Le congé menstruel, une bonne idée ou un piège ?
Ceci n'est pas une maladie
En préambule, les quatre pionnières écrivent : "Honorés collègues ! En Italie, les données sur la la dysménorrhée sont alarmantes : entre 60 et 90% des femmes souffrent de leur cycle menstruel, ce qui entraîne de 13% à 51% d'absentéisme dans les écoles et de 5% à 15% d'absentéisme au travail." Elles n'expliquent cependant la différence entre les taux affichés : selon les régions ?, les professions ?, les classes sociales ?...
Un concept porte-étendard du progrès et de la durabilité sociale
Marie-Claire, édition italienne
Le texte des élues, salué par l'édition italienne du magazine féminin Marie-Claire, mais aussi par des associations de femmes italiennes, prévoit d'accorder trois jours de congé, mensuel, pour règles douloureuses aux salariées, sous condition d'un certificat médical annuel attestant de la dysménorrhée ou de tout autre pathologie telle l'endométriose, maladie chronique découlant des règles et provoquant des souffrances en forme de brûlures ou de coups de poignard. Le salaire sera intégralement versé durant ces journées et cette absence ne pourra être comparée, ni additionnée aux traditionnels arrêts de travail. Cela afin de bien marquer que les menstruations ne sont pas une maladie (enfin pas toujours), mais un phénomène vital parfois terriblement handicapant.
A relire dans Terriennes sur ce sujet :
> "Ceci est mon sang", un livre d'Elise Thiébaut pulvérise le tabou des règles
> L'endométriose: une maladie féminine taboue
Cette loi en devenir est surveillée de près depuis les Etats-Unis, parce que l'idée y fait son chemin aussi. Sous l'impulsion de militantes telles l'actrice américaine Lena Dunham, dont on connaissait les actions coups de poing pour aider les victimes de viol ou contre l'image de femmes parfaites et photoshopées des mannequins ou comédiennes, l'endométriose, ce mal qui la frappe elle aussi, a fait son entrée sur la scène médiatique et me^me durant la campagne présidentielle de 2016... Sur son compte Instagram, elle écrivait à l'automne 2016 : "Tant de femmes victimes de cette maladie n'ont absolument aucune possibilité de se mettre en congé...". Avant de signaler à tou-tes ses fans, en février 2017, que la maladie la contraignait à être opérée...
Le Washington Post a consacré une longue analyse au projet italien et note que toutes ne sont pas d'accord en Italie... comme ailleurs. Lorenza Pleuteri de l'hebdomadaire féminin Donna Moderna craint des discriminations cachées derrière une telle entreprise ; et que les employeurs face à une telle possibilité offerte aux femmes "soient tentés d'embaucher plus souvent les hommes que les femmes".
Le quotidien américain note que sur le papier, les Italiennes bénéficient de lois très favorables à leur épanouissement personnel et professionnel : cinq mois de congés maternité obligatoire par exemple, sans aucune exception, et la possibilité d'en prendre trois de plus à l'issue de la période légale (certes payés seulement 30% du salaire, mais aux Etats-Unis où le congé maternité dépend uniquement du bon vouloir des employeurs et de dispositifs locaux, la moindre faveur semble exceptionnelle...).
[Si la loi est approuvée] les recrutements de femmes par les entreprises pourraient diminuer, et les femmes pourraient être pénalisées en termes de salaire, d'avancement et de carrière
Daniela Piazzalunga, économiste italienne
Dans la pratique, cependant, les Italiennes doivent se battre plus que dans d'autres contrées occidentales pour entrer sur le marché du travail. Elles sont même moins nombreuses que les autres Européennes à y parvenir : 61% contre 72% dans toute l'UE ou 71% aux Etats-Unis. Selon l'office italien des statistiques, près de 25% des travailleuses enceintes de la péninsule y sont licenciées, pendant ou juste après leur grossesse, même si cela est illégal. Ce qui fait dire à l'économiste Daniela Piazzalunga : "je n'exclurais pas [si la loi est approuvée] que cela entraîne des répercussions négatives : les recrutements de femmes par les entreprises pourraient diminuer, et les employées pourraient être pénalisées en termes de salaire, d'avancement et de carrière."
