"L'Ame de l'Amérique", ou la force des Amérindiennes

Avec L'âme de l'Amérique, la grand-reporter Sylvie Brieu offre une plongée au coeur d'un grand Ouest américain où les Amérindiennes jouent un rôle clé pour leur communauté et la sauvegarde de l'environnement. Rencontre. 
Image
Cow Girl
©Sylvie Brieu
Partager7 minutes de lecture

Aux Etats-Unis, les Amérindiens sont peu présents en nombre, mais très présents par leur diversité, explique Sylvie Brieu. Dans le Montana, à la frontière du Canada, vivent douze peuples, tous de langue différente, dans sept réserves. Autant de voix que l'on entend peu sur la scène médiatique, et dont la grand-reporter a voulu se faire l'écho.

cartes indiens nord us canada
Illustration extraite de L'âme de l'Amérique (Albin-Michel)
ame amerique
L'âme de l'Amérique, de Sylvie Brieu, publié chez Albin Michel (août 2022)
Dans cette terre mythique, riche de promesses et de refuges, les femmes et les hommes sont en résistance perpétuelle. Contre les colons hier, contre les industriels aujourd'hui, appâtés par les sous-sols riches de minerais – charbon, pétrole, gaz de schiste, or... "Le Yellowstone est le dernier cours d'eau aux Etats-Unis qui ne soit pas endommagé par des barrages, malgré de multiples menaces," explique Sylvie Brieu.

Au-delà de la prédation industrielle qui menace ces derniers sanctuaires sauvages, une nouvelle vague de migration, de riches et de "geeks" venant de la Silicon Valley, achètent des résidences secondaires dans le Montana, où ils profitent des grands espaces, mais où ils ne séjournent que quelques semaines par an. "Ils déstructurent le tissu social et économique, puisqu'ils occupent des espaces sans participer à la vie de la communauté, qu'ils bloquent l'accès à certains points d'eau là où, autrefois, les ranchers faisaient traverser ces propriétés par leurs bêtes, et surtout parce qu'ils font flamber les prix, ce qui pose un problème de transmission d'héritage," explique Sylvie Brieu.

Dans ce contexe, les femmes amérindiennes jouent un rôle moteur pour la protection de leurs communautés. Sylvie Brieu les a rencontrées.

Rencontre avec Sylvie Brieu, autrice de L'âme de l'Amérique

Terriennes : Qu'est-ce qui vous a touché chez ces femmes que vous avez rencontrées dans les communautés amérindiennes de l'Ouest ?
 
Sylvie Brieu
Sylvie Brieu

Sylvie Brieu : J'ai trouvé chez elles une générosité, une bienveillance et une ouverture à la mesure des paysages de cette région de l'Ouest, dans lesquels on peut se perdre. Lors de ma première visite, il y a sept ans, les gens m'ont ouvert leur tipi ou les portes de leur ranch. Quand je suis allée à ma première fête crow, Angela Russel m'a accueillie dans son clan, un clan essentiellement de femmes. Sous leur tipi, j'ai tout de suite eu l'impression d'être dans un cocon maternel. Le tipi est rond, comme la Terre, comme la lune. C'est un espace où personne n'est laissé de côté. Dans la rondeur maternelle du clan, je me sentais en sécurité.

Ces femmes m'ont beaucoup appris parce qu'elles sont très connectées à l'environnement. L'environnement, pour elles, est un concept très incarné.
Sylvie Brieu, écrivaine et grand-reporter

Angela Russel elle-même est juge et avocate ; elle a été la première femme à avoir occupé le poste de juge chez son peuple. Sa nièce est juge. Elle a une cousine pionnière en matière d'éducation bilingue. Aujourd'hui, dès la maternelle, les enfants vont à l'école bilingue, et apprennent à parler aussi bien anglais que crow.

Ces femmes m'ont beaucoup appris parce qu'elles sont très connectées à l'environnement. L'environnement, pour elles, est un concept très incarné. Elles m'ont beaucoup appris par leurs liens à la Terre, par leur manière de percevoir l'humain, la nature, et les liens entre tous les humains.

Crow Fair
Julia Brien se prépare pour la Crow Fair à Crow Agency, dans le Montana. Pour la tribu Crow, la danse de la Crow Fair marque la nouvelle année de la tribu.
©AP Photo/Mary Hudetz
Dans quelle mesure les femmes entretiennent-elles le respect de la communauté ?

Les femmes, dans cette région, ont de très fortes personnalités, façonnées par un climat rude qui forme des caractères bruts. Elles prennent l’initiative pour aller de l’avant, notamment pour lutter contre les prédateurs industriels qui veulent dévaster, abîmer cette région considérée comme l’un des derniers sanctuaires sauvages, avec le parc Yellowstone et le parc de Glacier.
 
