Fil d'Ariane
Maçonne, sculptrice, féministe, illustratrice, peintre, antiquaire, bricoleuse, traductrice, plasticienne, écrivaine... Lena Vandrey était tout cela, entre autres. Dans leur maison de Bourg-Saint-Andéol, dans l'Ardèche, Mina Noubadji-Huttenlocher, qui fut sa compagne pendant trente-cinq ans, fait vivre la mémoire de l'artiste à travers son oeuvre. Des centaines de créations, à l'image de son éclectisme, en occupent le moindre recoin.
Quatre ans après la mort de Lena Vandrey, ses sculptures, dessins, reliquaires et autres tableaux s'installent, l'espace d'un été, au château de Hauterives. Nous sommes tout près du Palais idéal du facteur Cheval, lieu que Lena Vandrey affectionnait et a visité à plusieurs reprises. L'occasion de (re)faire connaissance avec celle qui fut "la peintre la plus politique du féminisme", comme disait Alice Schwarzer.
Lena Vandrey est née en 1941 à Breslau, ville allemande aujourd'hui située en Pologne.
Son père était attaché culturel pour l'armée nazie, sa mère héritière d'une riche dynastie hanséatique. A sa jeunesse dorée, entourée des enfants de Thomas Mann, de l’acteur Gustav Gründgens, du poète Friedo Lampe, du peintre Lyonel Feininger et de son fils Andreas, photographe, elle doit une construction intellectuelle déterminante pour son avenir.
Et puis à l'adolescence, la jeune fille fait face à son mal-être dans une République fédérale d'Allemagne d'après-guerre peu regardante sur le passé de certains acteurs du miracle économique : "Contrairement à sa soeur, qui s'est coulée dans une vie parfaitement conformiste, d'épouse, mère de famille et employée de banque, Lena ne pouvait pas vivre dans une société amnésique, raconte Mina Noubadji-Huttenlocher. Elle a choisi l'exil. 'Je vais en terre ennemie', disait-elle. De fait, pendant des décennie, elle est restée 'la boche', se souvient Mina Noubadji-Huttenlocher. Une démarche très politique : "J'ai vécu à genoux pour remettre en état ce que mon peuple avait détruit," disait-elle.
Lorsqu'elle part pour la France, à 18 ans, c'est de fait avec l'idée de reconstruire ce que son pays avait détruit et en refusant l'aide des contacts de ses parents. Fille au pair, guide touristique ou traductrice commerciale, interprète pour Interpol ou mannequin chez Ungaro, elle restera à Paris jusqu'à la fin des années 1960, où son éducation classique et aristocratique lui ouvre des milieux élitistes comme l'entourage du peintre Mac Avoy, ami de Montherlant.
"Ce ne furent pas des années très heureuses, explique aujourd'hui Mina Noubadji-Huttenlocher, mais marquées par des rencontres déterminantes. C'était une séductrice. Déjà, son côté androgyne et double était central dans sa vie et dans son art." Le peintre Jean Dubuffet, qui collectionnait ses créations, la surnommait Insomnia – d'où le titre de l'exposition au château de Hauterives. "Vous sortez de vos tripes ce que, moi, je dois comprendre par l’intellect," lui écrivait-il dans les années 1970.
A Paris, Lena Vandrey rencontre les grandes figures du féminisme de l'époque, comme Antoinette Fouque, Christine Delphy ou Marie Chaix, et se lie d'amitié avec la romancière Monique Wittig, fondatrice du MLF, et l'artiste Niki de Saint Phalle – des "âmes soeurs qui jamais ne m'ont trahie", disait-elle. Lena Vandrey se fait illustratrice ou costumière pour travailler avec Monique Wittig. Monique écrit sur Lena, Lena peint pour Monique. Entre elles, l'émulation et les échanges sont constants.
"Le féminisme était la grande aventure de sa vie, témoigne Mina Noubadji-Huttenlocher. Elle a cristallisé le mouvement dans sa peinture, même si elle n'était pas toujours comprise : "Pourquoi tu nous peints si laide ?" lui demandait-on parfois. Pour Lena, la beauté pouvait être laide, et la laideur belle."
À travers ses créations, amazones, amantes ou "guérillères", Lena Vandrey veut, là encore, faire réparation. En livrant aux femmes une autre image de leur propre histoire, elle veut réparer les manquements de l'histoire patriarcale.
