Fil d'Ariane
Immenses toiles d'araignée rouges et noires embrassant des objets du quotidien, monumentales installations pour exprimer l'intime... Chiharu Shiota déroule 40 kilomètres de fils pour parler d'émotions, de voyages, d'histoire ou de guérison. Portrait d'une artiste exposée au Grand Palais, à Paris.
Chiharu Shiota, Berlin, 2024
Née à Osaka, au Japon, en 1972, Chiharu Shiota a d’abord étudié la peinture à Kyoto. Depuis le milieu des années 1990, l'artiste vit et travaille à Berlin. Inspirée par Marina Abramović, elle explore la performance et l’art corporel. En 1994, pour Becoming Painting, elle se recouvre entièrement de peinture émaillée rouge – une expérience radicale qui n'est pas sans risque.
Becoming Painting ("Devenir peinture"), Chiharu Shiota, 1994
Cette œuvre est le premier pas vers un art qui dépasse la toile et envahit l’espace, notamment avec des fils tissés qui deviendront sa signature. Depuis, ses œuvres faites de centaines de kilomètres de fil matérialisent des thèmes universels comme la mémoire, la connexion et l’existence. "Il y a beaucoup de choses que j'ai du mal à mettre en mots. Je suis mal à l'aise en public pour parler de mes sentiments. Mais en passant par mes oeuvres, j'arrive à m'exprimer. C'est cela qui me pousse à continuer à créer", explique-t-elle.
L'inspiration de Shiota émerge souvent d'une expérience ou d'une émotion personnelle qu'elle élargit à des préoccupations humaines universelles telles que la vie, la mort et les relations. Mami Kataoka, commissaire de l'exposition
Pour une première rétrospective en France, les installations monumentales de Chiharu Shiota investissent les galeries du Grand Palais, à Paris, jusqu'au 19 mars 2025. Intitulée The Soul Trembles ("Les frémissements de l'âme"), cette exposition co-organisée avec le Mori Art Museum de Tokyo, présente plus de vingt ans de carrière de cette artiste qui utilise les toiles de fils pour explorer l'espace comme les lignes dans une peinture. A travers ces fils, qui ont fait sa renommée, son expérience personnelle parle à tous les visiteurs : "L'inspiration de Shiota émerge souvent d'une expérience ou d'une émotion personnelle qu'elle élargit à des préoccupations humaines universelles telles que la vie, la mort et les relations", explique Mami Kataoka, commissaire de l'exposition.
Uncertain Journey ('Voyage incertain'), Chiharu Shiota, 2021
L'une de ses installations monumentales présentées à Paris emprisonne dans une toile rouge vif des barques métalliques ; une autre plonge le visiteur dans une forêt de fils noirs tissés entre eux et accrochés au plafond et aux murs, recouvrant des chaises et un piano. Aux côtés de sept installations à grande échelle, sculptures, photographies, dessins, vidéos de performance et documents d'archives sont présentés sur 1 200 mètres carrés. "Il y a une 'sauvagerie' dans ses dessins, explique, la curatrice et critique d'art Aomi Okabe. Ils me rappellent les dessins préhistoriques, sur les parois des grottes. Des formes très simples, des lignes et des ronds ..."
Chiharu Shiota, Berlin, 2020
Chiharu Shiota, qui fait de l'expérience de la vulnérabilité de la vie le coeur de sa réflexion et de son inspiration, questionne aussi l'âme. L'exposition propose en vidéo des témoignages d'enfants - l'artiste a interrogé sa fille de dix ans - sur ce qu'est pour eux l'âme d'un être humain, d'un animal ou d'une plante. Où vont les âmes après la mort ? Les âmes ont-elles une couleur ? "L'âme d'un arbre, ça peut être ses racines", dit l'un ; "L'âme, c'est comme une maison," formule une fillette.
