Le combat de Palad’d’a , artiste, militante féministe et opposante au régime russe

Elle est dans le viseur des forces de sécurité depuis le début de l'invasion russe en Ukraine. L’artiste et militante Palad’d’a fait partie des milliers de personnes persécutées pour leur position antiguerre. Interpellée plusieurs fois à St Pétersbourg, comment survit-elle dans ce climat de peur, alors que tout est fait pour qu’elle quitte le pays ? Témoignage.
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palada robe orangée
©capture d'écran instagram
Photo publiée le 28 mai dernier par l'artiste russe Palad’d’a sur son compte Instagram, en tenue traditionnelle oudmourte, sa région d'origine. "Plus vous portez de couches de vêtements, plus vous emporterez de choses avec vous dans le quartier d'isolement si vous êtes soudainement arrêté dans la rue par la police", écrit-elle.
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Palad’d’a, portrait
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Sur ce portrait, Palad’d’a, originaire de la république oudmourte, porte un costume traditionnel. "J’ai fabriqué les accessoires, dont le collier, "monisto", à partir des pièces de monnaie de ma grand-mère", raconte-t-elle.
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Palad’d’a est son pseudonyme d’artiste. Chevelure couleur flamme, regard déterminé, voix posée, la jeune militante nous parle par visioconférence, de la cuisine de son appartement à Saint-Pétersbourg. Son portable sonne. "Allo, maman, oui, je suis chez moi. Je te rappelle plus tard", répond Palad’d’a, rassurante.

Je ne pense pas capituler : la vérité est de notre côté, nous tenons bon.
Palad’d’a

Être chez soi, c’est être "en relative sécurité, jusqu’à ce qu’ils viennent, pour forcer la porte", écrit-elle le 5 mars, la veille de sa dernière arrestation, dans une publication éphémère sur son compte Instagram.

Les "trois bagages de l’angoisse" sont prêts. "Un sac à dos, pour chaque sortie dans la rue. Un sac en cas d’arrestation. Une valise en cas d’emprisonnement prolongé, ou de départ de Russie. Je ne pense pas capituler : la vérité est de notre côté, nous tenons bon", raconte l’artiste.

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"Les essentiels", en cas d’emprisonnement : les médicaments, l’eau, les livres … "Arrêtée le samedi matin, et c’est seulement le dimanche soir que j’ai pu recevoir quelques affaires, qu’on m’avait transmis. Si je n’avais pas eu mon traitement, j’aurais pu avoir une crise d’angoisse".
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Une enfance en Russie, entre joie et détresse

Palad’d’a est née en 1998, à Ijevsk, en Oudmourtie. Cette république multiethnique est située dans la région de Haute Volga, à environ 1 200 kilomètres à l’est de Moscou.

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Les deux motifs principaux de l’œuvre de Palad’d’a sont la femme et l’Oudmourtie, dont le peuple a été persécuté. 
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L’artiste grandit avec sa mère, médecin, "femme très forte, très volontaire", et ses grands-parents. Enfant indépendante et assez solitaire, Palad’d’a n’est certainement pas "une petite fille modèle". Elle se souvient qu'"A la maternelle, ceux qui faisaient du mal à mes amies, se prenaient un coup de pantoufle sur le dos".

Sur sa page Instagram, comme dans un journal intime, la jeune femme raconte les souvenirs de son enfance, loin des grandes villes : "les cachettes dans la neige", "les chansons à table", "le parfum de l’encens dans l’église". "Le souvenir le plus tendre" est celui de son grand-père, qui lui ramène des bonbons enveloppés dans un mouchoir, après le travail : "Je l’attendais, et quand il rentrait, nous prenions le thé ensemble", confie-t-elle.

Palad’d’a se souvient aussi des ombres, dont celle de son père. "Quand il était là, c’est comme si le fantôme de la débauche planait à la maison", nous raconte-t-elle. "Ma maman l’a mis dehors quand j’avais trois ans".

A l’âge de 12 ans, Palad’d’a est victime d’un viol.

Parce que je pensais qu’un viol ne pouvais pas arriver entre deux personnes proches.
Palad’d’a

Elle en parlera plusieurs années plus tard. La jeune femme racontera à son public (presque 8 000 abonné.e.s sur Instagram, "principalement des femmes et des personnes queer"), les raisons de son silence : "Parce que j’avais 12 ans, parce que j’avais peur de la colère de ma maman, parce que j’habitais une petite ville, et que j’avais peur des rumeurs, parce que je pensais qu’un viol ne pouvais pas arriver entre deux personnes proches… ".