Ces deux femmes ont remporté une victoire retentissante, une victoire historique pour l’ouest américain.
Sylvie Brieu, écrivaine et grand-reporter
Parmi celles que j'ai rencontrées, il y a Alexis Bodokovski, quatrième génération de rancher dans sa famille. Elle élève des chèvres et des moutons, mais elle est aussi blogueuse, photographe et activiste. En 2015, elle s'est alliée avec une Cheyenne du Nord, Vanessa Braided Hair, et toutes deux ont fédéré une coalition de ranchers, environnementalistes, Cheyennes du nord et Amish pour mettre en échec un projet d’extraction du charbon à proximité du territoire cheyenne et un projet de chemin de fer qui devait traverser des cimetières indiens, mais qui auraient aussi pu contaminer des points d’eau essentiels et fractionner des ranchs. Ces deux femmes ont remporté une victoire retentissante, une victoire historique pour l’ouest américain.
 

À vous lire, on a parfois l'impression qu'il n'y a pas de dichotomie femmes/hommes chez les Améridiens ?

Chez les Blackfeet, par exemple, Darnell et Smokey sont leaders spirituels ensemble en harmonie entre le féminin et le masculin. Dans les cérémonies, l’homme est chargé de certaines tâches, tandis que la femme va collecter des baies pour faire une soupe qui sera bue pendant la cérémonie orchestrée par son mari. J’ai beaucoup appris aux côtés de Darnell, qui s’est ouverte avec beaucoup de générosité sur sa spiritualité.

Dans sa vision du monde, l’homme et la femme font partie d’un tout, la nature et l’être humain font partie d’un tout. Ce n’est pas l’un vis-à-vis de l’autre, ni l’un en opposition à l’autre.
Sylvie Brieu

Dans sa vision du monde, l’homme et la femme font partie d’un tout, la nature et l’être humain font partie d’un tout. Ce n’est pas l’un vis-à-vis de l’autre, ni l’un en opposition à l’autre. Même si je valorise la parole des femmes dans mon livre, ces femmes travaillent en lien avec des hommes. Dans les spiritualités amérindiennes, le féminin et le masculin ont chacun leur rôle à jouer.

Darnell et Smokey au pow-wow
Darnell et Smokey, chef et cheffe spirituel.les des Blackfeet lors d'un pow-wow, un rassemblement d'Indiens d'Amérique.
©Alexandre Seuron

Dans cette partie des Etats-Unis, 4 femmes sur 5 ont déjà fait l’expérience de la violence...

Le fléau des missing and murdered indigenous women sévit au Canada, mais aussi dans le nord des Etats-Unis. Des femmes disparaissent et ne sont jamais retrouvées, ou elles sont retrouvées assassinées. Aucune action ni enquête n’est menée, ce qui fait dire aux Amérindiennes que si un tel phénomène touchait les femmes blanches, le FBI ou la CIA interviendraient.

Il y a aussi la violence liée à la consommation de drogues et d’alcool. Les peuples amérindiens ont été sédentarisés de force et privés de leur culture et de leurs moyens de subsistance, comme le bison, lié à leur spiritualité, à leur économie et à leur survie dans une région, le Montana, où les cultures sont rares. En échange, on leur a fourni des produits avariés et de l’alcool, générant une addiction que l’on retrouve aujourd’hui.

Autre effet de la sédentarisation : de nombreux cas de diabète, car l’accès à une alimentation saine est difficile et nécessite un budget que n’ont pas souvent les familles élargies qui vivent dans les réserves.

bison dans le montana
Bison sur la réserve de Fort Peck près de Poplar, dans le Montana, en  avril 2012. 
©AP Photo/Matthew Brown

Qui est cette artiste, personnage extraordinaire et survivante d'un cancer, Alaina Buffalo Spirit, que vous mentionniez à plusieurs reprises dans L'âme de l'Amérique ?

Elle est l'une des très rares femmes à pratiquer un art ancestral appelé ledger art, qui s'est développé dans les prisons où les Indiens étaient incarcérés dans les années 1860. La seule activité qu'ils pouvaient pratiquer était le dessin ou la peinture, et ce sur les seules feuilles à leur disposition, c'est-à-dire les registres de comptabilité. Sur les chiffres et les lettres, ils dessinaient des chevaux, des danses, des tipis...

Sa vocation est d'aider les familles des victimes, de ces femmes que l'on kidnappe et que l'on assassine, de guérir de ce traumatisme par l'art, en leur apprenant à dessiner.
Sylvie Brieu

Très connue, et totalement autodidacte, Alaina a commencé à la suite d'une violente tragédie, l'assassinat de son fils unique, dont elle garde maintenant les deux enfants, au début des années 2000. L'affaire a été classée, traitée comme une affaire de drogue, mais elle a toujours été persuadée qu'il s'agissait d'un assassinat. Elle ne baisse pas les bras et continue à solliciter les autorités pour que l'enquête soit rouverte.

Alaina a eu besoin de guérir par l'art et s'est mise à peindre. Aujourd'hui, son désir profond, sa mission, sa vocation, est d'aider les familles des victimes, de ces femmes que l'on kidnappe et que l'on assassine, de guérir de ce traumatisme par l'art, en leur apprenant à dessiner. 

Alaina Buffalo Spirit
Alaina Buffalo Spirit fait revivre le ledger art, un style unique créé par des Indiens incarcérés dans les années 1860.
©Sylvie Brieu