En Russie aussi, où le congé menstruel circule parmi les syndicats, au nom du principe d'égalité, au nom de la continuité de la carrière des femmes, des groupes féministes refusent de souscrire à ce qui semble pourtant une avancée...
En Zambie, c'est une loi progressiste qu'on nous envie partout en Afrique
Sara Longwe, présidente du conseil de coordination des ONG
Si le débat fait rage aussi en Zambie, en Afrique australe, les termes en sont pourtant tout autres. Ce congé des "règles" existe bien dans ce pays, un exemple unique sur le continent africain, mais le sujet y est encore si tabou qu'on l'appelle le "jour des mères", un repos mensuel supplémentaire de 24 heures octroyé aux femmes, indépendamment de leur âge, aussi bien dans le secteur privé que dans la fonction publique, sans certificat médical, et cela depuis 2015. "C'est une loi progressiste qu'on nous envie partout en Afrique", se réjouissait en janvier 2017 auprès de nos confrères de l'AFP, la présidente du NGOCC (conseil de coordination des ONG), Sara Longwe. Pour Shupe Luchembe, une mère de famille zambienne, ce congé est le bienvenu : "Ca me permet de gérer mes besoins physiologiques. Chaque mois, j'ai besoin d'un jour loin du bureau pour prendre soin de moi correctement", témoigne cette fonctionnaire de 36 ans.
Accorder douze jours de congés supplémentaires par an, c'est trop
Laura Miti, directrice de l'ONG zambienne Alliance for Community Action
Mais la loi suscite aussi la controverse, en particulier du côté des hommes, ce qui n'étonnera personne. Dans un grand magasin d'électroménager de Lusaka, plusieurs employés s'indignent ainsi que trop de caissières soient absentes en même temps. "La logique derrière cette loi est louable. C'est bon pour l'hygiène. Au bureau, des femmes peuvent être mal à l'aise d'aller régulièrement aux toilettes pour changer de serviettes hygiéniques, mais, comme d'habitude, des femmes abusent de cette journée", déplore ainsi Andrew Miti, à la tête d'une entreprise de consulting en médias à Lusaka.
Une critique que partagent également certaines femmes. "Quand des femmes ont besoin de faire quelque chose, elles prennent leur congé menstruel au lieu de prendre un jour de vacances. C'est de l'abus. Accorder douze jours de congés supplémentaires par an, c'est trop. Ce n'est pas productif, surtout dans le milieu de l'entreprise" regrette Laura Miti, directrice de l'ONG Alliance for Community Action.
Contre le congé menstruel, la productivité invoquée, la paresse dénoncée, la réalité niée
Mutinta Musokotwane-Chikopela est elle aussi farouchement opposée à "cette incitation à la paresse". Cette cadre dans une société de marketing, mère de trois enfants, interrogée par la BBC, ne mâche pas ses mots : "Le problème en Zambie est que nous avons trop de vacances - y compris des vacances pour les prières nationales. Donc, je suppose que la 'fête des mères' rend heureux celles qui aiment les vacances. Les règles sont quelque chose de normal pour le corps d'une femme, c'est comme d'être enceinte ou d'avoir accouché."
Ces arguments, énoncés par une femme qui ne souffre probablement pas ou très peu de ses menstrues, ne convainquent pas l'avocate Linda Kasonde, parce qu'au delà des considérations médicales, "la raison pour laquelle 'ce jour des mères' est important dans le contexte zambien est qu'il reconnaît que les femmes sont les premières pourvoyeuses de soin au sein de notre société, qu'elles soient mariées ou non".
