Le combat des militantes colombiennes pour construire la paix

En tant qu'ancien guerillero, Gustavo Petro tient particulièrement à la question de la paix dans son pays. Une paix sérieusement mise à mal au cours du mandat de son prédecesseur, marqué par une recrudescence des attentats contre les défenseurs et défenseures des droits humains comme Maria Ciro Zuleta, Soraya Bayuelo et Daniela Soto. Portrait de trois femmes qui risquent leur vie pour construire la paix.
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militantes colombiennes
En Colombie, des militantes mettent en place des comités populaires et associatifs pour (re)construire la paix, et aider à la réconciliation, dans un pays ravagé par des décennies de violence, comme ici au Musée itinérant de la mémoire.
©Soraya Bayuelo Mochuelo/ Musée itinérant de la mémoire
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Elles sont toutes les trois menacées, toutes les trois ont vécu dans leur propre chair la violence et elles œuvrent dans les zones les plus sanglantes de la Colombie : le Catatumbo dans le Nord Est, los Montes de María dans le Pacifique et le département del Valle del Cauca dans l’Ouest. Des points hautement conflictuels et stratégiques où circulent personnes et marchandises, licites et illicites. Autre point en commun, leur combat redonne la parole à des populations marginalisées et forcées au silence.

Je suis paysanne et féministe !
María Ciro Zuleta

« Je suis paysanne et féministe », dit fièrement María Ciro Zuleta. Des mots tabous quand elle a cofondé le Comité d’Intégration sociale du Catatumbo (Cisca) en 2004 dans le but de fédérer les paysans survivants des attaques des paramilitaires perpétrées entre 1999 et 2001.

« En réalité, nous sommes ici pour réparer une communauté qui vit dans une situation conflictuelle depuis cents ans », ajoute-t-elle. Et au cœur du conflit, les terres. Le Catatumbo est une zone géostratégique tout près de la frontière vénézuélienne où les activités minières, les grands propriétaires terriens, les guerrillas et les narcos se disputent un territoire très riche délaissé par les pouvoirs publics.

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« Je suis paysanne et féministe », lance María Ciro Zuleta, co-fondatrice du Comité d’Intégration sociale du Catatumbo (Colombie).
©Maria Ciro Cisco

Deux visions du monde s’affrontent

« Chez nous, deux visions du monde complètement différentes s’affrontent. Une vision productiviste de la nature et une vision. Ni notre communauté ni nos terres n’ont vocation à être exploitées ni polluées avec du glyphosate. Nous souhaitons établir une relation apaisée avec la nature pour produire des aliments et pouvoir en vivre », explique María Ciro Zuleta.

Notre lutte et tant que femmes et paysannes part d’un simple questionnement : où sommes-nous ?
María Ciro Zuleta

Dans cette communauté, 45% de ces aliments sont produits par les femmes. « Alors que nous cultivons la terre et nous nourrissons les nôtres, nous étions absentes des décisions, notre avis ne comptait pas, regrette-elle. Notre lutte et tant que femmes et paysannes part d’un simple questionnement : où sommes-nous ? Quand j’ai intégré mon identité de paysanne, j’ai intégré que j’étais en lutte et je me suis identifiée en tant que féministe, j’ai pu repartir sur de nouvelles bases et travailler avec les autres femmes de la communauté », raconte la militante.

A partir de 2010, María Ciro Zuleta met en place des groupes de parole de femmes où leurs enfants sont les bienvenus. Des groupes où on peut raconter les traumatismes du passé et échanger également sur les difficultés du quotidien. « Parallèlement, nous avons fait comprendre aux hommes que la lutte pour la souveraineté alimentaire et pour un environnement sain n’allait pas se faire sans nous ».

Femmes rurales, la double peine

La pauvreté est un véritable fléau dans les zones rurales colombiennes et les premières à en pâtir ce sont les femmes et surtout les plus âgées. Selon l’organisme Fedesarrollo, 46,8% de la population rurale est pauvre : « Il fallait briser ce système patriarcal qui nous structure et qui nous rend économiquement dépendantes ».

Une fois les femmes du Comité d’Intégration sociale du Catatumbo organisées, elles développent une culture maraichère et la culture de plantes médicinales « que nous vendons dans nos marchés ». Le but est de produire local et de consommer local « exporter quoi que ce soit ». « Nous nourrissons les plus pauvres des pauvres ». Un acte révolutionnaire car le pays importe 30% de son alimentation, d’après Greenpeace.
 

