque quand même, ne pas supporter à ce point le sexe féminin !
On commence par leur demander de se cacher sous des tentes, histoire que surtout on ne voit rien qui puisse évoquer une quelconque féminité. Et là, on en est à vouloir faire que, même si on ne peut plus repérer si c'est un homme ou une femme, la voix peut permettre de le savoir, et on leur demande de se taire. C'est complètement fou.
J'étudie par ailleurs pas mal le système des violences intrafamiliales, et on se rend compte que la plus grande des violences passe par l'étranglement. L'étranglement, le baillonnement. Et c'est vraiment ça, c'est faire taire, ne pas vouloir entendre l'autre. Dans sa différence, dans son altérité. Et là, c'est vraiment ce qui se passe. On ne veut plus les voir, mais on ne veut plus les entendre non plus. Et donc, comme on le dit dans la tribune, bientôt, on va leur demander de ne plus respirer.
Ils ne peuvent pas les supprimer complètement, puisqu'ils ont besoin des femmes pour se reproduire, mais on sent bien qu'il y a quand même de la folie dans ce rejet du sexe. D'ailleurs, on a parlé beaucoup du genre, parce qu'on sait bien qu'au niveau anglo-saxon, c'est "gender", le terme. Mais là, je trouve que finalement, on devrait parler du sexe, parce que je crois que vraiment, c'est le sexe qui leur fait peur.
(Re)lire "Nous ne nous tairons pas" : "Bread & Roses" fait entendre la voix des résistantes afghanes
Justement, comment expliquez-vous cette peur ?
Et bien, je crois qu'ils ont peur du sexe. Je crois qu'ils ont peur de ne pas savoir se contrôler. Je pense que, comme dans toute religion un peu extrémiste, il y a une focalisation sur le sexe. Et je crois que c'est ça leur vrai problème.
Au Moyen Âge, on brûlait les sorcières pour ça...
Bien sûr, mais de toute façon, comme dans tous les discours extrémistes, c'est toujours les comportements sexuels. On le voit en ce moment sur les débats (en France, ndlr) par rapport à l'éducation à la vie affective et sexuelle de nos jeunes. On dit qu'il faut que ce soit la famille qui prenne ça en charge, alors qu'on sait que la famille est le lieu de danger pour les enfants, souvent, puisque l'inceste, évidemment, se déroule en famille et pas ailleurs.
Donc, on voit bien qu'il y a un vrai sujet sur le sexe, dont nous-mêmes ne sommes pas totalement débarrassés, mais on n'en est pas à ce point de haine du sexe.
Est-ce qu'il n'y a pas aussi une volonté politique et économique ? Parce que finalement, c'est la moitié de la population afghane qui se retrouve effacée de la société. Est-ce que ce n'est pas un moyen de contrôle supplémentaire ?
On sait bien que l'objectif, c'est le contrôle. C'est faire disparaître de la vue et de l'ouïe. Mais c'est aussi un très mauvais calcul économique, puisqu'on sait bien qu'au contraire, plus on est de forces vives, plus on est tous, hommes comme femmes, formés, éduqués, et plus on a de chances d'enrichir son pays. Donc là, se priver de la moitié de la population, c'est appauvrir assurément son pays. Je pense que c'est une grave erreur, mais qu'ils ne peuvent pas voir tellement ils sont aveuglés par leur haine de l'autre sexe.
Alors c'est nier aussi plusieurs générations de fillettes qui se retrouvent privées d'école aujourd'hui ?
Mais bien sûr, et c'est ce qui est terrible, parce que c'est aussi refuser un avenir à son pays. Parce que faire grandir des filles et des garçons dans cette séparation, dans cet apartheid, c'est clairement nier aussi tout avenir. Comment développer un pays et la paix alors qu'effectivement, on fait autant souffrir la moitié de sa population ?
Vous avez adopté à l'unanimité cet automne au Sénat une proposition de résolution européenne visant à "prendre des mesures appropriées contre les atteintes aux droits fondamentaux des femmes en Afghanistan". Qu'en est-il ? Et si cette résolution est adoptée par l'Europe, qu'est-ce que ça peut changer ? On sait que des textes existent, mais malheureusement, on sait aussi que souvent, ça ne sert pas à grand-chose, à part en terme de valeur symbolique, bien sûr.
Effectivement, on se rend compte de l'impuissance, souvent, des décisions de l'ONU. Et d'ailleurs, je pense que c'est aussi pour ça qu'on souhaitait rerappeler à travers cette tribune, rerappeler à travers cette résolution, l'importance du combat pour ces femmes, mais c'est aussi une façon de lutter contre cette impuissance en disant qu'on ne les oublie pas. Et puis surtout, je suis effrayée par certaines discussions au niveau de l'ONU, où on dit, oui, mais il y a de la pauvreté dans ce pays et il faut aider les gens qui souffrent. Sauf qu'aider les gens qui souffrent, c'est accepter que ces gens-là massacrent la moitié de leur population.
Donc, il y a un moment où non, il faut forcément avoir cette réflexion et que la réflexion de savoir si il faut ou non les aider doit quand même être basée sur un certain nombre de critères, et sauver les femmes devrait être un critère primordial. Oui, on va vous aider, mais arrêtez, arrêtez. Et tant que vous n'arrêtez pas, non, nous ne vous aiderons pas. Mais il faut quand même qu'on ait un moyen de pression sur les talibans, qu'on a vu revenir en disant oui, il va y avoir des talibans 2.0, mais ils ont bien compris qu'ils avaient besoin de l'aide internationale et qu'ils ne peuvent pas à ce point terroriser et faire taire les femmes et les faire disparaître.
Ils ne se sont pas gênés pour le faire et pour autant, ils veulent toujours avoir un soutien international. Eh bien non, ce soutien, il doit être forcément conditionné au respect des femmes afghanes.
Dans cette tribune, vous parlez d'un régime féminicide, c'est un mot très fort.
Oui, féminicide, parce que quand on veut ne plus voir les femmes, quand on veut ne plus les entendre parler, et c'est ce qu'on dit, on pense qu'ils souhaitent qu'elles ne respirent plus. Ils ont compris qu'on ne pouvait pas toutes les tuer parce qu'il fallait quand même un peu s'en servir pour avoir des enfants, sans vraiment leur demander leur avis d'ailleurs, on est bien d'accord. Et donc c'est la comparaison que je faisais avec les féminicides.
Clairement, le féminicide passe, en règle générale, par l'étouffement, par le fait de ne plus entendre et de ne plus permettre à la femme de respirer. Et c'est ce qu'ils sont en train de faire. Alors, c'est très symbolique comme féminicide parce que, justement, ils ont encore besoin des femmes. Et c'est ce qu'ils ne supportent pas, d'ailleurs. Alors ils essayent de les contrôler au maximum de ce qu'on peut contrôler, quand même. Les empêcher de sortir seules, les empêcher d'être vues, les empêcher d'être entendues, c'est qu'on ne peut pas aller au-delà. Et donc, oui, je pense clairement que c'est exactement le même mouvement que les féminicides.
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