L'armée canadienne à nouveau secouée par des scandales d'inconduite sexuelle

L’affaire fait grand bruit depuis plusieurs mois au Canada : celui qui était le chef d’état-major de l’Armée canadienne entre 2015 et 2021, Jonathan Vance, fait l’objet d’allégations d’inconduite sexuelle. Depuis, d'autres hauts gradés se retrouvent à leur tour mis en cause. 

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Six ans après un premier scandale et un rapport officiel accablant révélant des comportements innappropriés, des hauts gradés de l'armée canadienne se retrouvent accusés d'inconduite sexuelle. 
©Courtoisie/RADIO-CANADA / Christian Milette

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Jonathan Vance a été nommé chef d’état-major de l’armée canadienne en 2015 par le premier ministre conservateur d’alors, Stephen Harper, et quand il a pris le pouvoir en octobre 2015, Justin Trudeau l’a laissé en poste. En janvier dernier, le général Vance a pris sa retraite, peu de temps avant des révélations dans un média anglophone selon lesquelles il est impliqué dans plusieurs affaires d’inconduite sexuelle.

L’une d’elle concerne la majore Keellie Brennan, qui était sa subalterne : elle est venue livrer un témoignage accablant contre lui devant le comité permanent de la condition féminine de la Chambre des Communes à Ottawa. Elle dit qu’il a tenté de l’intimider pour la faire taire et pour mentir aux enquêteurs qui tentent de faire la lumière sur ces allégations, qu’il se croyait intouchable et au-dessus de la loi. Elle affirme qu’il est le père de deux de ses huit enfants et qu’il ne lui offre pas d’aide financière pour en prendre soin. Elle a également déclaré que le général Vance se targuait auprès d’elle d’avoir de l’influence sur le ministre de la Défense. La majore Brennan dit qu’elle ne pense pas obtenir justice mais elle espère que son témoignage va inciter d’autres femmes à témoigner elles aussi.

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A gauche, l'ex-chef d'Etat major des armées du Canada, le Général Jonathan Vance et le ministre de la Défense turc Hulusi Akar, right, lors d'une rencontre à Ankara, Turquie, le 29 avril 2019. 
©Turkish Defence Ministry via AP, Pool

L’identité de l’autre femme qui accuse ce haut-gradé d’inconduite sexuelle n’a pas été révélée. Une enquête est aussi en cours sur un courriel obscène qu’il aurait envoyé, il y a neuf ans, à une employée subalterne. 

Un autre officier supérieur se retrouve aussi dans ce tourbillon de scandales : Peter Dawe. Il a dû quitter son poste de commandant des forces spéciales canadiennes parce qu’il a écrit, il y a quatre ans, une lettre de recommandation pour un soldat qui vient d’être reconnu coupable d’agression sexuelle.

Bref, des hauts-gradés de l’armée canadienne impliqués dans des scandales sexuels, ce n’est rien pour améliorer l’image de marque de l’armée canadienne, passablement ternie ces dernières années par des histoires similaires.

Un premier rapport resté sans suite

Il y a six ans pourtant, en 2015, une ex-juge de la Cour suprême, Marie Deschamps, publiait un rapport dévastateur sur des affaires d’inconduite et d’agression sexuelle au sein des forces canadiennes et sur la culture machiste qui entachait l’institution. Le rapport préconisait notamment la mise en place de mécanisme de plainte totalement indépendant et externe pour les victimes. Mais ce mécanisme n’a jamais été mis en place, à cause, dit-on, de la résistance à l’interne et parce que le gouvernement canadien n’aurait pas osé aller à l’encontre de cette résistance.

Le ministre de la Défense, Harjit Sajjan, dit qu’il n’a pas eu le temps de le faire. Cela fait pourtant six ans qu’il est en poste. Et Justin Trudeau, qui ne cesse de se dire féministe et qui promettait pourtant de nettoyer l’armée canadienne de cette gangrène, n’a pas insisté auprès de son ministre pour qu’il procède à la mise en place de ce mécanisme.

(Re)lire notre article sur le rapport Deschamps :
Les chiffres effrayants des agressions sexuelles dans l'armée au Canada

Katie Telford, cheffe de cabinet, témoigne

Justement, le Premier ministre canadien savait-il que le chef d’état-major de l’armée canadienne faisait l’objet d’allégations d’inconduite sexuelle ? Qu’en est-il de son ministre de la Défense ? Le général Vance a-t-il été protégé et si oui, pourquoi ?

Autant de questions que les partis d’opposition ne se gênent pas pour poser. Ils ont dirigé leurs accusations sur la cheffe de cabinet de Justin Trudeau, Katie Telford, parce qu’elle aurait été au courant de ces allégations depuis 2018, selon le témoignage d’un ex-conseiller du premier ministre canadien. Et ils réclament sa démission. Un ex-ombudsman de l’armée a également témoigné qu’il avait informé le ministre de la Défense en 2018 des soupçons d’inconduite sexuelle qui pesaient contre le général Vance. Justin Trudeau, lui, affirme qu’il a entendu parler de ces allégations dans les médias à la suite de la publication du reportage de Global News, au mois de février. 