Nous construisons la paix car nous équilibrons les rapports de force entre les femmes et les hommes dans la communauté.
Maria Ciro Zuleta

Ce modèle de circuit court commence à porter ses fruits. L’organisation de Maria Ciro Zuleta a été invitée à partager ses connaissances au-delà du Catatumbo. « Dans cette démarche, nous construisons la paix car nous équilibrons les rapports de force entre les femmes et les hommes dans la communauté. Nous voulons être des facteurs de changement ». La signature des accords de paix en 2016 avec la guerrilla de la FARC - démobilisée depuis et devenue un mouvement politique - a été un moment capital dans cette région où les premiers conflits agraires remontent aux années 40.

« Ça a été l’opportunité de parler finalement de paix, de se dire qu’il était possible d’envisager notre société sous le prisme de la paix. Un moment privilégié pour s’interroger sur des décennies de guerre et ses conséquences. Car nous sommes programmés dans une logique belliqueuse. En revanche, nous n’avons pas la naïveté de croire qu’en cinq ans nous allons défaire des années et des années de conflit », assure la militante.

Selon l’Institut Kroc pour les études sur la paix internationale de l’Université de Notre Dame aux Etats-Unis, 28 % des dispositions de l’accord « sont pleinement mises en œuvre, 18 % sont à un niveau intermédiaire de progrès, 35 % sont à un statut minimum et 19 % n’ont pas été initiées ». Et c’est la réforme rurale, question fondamentale, qui est la plus négligée. « La Colombie est peut-être le pays où la répartition des terres est la plus mauvaise au monde », avait déclaré le président Juan Manuel Santos, signataire du texte à Cuba et Prix Nobel de la paix.
 

Une lutte locale et féministe

Lucide, María Ciro Zuleta reste toutefois optimiste : « Au départ, j’étais la seule dirigeante de mouvement paysan femme. La façon dont j’affichais mes convictions faisait peur et mes collègues hommes me demandaient de rester discrète. Désormais, les foulards verts et violets commencent à se faire visibles chez nous. C’est un grand début pour déconstruire ce système. Prendre la place qui nous revient, prendre la parole, desceller les comportements machistes et violents ».
 

Cela ne fait que 20 ans que les femmes participent à la résolution des conflits alors que les femmes sont les premières victimes de la guerre.
María Ciro Zuleta

Et cette lutte sera longue, avoue-t-elle, puisque « cela ne fait que 20 ans que les femmes participent à la résolution des conflits alors que les femmes sont les premières victimes de la guerre ». Référence à la résolution 1325 sur les femmes, la paix et la sécurité du Conseil de sécurité des Nations unies. Le 31 octobre 2001, ce texte reconnaît enfin l'impact des conflits armés sur les femmes et les filles « et œuvre pour la protection et la pleine participation de celles-ci aux accords de paix », peut-on lire.

Les trois principaux candidats en lise, à gauche Gustavo Petro, Federico Gutierrez, à droite, et en troisième position, le populiste milliardaire Rodolfo Hernandez, promettent paix et développement pour le Catatumbo. Et assurent vouloir donner un nouvel élan aux accords de paix qui ont profondément pâti de la présidence du très droitier Ivan Duque. Ils sont sept à prétendre à la fonction suprême.

Respect des droits des paysans

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Soraya Bayuelo, du militantisme au journalisme alternatif .
©Soraya Bayuelo

Dans les Montes de María (Caraïbes colombiennes), Soraya Bayuelo ne cache pas son soutien à Gustavo Petro. L’ex membre de la guérilla urbaine M-19 et ancien maire de Bogota, la capitale, propose dans son programme une législation spéciale destinée au monde rural, le respect des droits des paysans et la promotion de la production agricole nationale. Les sondages le donnent gagnant au premier tour.

Une première pour la gauche colombienne qui compte sur la colistière du candidat, Francia Marquez, afro-colombienne issue des luttes sociales, pour attirer un électorat jeune et politisé. Quand la journaliste et activiste a cofondé le Collectif de Communications Montes de Maria Linea 21, elle n’aurait jamais songé à voir un ticket présidentiel avec un tel CV si plébiscité. En 1994, dans la localité de El Carmen de Bolívar, les paramilitaires à la solde des grands propriétaires terriens et les guérillas s’affrontent. Les paysans se retrouvent entre deux feux, accusés par les premiers d’être « subversifs » et harcelés par les seconds pour les rejoindre ou supporter leur économie de guerre.

