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Dans le documentaire Mon Capital de Sarah Tahlaiti, plusieurs générations de femmes échangent autour de la gestion de l'argent au sein du couple.
Voilà un sujet délicat encore aujourd'hui : l'argent au sein du couple. Qui paie la note ? Qui gagne le plus ? Qui investit ? Comment repérer les inégalités incidieuses, ces "petites" dépenses du quotidien, le plus souvent du fait des femmes... Fiscalité, solidarité conjugale, pension alimentaire : le documentaire Mon capital fait témoigner plusieurs femmes sur leur rapport à l'argent dans leur foyer.
Et si on parlait d’argent, dernière roue du carrosse des luttes féministes ? Mis au second plan derrière les grandes victoires pour l’indépendance des femmes, il reste un sujet tabou, inconfortable, et peu exploré.
Dans son documentaire Mon Capital, la militante féministe et réalisatrice Sarah Tahlaiti met en lumière les inégalités économiques entre hommes et femmes au sein du couple hétérosexuel, des inégalités cachées, oubliées, ou ignorées, le plus souvent inconsciemment. De la fiscalité aux divorces, en passant par le travail domestique, ce film témoignage met en lumière les mécanismes invisibles qui maintiennent les femmes dans la précarité économique.
À travers les récits intimes de cinq femmes, et celui de la réalisatrice, le film questionne les normes familiales héritées de l’après-guerre et leurs conséquences sur les inégalités économiques actuelles. Anne, agricultrice et mère de quatre enfants, jongle entre son travail et sa famille ; Sarafina, éducatrice spécialisée, a échappé à un compagnon violent sur le plan physique et économique ; Sabrina déjoue le déterminisme social et investit dans l’immobilier ; Roxane lutte pour ses droits à une prestation compensatoire et une pension alimentaire justes après une expatriation de dix ans avec son ex-mari, et Marie-Cécile combat la solidarité fiscale et l’obligation de rembourser les dettes de son ex-conjoint.
En 2025, de nombreuses règles restent calquées sur un modèle du passé - et dépassé - selon lequel l'homme resterait celui qui ramène "les sous" et fait vivre le foyer. La femme, elle, gère les affaires courantes, les taches quotidiennes, le soin, l'éducation et cela malgré que les femmes aient toujours travaillé, souvent dans des secteurs précaires. Comment pallier cet héritage ? Nous avons posé la question à la réalisatrice.
Ce documentaire sera disponible le 28 mai 2025 sur la plateforme on.suzane, dédiée aux contenus indépendants, féministes et humanistes, qui produit tous les trimestres des documentaires engagés disponibles sur son site internet.
Terriennes : Dans le couple, ce sont en majorité les femmes qui payent, alors que dans l'inconscient collectif, on se dit encore que c'est l'homme qui ramène l'argent au foyer. À quoi est-ce lié ?
Sarah Tahlaiti : D'abord, il faut dire que le documentaire porte principalement sur le couple hétérosexuel, puisque les études sur la répartition des finances et du comportement au sein d'un couple portent, jusqu'à présent, exclusivement sur le groupe des hétereosexuels.
Il y a un impensé très fort sur ce que chacun gagne et rapporte dans le couple. On va considérer que comme on est avec une personne, un tiers, comme on va avoir des dépenses qui vont être parfois plus élevées quand on va faire un achat, on va faire du 50-50 parce que c'est comme ça qu'on réfléchit, parce que l'équité voudrait qu'aujourd'hui les femmes indépendantes qui travaillent puissent être autonomes et qu' on se dit, dépendre de quelqu'un ce serait trop fort. Beaucoup de femmes se retrouvent à faire du 50-50 alors que, malheureusement, en termes de salaire et de revenus, les dysproportions et les inégalités sont réelles.