Les objets du quotidien, comme des chaussures, des lits ou des valises, des clés, des chaises ou des robes, occupent une place centrale dans ses installations. En les engloutissant dans d'immenses structures de fil, l’artiste leur donne une dimension mémorielle et affective. "Sans mémoire, sans souvenirs, qui sommes-nous ? Des coquilles vides...", dit-elle. Aussi préfère-t-elle les objets qui ont servi, qu'elle a tendance, admet-elle, à accumuler, comme pour combler un vide. "C'est dans ma nature créatrice de collecter des objets. Je n'aime pas trop les objets neufs, je préfère des objets qui portent la mémoire d'une vie, qui racontent une histoire et me donnent l'envie de créer, de tisser des souvenirs."
Beaucoup retrouvent dans l'histoire racontée par ces objets appartenant à des personnes qui ne sont plus là, et dont ils ressuscitent la mémoire, l'écho de leur propre anxiété, et c'est ce qui la rend universelle. Au Japon et en Asie, le fil rouge est une métaphore des liens. Pas seulement les liens de sang, mais plutôt de relation avec la destinée. Noué, emmêlé, coupé, noué ou étiré, le fil, qu'elle utilise comme matériau principal depuis le début des années 2000, symbolise les liens.
"J'ai vu le travail de Chiharu pour la première fois en 2001, quand elle a montré cette grande installation de robes de 17 mètres de haut. A l'époque, personne au Japon ne la connaissait, parce qu'elle a quitté le pays après ses études d'art. Elle a surpris tout le monde et on se demandait qui était cette artiste. Elle avait 29 ans, mais un potentiel énorme", se souvient la commissaire de l'exposition Mami Kataoka.
Depuis cette première série de robes monumentales, qu'elle avait fabriquées elle-même, Chiharu Shiota les a maintes fois déclinées sur différents modes.
Chiharu Shiota utilise principalement trois couleurs : le noir, le rouge et le blanc. Le noir pour la profondeur de l’univers et l’introspection, tandis que le rouge – un rouge vermillon au début, devenu peu à peu un rouge sang – symbolise la vie, la mort et les connexions vitales, et le blanc, introduit dans son œuvre après son cancer en 2017, représente une page blanche et une renaissance.
The Soul Trembles est née en 2017, l'année où l'artiste se voit diagnostiquer une récidive d'un cancer des ovaires déjà vaincu en 2005. S'ensuit un lourd traitement, des opérations. Chiharu Shiota puise dans cette expérience pour explorer la fragilité et la résilience humaines. Malade, elle place son corps aux mains des médecins, mais son âme ? Elle a l'impression qu'elle s'échappe de plus en plus de son corps. Alors elle réfléchit à la séparation du corps et de l'âme, à l'endroit où va l'âme après que le corps disparaît, lorsqu'elle devient une partie du plus grand cosmos.
Des œuvres, comme Cell (2020), qui représente des cellules en division, reflètent cette vision cosmique de l’existence : tout est connecté par une énergie vitale qui se transforme sans disparaître. D'après elle, la mort n’est pas une fin, mais une dissolution dans quelque chose de plus vaste. L’artiste puise dans cette expérience pour explorer la fragilité et la résilience humaines. La vie, la mort et la transformation sont des thèmes récurrents pour elle. "Ma religion, ce sont mes oeuvres", dit l'artiste, qui précise qu'elle a été élevée par des parents bouddhistes.
En même temps, mes oeuvres vont rester dans la mémoire de ceux qui les ont vues, et je suis satisfaite si elles continuent à vivre dans les mémoires. Chiharu Shiota
D’ailleurs, les installations de Chiharu Shiota ne durent que le temps d'une exposition, avant d’être démontées. Au Grand Palais, ils étaient dix à tisser dans l'espace, pendant deux semaines, ces structures à base d'une multitude de triangles. Cet éphémère est au cœur de sa démarche artistique, qui interroge la vie, la mort et la mémoire. "En même temps, mes oeuvres vont rester dans la mémoire de ceux qui les ont vues, et je suis satisfaite si elles continuent à vivre dans les mémoires", dit-elle.