« Ici c’est une terre bénie très riche en ressources naturelles. Nous avons vu défiler toutes les guérillas, sauf les zapatistes (guérilla du sud du Mexique) », sourit-elle. Les paysans défendaient avec une telle véhémence la terre et l’eau que tous les groupes armés pensaient pouvoir y trouver facilement de recrues.

Au parc, on distribuait des feuilles et les gens dessinaient ce qu’ils voyaient où ressentaient. Sur les dessins on voyait du sang, des corps et on filmait ensuite cette production.
Soraya Bayuelo

En dix ans, les Montes de María ont subi une cinquantaine de massacres faisant plus de 300 morts. Dans ce contexte, impossible de témoigner et encore moins de décrire la situation au quotidien. Alors, le Collectif se débrouille autrement pour contourner toutes les censures tacites : « Au parc, on distribuait des feuilles et les gens dessinaient ce qu’ils voyaient où ressentaient. Sur les dessins on voyait du sang, des corps et on filmait ensuite cette production. Sans prévenir qui que ce soit, on installait un cinéma en plein air pour récupérer nos nuits, notre espace public parce qu’on ne pouvait pas sortir le soir ». Le but étant de « construire des citoyens, des sujets politiques ».

« La mort est venue me chercher »

En 1998, son frère est assassiné par des paramilitaires. Premier exil pour la militante. A son retour, sa nièce de 13 ans meurt dans un attentat des Farc. Une bombe avait été posée chez un commerçant qui refusait de payer l’impôt de guerre. La jeune fille passait dans la rue au moment de la détonation. « Ces moments si douloureux ne m’ont pas dissuadé de revenir. Je me suis dit que je ne partirais plus jamais malgré les menaces. La mort est venue me chercher et je lui ai dit ‘respecte-moi’ ».

En 2000 c’est l’impensable qui frappe à 20 km de Carmen de Bolivar dans la localité d’El Salado Villa del Rosario, 7000 habitants. Du 16 au 21 février, pourchassant soi-disant des membres des Farc, des paramilitaires épaulés par des hélicoptères et soutenus par des militaires, massacrent de la manière la plus macabre qui soit 60 personnes, blessent et violent des centaines d’autres. Après ces trois jours d’horreur, toute la population fuit laissant derrière elle une ville fantôme.

« Nous sommes des survivants »

« Je ne pouvais pas raconter cet enfer comme mes collègues de Bogota le raconteraient. Ce sont mes proches. On se devait de leur rendre hommage, de parler de leurs rêves, de leurs vies. Ils n’étaient pas des chiffres. On ne voulait pas être qu’une tache de sang dans le pays, des victimes. Nous sommes des survivants », se souvient Soraya Bayuelo.

Ici nous dansons, nous chantons et nous écrivons notre propre histoire pour ne plus nous taire.
Soraya Bayuelo

A partir de ce moment-là, le travail de journalisme alternatif devient un travail de mémoire et de réparation. « Ici nous dansons, nous chantons et nous écrivons notre propre histoire pour ne plus nous taire ». 

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Soraya Bayuelo a cofondé le Collectif de Communications Montes de Maria Linea 21, avec pour mission de "construire des citoyens, des sujets politiques".
©Soraya Bayuelo

L’activité du Collectif avec les populations déplacées s’intensifie avec une radio communautaire, des projets destinés uniquement aux enfants et la création d’un festival audiovisuel. L’art produit au fil des années se trouve dans un Musée Itinérant de la Mémoire, el Mochuelo, où tous ceux qui ont été touchés de près ou de loin par le conflit armé et la violence peuvent partager leur vécu. Le Mochuelo est un petit oiseau gris bleu très résistant « comme nous ».

Résistants et déterminés. Car le Clan del Golfo, la cartel héritier du groupe paramilitaire responsable entre autres du massacre d’El Salado, menace une situation déjà précaire. Ce même groupe criminel qui a bloqué une partie de la Colombie en représailles à l’extradition aux Etats-Unis de son chef « Otoniel » à trois semaines des élections en imposant « une grève ».