"Evidemment, des gens se plaignent ici ou là que la productivité est affectée par la 'fête des mères'. Mais toutes les femmes ne s'absentent pas le même jour. Et il n'y a aucune preuve d'une baisse de la productivité", constate Cecilia Mulindeti-Kamanga, haut fonctionnaire au ministère du Travail. La loi prévoit des amendes et même jusqu'à six mois de prison pour les employeurs qui refuseraient d'accorder ce congé. Mais à ce jour, aucun patron récalcitrant n'a été puni.
En Asie du Sud-Est, le congé pour "règles" est bien installé
Dès 1947, au lendemain de la seconde guerre mondiale, alors que le Japon avait besoin de bras pour sa reconstruction, le droit du travail fit quelques progrès et au rang des nouveautés, l'article 68 du code du travail de l'Etat : "Quand une femme pour laquelle travailler pendant ses règles pourrait s'avérer particulièrement éprouvant demande un congé, l'employeur sera obligé de ne pas employer cette femme durant les jours de ses menstruations."
Un an plus tard, en Indonésie, pour les même motifs, les parlementaires accordaient, à leur tour, deux jours de congés par mois aux femmes. En Corée, l'article 71 de la loi fondamentale sur le travail a transformé cette possibilité en obligation : si une salariée ne prend pas ces congés, elle recevra une prime de son employeur. A Taïwan, un peu à la trane sur ses voisins, le texte sur l'égalité des genres dans l'emploi offre trois jours seulement par an aux travailleuses pour surmonter cette période éprouvante.
Enfin en Chine, la province d’Anhui a mis en place une nouvelle mesure qui permet aux femmes de prendre jusqu’à deux jours de repos en cas de crampes insupportables, une mesure en vigueur depuis le 1er mars 2016, qui n'est cependant pas une nouveauté dans ce pays : dans les régions du Hubei et de Hainan, les femmes peuvent, pour ces raisons exclusivement féminines, se mettre en arrêt maladie à condition de présenter à l'employeur "un certificat délivré par un institut médical légal ou un hôpital". Pourtant dans ce dragon du 21ème siècle à la croissance galopante, des féministes ont là aussi mis en garde contre les risques accrus, liés selon elles à ces mesures, d'inégalité entre les sexes face à l'embauche et à l'emploi.
Le congé menstruel, un écho amplificateur aux interdits traditionnels ?
Certaines redoutent aussi que ces congés menstruels, dans leur philosophie même, à rebours de leurs bonnes intentions, puissent accentuer le tabou des règles, la mise à l'écart des femmes durant cette période, à l'image de traditions anciennes d'exclusion comme en Inde ou au Népal, ou dans toute région et société qui jugent le sang mensuel des femmes si impur qu'il souille la société entière. Ainsi au Népal, la "chhaupadi", liée à l'hindouisme, bannit les femmes du foyer le temps de leurs règles, lorsqu'elles sont alors considérées comme impures. Elles n'ont pas le droit de toucher la nourriture destinée aux autres, ni les icônes religieuses, le bétail ou les hommes, et sont exilées, recluses, dans des huttes menstruelles, très inconfortables, voire dangereuses.
Ailleurs, durant ces jours de sang, les filles sont exclues de l'école. C'est le cas en Inde, au Kenya, en Afrique du Sud au Bénin, au Malawi, en Colombie ou encore en Ouganda, parce que les parents les empêchent de sortir ou parce qu'elles ne disposent pas de protections hygiéniques. Sans compter que les trois grandes religions monothéistes, le christianisme, l'islam et le judaïsme, recèlent toutes sortes d'interdits pour leurs fidèles "accablées" de cette "impureté" irréductible.
Cette crainte ne semble pas futile, le diable se cache parfois dans les meilleures bonnes volontés. Sans doute un tel congé doit pouvoir être pris, en dehors des arrêts de travail médicaux habituels, mais faut-il le rendre obligatoire ? Telle est la question...
A relire sur ce sujet dans Terriennes :
> Insultes et serviettes hygiéniques : cocktail explosif pour Stella Nyanzi universitaire arrêtée en Ouganda
Suivez Sylvie Braibant sur Twitter @braibant1