Fil d'Ariane
8 mai 2018. Nikol Pachinian est élu Premier ministre en Arménie à l'issue d'une "révolution de velours" qui a marqué les esprits par sa rapidité et son pacifisme. Des milliers d'hommes souhaitaient le changement : fin de la corruption, des monopoles, d'un système oligarchique... Mais aussi des milliers de femmes qui, pour la première fois, descendaient en nombre dans les rues, pleines d'espoir.
Pour illustrer le statut des femmes en Arménie, un chiffre éloquent : en 2017, le pays enregistrait 110 naissances de garçons pour 100 filles, alors que le taux naturel serait de 102 pour 100. Un bilan qui place l'Arménie juste après l'Inde et la Chine sur le funeste podium de l'avortement sélectif. Pourquoi ? "Si je veux le résumer en un mot : le patriarcat", lâche Anna Nikoghosyan, de la Coalition To Stop Violence Against Women.
D'après un rapport gouvernemental de février 2015, 63,8 % des Arméniennes regrettent de ne pas être un homme. La souffrance d'être du genre féminin serait si importante qu'elles préfèreraient avorter lorsqu'elles attendent une fille ? "Etre libre comme les hommes, on ne peut pas. Il y a des traditions : la femme doit être modeste, avoir une bonne éducation pour élever à son tour ses enfants, ne pas travailler", lâche Laura, 17 ans, orpheline, qui n'aspire qu'à devenir journaliste.
"Tant que les droits des femmes ne seront pas protégés, tant que nous n'aurons pas l'égalité de genre, nous ne pourrons pas agir sur la balance des naissances", abonde Anna Hovhannisyan, membre de l'association Women Ressource Center, qui aide les femmes à s'émanciper. A l'hôpital de Gavar, dans la région orientale de Gegharkunik où le taux d'avortement est le plus important, des affiches pullulent à l'entrée : "D'ici 2060, 93 000 mères potentielles vont être perdues si l'on n'arrête pas les avortements sélectifs" ou encore "Maman, laisse-moi vivre" inscrit sur l'échographie d'une fille.
Anush Poghosyan, à la tête du département santé et sécurité sociale de la région, assure tout mettre en place pour lutter contre ce phénomène. Depuis une loi promulguée en 2017, il est officiellement impossible de divulguer aux futurs parents le sexe de l'enfant avant la 12e semaine, délai légal pour avorter. Pourtant, en se baladant dans les chambres aseptisées de l'étage, on entend une infirmière glisser à l'heureuse maman d'un petit garçon : "Surtout, ne dis pas que tu connaissais le sexe".
Dans un autre village, Gohar I. est l'une des rares femmes à oser nous parler ouvertement de son avortement sélectif, à côté de Migaël, son fils de 10 ans, autiste : "J'ai eu deux filles, mais je voulais un garçon. Alors j'ai fait deux avortements de filles, puis un autre de jumelles." Des décisions qu'elle dit regretter, aujourd'hui : "Si j'avais eu la possibilité, j'aurai accouché de tous ces enfants... Mais mon mari m'a dit d'avorter". Une autre Arménienne, Eva, explique que peu de famille n'ont pas de fils : "Avant, les femmes avaient des bébés jusqu'à l'arrivée d'un garçon. Entre-temps, on appelait les filles 'Bavakan', ou 'Haidik', qui signifie 'ça suffit' ».
Pour être un homme, un mari doit avoir un garçon.
Sahakyan A.
Aujourd'hui, principalement pour des raisons économiques, les familles ont rarement plus de deux enfants. Alors elles veulent un enfant mâle, quitte à payer un médecin pour connaître le sexe à l'avance, acheter illégalement une pilule abortive si elles apprennent que c'est une fille après les 12 semaines, ou encore sacrifier un animal pour mettre Dieu de leur côté.
Un fils est vu comme un investissement, car il rapportera un salaire. Parce qu'il faut donner un soldat à la nation dans le cadre du conflit larvé avec l'Azerbaïdjan et prolonger sa lignée : "Pour être vraiment un homme, un mari doit devenir père d'un garçon", nous souffle Sahakyan A.
Sahakyan, mère de deux enfants ajoute : "J'ai plein de cousins qui veulent se marier, mais ils ne trouvent pas de femme". Une difficulté que confirme, dans un autre village, Margarite et ses trois fils, installés autour du feu. "Dès qu'une fille nous plaît, il faut foncer, assure l'un de ces trois célibataires, la vingtaine. A l'école, nous étions 18 pour 8 femmes environ".
Alors le gouvernement a fait passer une loi début 2017 pour lutter contre ce fléau, une loi qui a mis en rogne Lara Aharonian, féministe à l'origine du Women Ressource Center : "La représentante du ministère de la Santé chargée du sujet, qui est la même que sous l'ancien régime, est contre l'avortement d'une manière générale..."
La militante ajoute, en se passant la main dans ses cheveux roses : "Par exemple, la loi impose trois jours de réflexion pour se décider avant de revoir le médecin... Mais ça pose problème dans les régions rurales, où les femmes ne peuvent pas se déplacer plusieurs fois... Et le médecin profite de la consultation pour faire de la morale, faire entendre le coeur, montrer des images..."
Selon le père Griel Martirosyan, prêtre depuis vingt ans à Gavar, il est primordial de s'engager contre l'avortement sélectif : "On travaille avec les associations. Je parle beaucoup avec les couples qui vont se marier, confie-t-il. Je leur parle de l'homosexualité : s'il n'y a plus de filles, cela va pousser les hommes à commettre la faute"... Son argument ultime : "Il faut relire la Bible : tu ne tueras point".
Là est le problème pour Lara Aharonian, ouvertement menacée pour ses prises de position : mieux vaut ne pas lutter frontalement contre l'avortement sélectif - ce serait un moyen pour remettre en cause l'avortement d'une manière générale - mais agir précocement sur l'éducation non genrée et changer une société toujours dictée par le poids des traditions et de la religion.
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