Deux balles dans l’abdomen

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Daniela Soto, devenue un symbole du mouvement social qui a commencé il y a tout juste un an.
©Daniela Soto

Déterminée, Daniela Soto l’est aussi. A 23 ans, elle est devenue un symbole du mouvement social qui a commencé il y a tout juste un an. En avril 2021, une vague de Colombiens, jeunes et moins jeunes, prend les rues des principales villes du pays pour manifester au départ contre une réforme fiscale mais très vite la liste des griefs s’allonge : le coût de la vie, les injustices, l’impunité et la violence. Des maux endémiques aggravés para la crise sanitaire.

(Re)lire notre article ►Manifestations en Colombie : des mères en première ligne 

Connus pour leur grande capacité de médiation, les indiens Nasa sont invités à rejoindre le mouvement avec d’autres organisations de peuples originaires. A Cali, la capitale de leur département, Valle del Cauca (Ouest), ils sont accueillis avec des balles. Farouchement opposés aux manifestations, des civils fortunés habillés en blanc tirent sur eux arguant qu’ils sont armés.

Je ne pouvais pas mourir comme ça.
Daniela Soto

Daniela Soto est touchée à l’abdomen : deux balles. « Je ne pouvais pas mourir comme ça », a-t-elle déclaré dans les médias locaux. Une fois guérie, la jeune femme a pu retourner dans le territoire ancestral de Sath Tama Kiwe Resguardo de Las Mercedes Caldono dans le département du Cauca où elle a grandi. « Le triangle d’or » des groupes criminels, guérillas et trafiquants.

Discriminée à l’école à cause de ses origines, Daniela Soto se détourne de la culture nasa. Elle ne veut plus porter le sac à dos tissé para sa grand-mère, ne participe pas aux cérémones et cache d’où elle vient. La lecture et l’écriture seront son refuge. En grandissant, Daniela Soto renoue avec les traditions et rejoint le programme des femmes du Consejo nacional indigena del Cauca où elle deviendra coordinatrice d’un groupe de jeunes à 18 ans. Son obsession étant de les dissuader de travailler dans la coca ou de rejoindre les groupes armés faute de mieux.

Nous ne pouvons pas nous habituer à l’impunité. J’ai la grande responsabilité de continuer à parler pour ceux qui doivent se taire ou qui se sont tus à jamais.
Daniela Soto

Ses combats : le droit à la terre, l’alphabétisation, la lutte contre les violences sexuelles et la participation politique des femmes. Elle souhaite « comprendre et décortiquer les mécanismes de domination ». C’est à l’université du Cauca qu’elle poursuit cette quête à la faculté de philosophie. Parallèlement, la jeune femme rejoint le Réseau des jeunes bâtisseurs de la paix de la fondation Mi sangre. Une organisation mixte et plurielle consacrée aux des plus jeunes dans les zones rurales. Là encore les besoins des femmes et filles déplacées par le conflit sont au cœur de ses préoccupations.

« Sans prendre les armes»

Quand Daniela Soto a été blessée par balle, son envie de se battre a été décuplée. Pendant « le paro nacional », les grandes mobilisations de 2021, 20 personnes sont mortes, dont deux de ses amis proches, et plus de 2000 ont été blessées comme elle : « Nous ne pouvons pas nous habituer à l’impunité. J’ai la grande responsabilité de continuer à parler pour ceux qui doivent se taire ou qui se sont tus à jamais ».

Daniela Soto est soutenue par l’organisation irlandaise Front line defenders qui tente de protéger les défenseurs des droits humains et de l’environnement dans le monde. Une protection loin d’être superflue, au moins 52 leaders ont été tués pendant le premier trimestre 2022 en Colombie, notamment dans le Cauca.

A 24 ans, l’étudiante a déjà eu mille vies et a enterré plus de jeunes « qu’avant les accords de paix ». « En pleine construction », la leader nasa ne cherche pas la lumière. Elle souhaite que la violence cesse et que justice soit faite. « Et nous y parviendrons sans prendre les armes ».

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La militante colombienne Daniela Soto, qui a réchappé à une blessure par balle lors d'une manifestation, souhaite "comprendre et décortiquer les mécanismes de domination". 
©Daniela Soto