On peut avoirjusqu'à 40% de différence de revenus dans un couple lambda. En termes d'épargne, la femme se retrouvera avec beaucoup moins d'épargne que l'homme. Un budget, ce n'est pas que les dépenses, ce n'est pas que les charges, c'est aussi l'ébargne.
Il y a aussi un facteur historique ?
C'est un héritage patriarcal de l'époque où les femmes n'avaient pas de capacité juridique : elles ne pouvaient pas ouvrir de compte et n'étaient pas questionnées sur tous les sujets liés aux investissements du foyer. Des schémas très genrés subsistent, où l'homme va beaucoup plus investir. Investir dans des domaines qui vont, par la suite, fructifier – de l'investissement immobilier ou des actions.
Les femmes, elles, vont dépenser, payer les courses, payer le consommable. Et comme le disait très bien Titiou Lecoq dans son livre (Le couple et l'argent, pourquoi les hommes sont plus riches que les femmes, paru aux éditions l’Iconoclaste, ndlr), elles se retrouvent, au moment des séparations, avec les pots de yaourt vides, puisqu'elles-mêmes n'ont pas investi dans de la pierre ou dans quelque chose qui va fructifier. C'est vraiment important.
Il y a un exemple flagrant dans votre documentaire : cette femme enceinte qui se rend compte, en discutant avec des amies, que c'est elle qui paye tout, des vêtements de grossesse aux dépassements d'honoraires médicaux.
Je pense que, de manière générale, ce n'est pas de la mauvaise volonté. C'est une habitude prise pendant de longues années par notre société patriarcale, parce que les femmes, à la naissance d'un enfant, se retrouvent à moins travailler. À prendre en charge ce qu'on appelle la charge mentale, et qui a été pas mal étudiée ces dernières années : beaucoup de rendez-vous médicaux, tout ce qui concerne l'école, les vacances, les repas, etc. Mais il y a aussi toutes les questions de santé et de menues dépenses autour des enfants : les vêtements, les appareils dentaires, les équipements pour le sport... Comme la femme prend en charge toutes ces questions-là, c'est elle qui va en gérer les dépenses.
On ne s'en rend pas compte, parce que ce sont des dépenses relativement faibles, des petites dépenses. On n'a pas envie de les calculer ; on n'a pas forcément l'envie de revenir dessus pour dire "bon ben voilà j'ai payé 9 euros pour la kermesse de l'école puis 15 euros pour un nouveau cours de danse", alors que ça s'accumule. C'est un peu ce que disait mon amie dans le documentaire : revenir à la maison et dire "bon voilà, j'ai acheté une crème pour la grossesse et ça m'a coûté 15 euros". Ca paraît futile, alors que ce sont ces discussions-là qui permettent de rétablir une véritable équité dans le couple et de comprendre que ces charges qui doivent être prises en charge par la communauté.
Un exemple flagrant, c'est la rentrée scolaire. Les fournitures représentent un budget conséquent. Ce sont les femmes qui payent la note ?
Il y a deux choses : effectivement, ce sont les femmes qui payent la note, mais ce sont aussi elles qui vont faire les courses. Ce coût d'opportunité, qui est d'avoir la charge des enfants et de devoir s'en occuper constamment alors que des coparents s'en préoccupent moins, a un véritable impact sur la carrière professionnelle, sur les ambitions qu'on peut avoir. Cette charge, à la rentrée, fait qu'on a un calendrier déjà extrêmement complet, avant même d'avoir repris le travail.
Il y a tout un système qui a été pensé pour que les femmes ne travaillent pas, ou en tout cas pour que ce soit plus avantageux pour le couple que les femmes ne travaillent pas. Sarah Tahlaiti, réalisatrice
Est-ce que le nœud du problème dans tout ça ce n'est pas l'inégalité salariale ?