Tant de causes à défendre

Jeune femme, Palad’d’a se fait un devoir de lutter contre la culture de la violence en Russie. A 18 ans, l’artiste s’installe à Saint-Pétersbourg, où elle étudie le graphisme. Ville protestataire, "ville des trois révolutions", selon elle, ville qui la "remet sur pied, quoi qu’il arrive". C’est ici que se forge son identité d’activiste, de féministe.

En 2017, Palad’d’a brandit une de ses premières pancartes, en faveur de la communauté LGBT, opprimée et harcelée en Russie. "C’était la dernière gay pride à Saint-Pétersbourg, avec des arcs-en-ciel dans le centre-ville", se souvient-elle. Une époque où, certaines libertés, certes relatives, existaient encore dans son pays …

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2019. Palad’d’a exprime son soutien aux sœurs Katchatourian, qui ont assassiné leur père après plusieurs années de sévices. Sa pancarte est une "reconstruction" de l’œuvre de Barbara Kruger "Your body is a battleground".
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Quand en 2020, la peintre féministe Ioulia Tsvetkova est poursuivie pour avoir fait des dessins du corps féminin, jugés "pornographiques" par les autorités, Palad’d’a descend de nouveau dans la rue. Sur sa pancarte est inscrit le message "activisme ≠ crime, art féministe ≠ pornographie".

En novembre 2021, avec trois autres activistes, Palad’d’a érige une statue éphémère pour dénoncer la violence basée sur le genre. Cette performance, pourtant organisée dans un lieu désert, s’est soldée par l’incarcération des militantes et par des poursuites administratives, pour avoir organisé et réalisé "un rassemblement de masse". C’est une première pour Palad’d’a.

Rétrospectivement, l’artiste voit cette interpellation, peu de temps avant la guerre, comme un premier avertissement de la part des autorités …

(Re)lire notre article ►Russie : les sœurs Katchatourian, symbole des violences domestiques

"Une mesure préventive"

Quand l’invasion en Ukraine commence le 24 février 2022, Palad’d’a est à Nijnevartovsk, en Sibérie, où habite sa famille. Elle est d’abord "paralysée par la terreur", d’autant plus qu’"il est impossible de manifester dans une ville qui compte moins de de 300 000 habitants".

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Le 26 mars 2022 Palad’d’a écrit sur sa page Instagram : "Si ma vie devait s’arrêter brusquement, ou si je devais me retrouver enfermée, où, vous savez, je déclare, solennellement, que je ne regrette pas une seule seconde de ma vie".
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Peu de temps après, son "mode de fonctionnement militant" prend le dessus. L’artiste crée des logos, des affiches antiguerre, des tracts pacifistes dans les différentes langues parlées sur le territoire russe.

Quand Palad’d’a rentre à Saint-Pétersbourg, elle est lucide : "Je savais très bien qu’il aurait une fouille, ou bien que je serais arrêtée lors d’une manifestation".

Les hommes des forces de sécurité se présentent à la porte de l’activiste le 5 mars, au petit matin.

Palad’d’a leur réserve une surprise. Elle refuse d’ouvrir la porte, puis, quand, au bout de trois heures, les renforts arrivent pour l’enfoncer, l’artiste ouvre enfin, sur une musique, "gaie", de Tchaïkovski.

Les policiers de la brigade antiterroriste, avec toutes leurs armures, étaient en train de lire les tracts féministes dans ma cuisine.
Palad’d’a

Fière de son coup, la militante raconte : "Ils étaient tous là, sur mon palier : les "siloviki" (les forces de sécurité, ndlr), avec des casques et des matraques, l’ambulance, la police antiterroriste, l’enquêteur, mes voisins. J’ai fait tout pour les empêcher de m’embarquer en douce !".

L’appartement de Palad’d’a est fouillé de fond en comble. "Ils ont récupéré mes lettres d’adieu, ils ont lu le courrier de mes ex (…) Les policiers de la brigade antiterroriste, avec toutes leurs armures, étaient en train de lire les tracts féministes dans ma cuisine", témoigne-t-elle.