Avec un air de défi malicieux, elle proclame, par exemple, que les peintures rupestres des grottes préhistoriques, si nombreuses dans sa région d'adoption et depuis toujours attribuées aux hommes, avaient en réalité été peintes par des femmes. Elle en fait la démonstration dans ce petit film :
Après avoir baigné dans les cercles littéraires et artistiques parisiens, après avoir parfait sa culture française à la Sorbonne, Lena Vandrey se retire dans une bastide des hauteurs du Gard, Les Planes, où elle vit comme au XVIIIe siècle, sans eau ni électricité, pendant plus de vingt ans. Un choix qui, pour sa compagne Mina Noubadji-Huttenlocher, est révélateur d'une certaine radicalité : "Elle était très entière. C'est ainsi qu'elle a détruit des oeuvres dont elle ne voulait pas qu'elles lui survive, parce qu'elles lui évoquaient une période qu'elle voulait oublier, comme les anges rouge et bleu : il y en avait 34, il n'en reste qu'un. "
A partir des années 1970, donc, difficile, pour ceux qui s'intéressent à ses oeuvres, d'entrer en contact avec elle. C'est tout un nouveau pan de son travail, matérialiste, qui voit le jour à l'abri de la bastide gardoise – la terre, les pigments, les végétaux... "Tout a commencé par le mouvement d'une tâche de cire qui s'étale sur une nappe de lin," se souvient Mina Noubadji-Huttenlocher, rencontrée en 1983 alors qu'elle écrivait une thèse sur l'oeuvre de Mina Vandrey.
Son travail, toujours, est guidé par le besoin de construire : "Lena est une glaneuse, elle récupère tout – portes, fenêtres, bouts de bois, objets sacrés, antiquités, végétaux, pigments, cire et même des animaux..." Puis elle coupe, recompose, superpose, colle et agrège pour créer une oeuvre unique : "Chaque œuvre d’art, chaque objet, chaque sculpture, chaque tableau ancien, chaque fenêtre et chaque mur était la condition d’une expression poétique", disait-elle.
Radicale, certes, mais pas autoritaire : l'oeuvre de Lena Vandreay est ouverte, laisse le champ libre aux différentes interprétations de celles et ceux qu'elle émeut. Elle sort du cadre, littéralement, puisque les sculptures, souvent, semblent s'échapper de leur châssis, s'y accrochent, l'enlacent et s'y superposent. Ce qui se passe autour et à l'intérieur est un monde à part entière.
Frédéric Legros, commissaire de l'exposition Insomnia et directeur du Palais idéal du facteur Cheval, explique son choix de transposer à Hauterives le Musée des Anges - Lena Vandrey de Bourg-Saint-Andéol : "Une exposition se conçoit toujours avec plaisir, mais avec Lena Vandrey, il y a une intention supplémentaire : se sentir utile, réhabiliter et faire découvrir une artiste à l'oeuvre et à l'histoire poignante, mais tombée dans l'oubli. Cela me touche particulièrement de lui offrir une deuxième chance." Si Lena Vandrey a été "sous-évaluée", précise-t-il, c'est parce qu'elle a été peu montrée, comme tant d'artistes femmes. "Ce n'est pas comme si c'était plus facile pour les femmes de montrer leur travail," euphémise Frédéric Legros en riant.
Au-delà de l'utilité de mettre en lumière une artiste injustement oubliée, Frédéric Legros ressent la nécessité de valoriser une oeuvre féministe qui, à ses yeux, "incarne un combat nécessaire à une époque où sont remis en question les acquis du mouvement des années 1970." Ce parti pris s'inscrit dans une programmation à tendance féministe, puisque le château consacre aussi un cycle de trois expositions à Agnès Varda, par exemple.
Exposer Lena Vandrey au fin fond de la Drôme est un choix audacieux. En faisant découvrir son art aux visiteurs du Palais idéal, Frédéric Legros touche un public a priori moins féru d'art contemporain que le serait des visiteurs urbains et cosmopolites. Pourtant, assure-t-il, "les gens du coin sont touchés par l'histoire et le travail de cette Allemande, féministe, lesbienne, qui a choisi l'exil en France pour racheter les fautes de son pays."
Allez sur le site l'exposition Insomnia à Hauterives ► Le Palais idéal du facteur Cheval propose une redécouverte et une relecture de l’œuvre de Lena Vandrey, jusqu'au 28 août 2022
"Le Palais idéal a toujours parlé aux artistes, explique Frédéric Legros. D'emblée, Ferdinand Cheval l'a conçu comme un lieu de fraternité et il a gagné une réelle importance dans l'histoire de l'art. Anaïs Nin, Simone de Beauvoir, Marguerite Duras, Picasso et bien d'autre sont venus et l'ont intégré à leur oeuvre ou leur correspondance."
Parmi les visiteurs d'Insomnia, certains voient un parallèle entre la démarche de Lena Vandrey et celle du facteur Cheval, dont le Palais idéal dresse sa féérie à deux pas au château de Hauterives. Comme le soulignait le peintre Dubuffet en la surnommant Insomia, Lena Vandrey ne dormait pas, ce qui fait écho aux nuits sans sommeil que le facteur Cheval consacrait à construire sans relâche son palais idéal. Récupérer les matières et les matériaux abandonnés pour leur donner un autre sens, consacrer sa vie à bâtir dans une contrée hostile, malgré les quolibets des "gens du coin" face à un projet à leurs yeux farfelu, voir la reconnaissance venir a posteriori et susciter l'estime pour une oeuvre qui leur survit... L'une et l'autre avaient cela dans la tête et dans les mains.
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