A mon sens, il y a plein de nœuds qui se rejoignent, et quand on me demande s'il y a une mesure qui serait pertinente pour changer vraiment fondamentalement les choses, je pense qu'il y a tout un système qui a été pensé pour que les femmes ne travaillent pas, ou en tout cas pour que ce soit plus avantageux pour le couple que les femmes ne travaillent pas. L'égalité salariale ne pourra être obtenue qu'une fois que ce ne sera pas plus avantageux, à la fois pour l'entreprise et pour le couple, qu'une femme ne travaille pas. L'égalité salariale est plus une résultante de mesures, telles que l'égalité du congé parental ou la déconjugalisation de l'impôt, qu'une action positive. Parce que cette égalité salariale ne découlera que d'autres actions pertinentes, qui feront qu'à la fois pour les entreprises et pour le foyer, il sera beaucoup moins intéressant de garder quelqu'un à la maison. Je parle de quelqu'un qui veut retourner travailler, parce que les femmes qui veulent rester chez elles, il faut aussi leur donner l'opportunité de pouvoir le faire dans de bonnes conditions. Mais sans qu'il y ait cette dépendance financière envers l'Etat ou envers leurs concubins, conjoints.
Vous abordez la question de la fiscalité au sein du couple, mais aussi des responsabilités financières et bancaires. Quand un couple est marié ou pacsé, si l'un des deux a des dettes, quoi qu'il arrive, c'est à l'autre de rembourser ?
La solidarité fiscale s'applique seulement pour les dettes fiscales. Si des dettes ne sont pas de l'ordre des impôts, mais envers une entreprise ou un tiers, la solidarité fiscale ne s'applique pas. Reste qu'aujourd'hui, lorsqu'on est marié et que la femme ou le mari décide de frauder le fisc – généralement au travers de son entreprise, car les cas les plus fréquents, ce sont des entrepreneurs qui fraudent le fisc au travers de leur activité professionnelle – retombe dans l'escarcelle du couple.
Cette solidarité fiscale, l'explique le documentaire, a été mise en place à un moment où la femme n'avait pas de capacité juridique. Elle était le déversoir de l'immoralité de son époux. D'où la création d la solidarité fiscale, mais aujourd'hui ça ne devrait plus avoir lieu d'être.
La conjugalisation de l'impôt, c'est un peu différent. Quand deux personnes étaient mariées, on considérait le foyer fiscal comme un tout et on déterminait automatiquementun coefficient global – en septembre 2025, ce régime-là va changer – alors que les hommes gagnent beaucoup plus que les femmes, généralement. Et les femmes se retrouvaient à payer plus d'impôts. Aujourd'hui, c'est l'individualisation qui est automatique. Et si on veut passer sur l'imposition commune, il faut cocher une case.
Beaucoup de députés - et je fais partie des gens qui considèrent que cette conjugalisation de l'impôt devrait sauter - considèrent qu'aujourd'hui, on devrait individualiser à la fois l'impôt et les aides, parce que les individus sont beaucoup plus autonomes et que, finalement, les modèles familiaux ont vocation à bouger, à changer, à évoluer dans le temps. Les situations où on se marie autour de la vingtaine et puis on reste avec la personne ne sont plus la norme. On est dans des familles recomposées. Un couple sur deux divorce, donc il faut prendre en considération ces nouveaux modèles. Cela faciliterait énormément de choses lors des séparations et également pour les femmes qui sont seules avec des enfants à charge.
En cas de séparation, ce sont le plus souvent les femmes qui y perdent, obligées de se battre pour les pensions alimentaires – insuffisantes. Cela aboutit à un appauvrissement des femmes ?
De base, les femmes gagnent moins, sauf que cela se voit beaucoup moins lorsqu'il y a une forme de répartition dans le foyer. Ces inégalités de revenus ressortent fondamentalement lors des séparations. Ce qui va d'autant plus appauvrir les femmes, c'est qu'elles se retrouvent à 80% en charge des enfants. Et la charge d'un enfant aujourd'hui, notamment avec l'inflation, et avec tout ce que demande l'éducation d'un enfant, coûte extrêmement cher. Les pensions ont été revalorisées un petit peu en France, mais rien à voir avec les coûts réels de l'education d'un enfant.