Palad’d’a est soupçonnée d’avoir lancé "une fausse alerte à la bombe", une affaire pénale, qu’elle espère sans suite. Sur le trajet de l’ "IVS", centre de détention provisoire, où elle passera deux jours, l’activiste interroge les forces de l’ordre : "Êtes-vous sûrs que ce que vous êtes en train de faire est juste ?". Peine perdue…

Dans une spirale de la persécution

Un peu plus tard, dans les locaux de la police, Palad’d’a prend peur.

Les enquêteurs disent qu’ils vont l’emmener au "bania", bain public russe. "Le bania est l’euphémisme pour le viol collectif des travailleuses du sexe", précise la jeune femme. L’un d’eux prend en photo son adresse, en l’assurant qu’il viendra. Depuis ce jour-là, Palad’d’a a le cœur serré quand elle entend un gyrophare dans rue …

Pour beaucoup, ça a été la goutte qui leur a fait quitter la pays.
Palad’d’a

Plus d’une centaine de personnes ont été interpellé-e-s à Saint-Pétersbourg le 5 mars. C’était la veille de nombreux rassemblements contre la guerre en Ukraine, tous dispersés avec violence par les forces de l'ordre.

manifestantes russes
Février 2021. Avec des consœurs, Palad’d’a construit "une chaine de solidarité en soutien aux femmes prisonnières politiques".
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Selon Palad’a’a, il s’agit d’une "mesure préventive", visant à "désactiver ou faire peur" aux militants. "Pour beaucoup, ça a été la goutte qui leur a fait quitter la pays", estime-t-elle.

La veille du 9 mai, jour où la Russie célèbre la victoire sur l'Allemagne nazie, l’histoire se répète. En redoutant des nouvelles actions protestataires, les autorités cherchent à dissuader les militants.

N’ayant pas trouvé Palad’d’a chez elle (par précaution, elle a passé la nuit ailleurs), les forces de sécurité viennent la chercher dans un bar, où elle est en train de prendre un verre avec des amies. Dans une vidéo publiée par le journal DOXA, deux hommes en civil la conduisent jusqu’à une voiture avec des plaques d’immatriculation cachées. "Une fois dans la voiture, je leur ai dit, qu’à ce rythme-là, je ne terminerai jamais mon mémoire", se souvient Palad’d’a, espiègle.

Une fois encore, Palad’d’a, suspecte dans une affaire de "terrorisme téléphonique", est incarcérée dans un "IVS", puis libérée au bout de 48 heures.

"J’ai l’habitude, maintenant", dit l’artiste, quelque peu blasée. Avant d’ajouter, pensive : "Le 12 juin (Jour de la Russie, ndlr), ils vont recommencer, j’en suis sûre".

Une résistante

Depuis le début de la guerre en Ukraine, toutes les semaines, des militants, des intellectuels, des artistes, des personnes de tout horizon, quittent la Russie.

Il n’y aura pas de retour en arrière.
Maria Alekhina du collectif Pussy Riot

Le 10 mai, c’est au tour de Maria Alekhina du collectif Pussy Riot, figure emblématique du mouvement protestataire russe. Elle parvient à échapper à une nouvelle peine de prison, après dix ans de combat acharné contre le régime. Dans une interview au média d’opposition Sota Vision, peu de temps avant son départ, elle parle, visiblement désespérée, d’une Russie qui "se condamne". "Il n’y aura pas de retour en arrière", affirme-t-elle.

(Re)lire ►Les Pussy Riot en appel : deux peines de prison confirmées, la troisième atténuée

De la même façon, Palad’d’a est meurtrie de voir son pays commettre l’irréparable. "En repoussant la peur, tous les jours", elle continue son combat périlleux, en tous cas pour l’instant.

les larmes de palada
Les pancartes, écrites en oudmourte, portent des inscriptions : "Non", "Stop", "Non à la guerre"…
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Malgré tout, la dernière toile de l’artiste porte un message d’espoir. Elle représente "l’idée d’une métamorphose, des larmes en élan contestataire". "Les larmes deviennent des fleurs, les fleurs deviennent des pancartes, que tiennent les mains", explique la peintre.

Palad’d’a aimerait apporter quelques touches finales à ce tableau, mais difficile de trouver le temps, entre son travail, l’activisme au quotidien, et ses études. "Je le terminerai peut-être en prison ! … ", conclut-elle, en riant de bon cœur.