Cell ("Cellule"), Chiharu Shiota, 2020
Quand elle avait 9 ans, la maison des voisins a pris feu. A l'intérieur, un piano se consumait, et il a continué à se consumer de l'intérieur bien après l'extinction de l'incendie. Alors les pompiers l'ont sorti de la maison, pour éviter que les fumées se dégagent à l'intérieur. Dès qu'elle a vu ce piano réduit au silence, explique-t-elle, elle a senti son existence. Il n'en était à ses yeux que plus beau et plus puissant. Et elle, à le regarder, elle se ressentait de la tristesse, oui, mais elle se sentait aussi plus forte. "Je ne l'oublierai jamais," affirme-t-elle.
Elle en a fait une oeuvre intitulée In Silence, dont les fils s'élèvent, tels des sons silencieux. "Le piano est calciné, il n'y a pas de son, mais je crée des sons visuels. Là, le thème de mon travail est l'absence d'existence. Il n'y a personne, mais vous pouvez voir la chaise et sentir qu'il y a quelqu'un qui joue au piano. L'audience aussi attend, avec toutes ces chaises.
Les installations de Chiharu Shiota transforment les espaces en labyrinthes émotionnels. Elle décrit son travail comme un "dessin dans l’air", où les fils évoquent l’invisible. Parmi ses œuvres marquantes, Uncertain Journey (2016/2024) immerge le visiteur dans un maelström de fils rouges, jaillissant de barques métalliques, convoquant des souvenirs et des réflexions sur les liens humains, le voyage, l’exil et, toujours, la mort.
Je garde un souvenir très vif du bateau, seul au milieu de l'immensité maritime. J'avais l'impression de côtoyer la mort, que la vie côtoyait la mort. C'est là qu'est née l'envie de représenter des barques. Chiharu Shiota
Mais le thème de l'embarcation, explique l'artiste, est moins liée à l'idée de traverser un fleuve vers l'au-delà, mais à un souvenir d'enfance : "Je suis née à Osaka, mais la famille de mes parents habitaient à Kochi. Quand j'étais petite, pour les vacances d'été, nous prenions le ferry pour rentrer dans la région natale de mes parents, raconte Chiharu Shiota. Je garde un souvenir très vif du bateau, seul au milieu de l'immensité maritime. J'avais l'impression de côtoyer la mort, que la vie côtoyait la mort. C'est là qu'est née l'envie de représenter des barques."
Au Grand Palais, 220 valises suspendues évoquent un mouvement de masse qui rappelle les migrations, les réfugiés, les holocaustes et tous les mouvements de population forcés. Quand une œuvre arrive dans un contexte culturel, un contexte historique, les matériaux et l'intention acquièrent une résonnance particulière. A Berlin, par exemple, elle collecte plus de 2000 cadres de fenêtres de la partie Est de la ville pour en faire une installation.
En mai 2024, en Autriche, une exposition fait entrer son oeuvre dans un camp de concentration. Dans le tunnel creusé sous la roche par les prisonniers, principalement polonais, soviétiques et hongrois, à Ebensee, dans la région du Salzkammergut, à 250 km à l'ouest de Vienne, une multitude de cordes rouges - 280 km au total - reliaient d'immenses robes sur 120 mètres de longueur. Les vêtements flottant dans l'air comme des fantômes "tels des corps vides" symbolisaient "l'absence" des déportés, une "existence visible, mais sans personne". Une œuvre intitulée Où sommes-nous maintenant ? où les fils rouges chers à l'artiste, envahissaient l'atmosphère humide et froide du souterrain.
Chiharu Shiota ne connaissait pas ce lieu avant d'avoir été invitée à y exposer, mais vivant depuis vingt-six ans en Allemagne, elle s'est intéressée aux camps de concentration. Originaire d'une puissance alliée d'Hitler, elle regrette que le Japon n'ait pas fait le même travail de mémoire, selon des propos rapportés par le quotidien autrichien Die Presse.
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