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Katie Telford a témoigné pendant 2 heures en visioconférence devant le comité de la défense nationale. 
©capture ecran/ radio canada

Le 7 mai dernier, Katie Delford a témoigné pendant près de deux heures devant le comité de la défense nationale de la Chambre des communes. Elle a soutenu qu’elle avait été informée du contenu d’une plainte contre l’ancien chef d’état-major Jonathan Vance seulement en février, au moment où elle a été rendue publique. Selon elle, il s'agissait d'une plainte d’« inconduite personnelle ». « Je ne connaissais pas la nature de la plainte. Je ne connaissais pas le fond de la plainte. Je ne connaissais pas les détails de la plainte… Je ne savais pas d’où venait la plainte. », a-t-elle lancé, ajoutant qu'elle se demandait aujourd'hui si elle aurait pu faire plus d’efforts pour mettre en place le dispositif recommandé lors du rapport de 2015. 

Bombardée de questions durant cette audition en visio, la cheffe de cabinet a affirmé que Justin Trudeau ne savait rien de la nature de l'allégation qui pesait contre l’ancien numéro un des Forces armées canadiennes sans pour autant expliquer pourquoi elle n'a pas cru bon de l'informer.

Louise Arbour mandatée par le premier ministre

Devant la tourmente, Justin Trudeau a décidé de confier à Louise Arbour, ex-juge de la Cour suprême du Canada et ancienne haut-commissaire des Nations unies aux droits de la personne, la mission d’examiner l’ensemble des procédures et politiques actuellement en place au sein des Forces canadiennes et du ministère de la défense pour traiter les cas de harcèlement, inconduite et agression de nature sexuelle.

« La réalité, c'est qu'il y a encore trop de femmes et d'hommes qui ne se sentent pas appuyés quand ils s'avancent avec des histoires inacceptables au sein de nos forces armées » a expliqué le premier ministre canadien en annonçant cette nomination.

L’ex-juge a accepté le mandat : «  Il y a eu une énorme déception. Je soupçonne qu'il y a probablement beaucoup de scepticisme quant à savoir si cet exercice va faire une différence. Si je ne le croyais pas, je ne me serais pas dérangée ». Louise Arbour dit comprendre ce scepticisme après l’inaction du gouvernement canadien pour donner suite au rapport d’une autre ex-juge de la Cour suprême Marie Deschamps. Louise Arbour croit que son travail va se faire dans la foulée de ce premier rapport qui est resté lettre morte  : « C’est l’occasion d’aller au-delà de ce que recommandait Marie Deschamps au sujet d’un centre indépendant et externe, mais peut-être faut-il préciser à quoi cela devrait ressembler. En ce sens, mon rapport pourrait être le chapitre deux » .

Louise Arbour
Louise Arbour, ex-membre de la Cour suprême, et ancienne responsable de l'ONU pour les migrations internationales, va mener l'enquête, ici lors d'une conférence à Marrakech, en décembre 2018. 
©AP Photo/Mosa'ab Elshamy

Un chapitre deux donc, pour ouvrir une nouvelle page dans l’histoire des forces canadiennes après ces décennies à naviguer en eaux troubles dans une culture machiste malsaine. Le rapport de Louise Arbour est attendu dans 15 à 18 mois.

Mais le gouvernement Trudeau dit ne pas vouloir attendre jusque-là avant d’agir : il met en place une nouvelle unité, le groupe Conduite professionnelle et culture, qui sera dirigé par la lieutenante-générale Jennie Carignan. Cette unité recevra les plaintes et les allégations liées à des inconduites sexuelles de la part des membres des Forces canadiennes. « Nous nous devons d'assurer qu'il y ait un processus, un encadrement, un environnement dans lequel quiconque peut s'avancer pour partager [ses] expériences, obtenir des ressources et être appuyé de la bonne façon » a précisé Justin Trudeau. Soit, mais la question est : pourquoi cela n’a-t-il pas été mis en place plus tôt ?

Changer cette culture toxique

Le premier ministre estime toutefois que ce sera tout un défi que de changer cette culture au sein de l’armée canadienne. Car c’est bien de cela qu’il s’agit : changer la culture de cette institution. Et cela ne se fera pas par un coup de baguette magique. Il va falloir mettre en place les garde-fous, les mécanismes nécessaires pour que ces comportements d’inconduite sexuelle, ces agressions sexuelles, ce soit tolérance zéro au sein de l’armée canadienne. Pour que les victimes puissent porter plainte, être écoutées et crues et que leurs agresseurs soient condamnés et surtout ne se voient pas récompensés en montant dans les échelons, ce qui semble avoir été le cas à de trop nombreuses reprises au cours des dernières années…