En moyenne, les pensions versées en France sont de moins de 200 euros, donc 190 euros par enfant, c'est une moyenne. Sachant que les besoins réels d' un enfant – selon une étude de l'INSEE basée sur la statistique publique, et pas d'un collectif de mères en colère qui a fait des calculs dans son coin – il faut compter 600 euros en moyenne. En fonction du territoire, des exigences locatives, ce ne sont pas du tout les mêmes prix, et ils peuvent être beaucoup plus élevés dans des villes comme Paris.
Les femmes perdent aussi en coût d'opportunité, c'est-à-dire qu'elles sont obligées de réduire leur temps de travail parce que la charge d'un enfant seul, c'est très compliqué, que le système de garde est totalement inefficient en France, et que du coup, ces personnes se retrouvent avec une double peine. Elles ont à la fois une charge supplémentaire qui fait qu'elle ne peuvent pas travailler, et en même temps, elles ne peuvent pas avoir de capital pour améliorer l'éducation de leur enfant, qui soit raisonnable et qui égal à leurs véritables besoins.
Qu'avez-vous appris en tournant ce documentaire ?
En tant que féministe, j'ai toujours rejeté la structure du mariage comme étant très enfermante. Or je me rends compte finalement qu'aujourd'hui, ce schéma peut quand même protéger dans certaines conditions. Cela montre que l'État ne s'est pas adapté aux structures familiales différentes, et on pourrait se dire qu'il faudrait tout simplement étendre les droits qui sont donnés aux couples mariés, aux couples qui sont pacsés, ou qui vivent ensemble. Il y a un pays, le Canada, qui vient de faire passer une loi selon laquelle tous les couples qui ont un enfant ensemble ont les mêmes droits que les couples mariés. Il est assez intéressant de réfléchir à d'autres systèmes et de voir comment harmoniser la législation pour qu'elle soit plus fluide, parce que les relations sont plus fluides aussi maintenant.
Les femmes portent le poids de nombreux stigmates et on leur dit toujours qu'elles n'osent pas assez. Mais on ne les met pas dans des conditions qui leur permettent de le faire. Sarah Tahlaiti
Les femmes n'ont-elles pas un problème avec l'argent ? Cet argent auquel elles n'ont pas eu accès pendant des siècles.
Je pense que les femmes portent le poids de nombreux stigmates et on leur dit toujours qu'elles n'osent pas assez. Mais on ne les met pas dans des conditions qui leur permettent de le faire – dans des couples inégalitaires, dans des couples où il y a parfois de la violence économique, etc. Pour moi c'est important d'en parler et qu'on se saisisse de ce sujet pour l'ouvrir des deux côtés, du côté des hommes et des femmes, mais sans culpabiliser les femmes en leur disant que c'est à elles de faire. Parce qu'en réalité, beaucoup tentent de faire et cela ne marche pas toujours.
C'est aussi la question des femmes en école d'ingénieur, etc. On rabâche beaucoup que les filles ne se saisissent pas de ces domaines-là, mais encore faut-il qu'ils soient accueillants pour les femmes. Et avoir des logiques d'investissement tournées vers les femmes, une pédagogie et une éducation financières beaucoup plus poussées, et peut-être arrêter de leur dire qu'elles ne savent pas faire, ça leur permettra de se lancer. Derrière, il y a quelque chose de l'ordre de la culture et qui n'est pas naturel chez les femmes. Mais après des années et des années d'éducation patriarcale à douter en permanence, effectivement, on est potentiellement moins amenée à prendre des décisions d'investissement que les hommes.
On en revient à l'image de la femme qui pense aux autres avant elle-même. Il y a deux choses : on n'a pas appris aux femmes à assez être égoïste et on n'apprend pas assez aux hommes à être empathique, pour que le moins et le plus se rejoignent.
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