Nous avons demandé à la sociologue québécoise
Line Chamberland, titulaire de la chaire de recherche sur l'homophobie, directrice de l'équipe de recherche sur "Les jeunes de minorités sexuelles" à l'Université du Québec à Montréal (UQAM) ce qu'elle pensait de cette polémique très française vue de l'autre côté de l'Atlantique où les études de genre ont investi depuis longtemps les champs universitaires, politiques et sociétaux...
Qu'en est-il de l’approche du genre au Canada ?
Après celui de Bordeaux-III en 2011, la philosophe Judith Butler vient de se voir décerner un doctorat Honoris Causa par l’université McGill de Montréal le 30 mai 2013. Cette distinction s’ajoute à de nombreuses autres accordées à cette philosophe renommée pour sa contribution théorique aux questions de genre et de sexualité. Ses principaux ouvrages – dont le célèbre Trouble dans le genre – sont à l’étude dans de nombreux collèges et universités au Canada et au Québec.
Le concept analytique de genre est issu des études sur les femmes. Il les a transformées en ouvrant la voie à des collaborations avec les études sur la sexualité (ou queer) et les études sur la masculinité. Plusieurs programmes d’études féministes ont donc modifié leur appellation depuis une vingtaine d’années, pour adopter des dénominations telles Gender Studies, Gender and Women Studies ou Gender and Sexual Diversity Studies.
Ces programmes sont le plus souvent pluridisciplinaires et offerts à tous les cycles universitaires.
Pour diverses raisons – dont la traduction tardive de son œuvre en français, la pensée de Butler n’a pas pénétré aussi profondément
les enseignements féministes dans le Québec francophone, comparativement aux milieux universitaires anglophones. Pendant la période de leur institutionnalisation, les études féministes au Québec s’inspiraient surtout d’autres courants, notamment celui du féminisme matérialiste français avec entre autres Colette Guillaumin, Nicole-Claude Mathieu et Monique Wittig. D’ailleurs, Wittig a exercé une influence sur les premiers écrits de Butler – dont Gender Trouble – une influence dont la mention est souvent omise en France au profit d’auteurs masculins de renom comme Deleuze, Derrida ou Foucault.
L’approche du genre est-elle exploitée - ou a-t-elle été exploitée - au Canada afin de lutter contre l'homophobie ?
En premier lieu, il faut insister sur le pluriel : il n’y a pas une, mais des théories du genre dont la trame commune est le rejet du naturalisme et de l’essentialisme qui posent l’altérité sexuelle comme une donnée évidente et immuable – masquant ainsi le caractère socialement construit des différenciations entre hommes et femmes. Les spécialistes en études de genre focalisent sur la normativité du genre, sur les processus culturels de fabrication d’être humains genrés, i.e. définis par leur genre, voire inintelligibles en dehors de lui comme l’affirme Butler, alors que les perspectives féministes s’intéressent principalement aux structures et aux rapports sociaux qui engendrent et reproduisent les inégalités entre hommes et femmes.
Or l’homosexualité interroge le système catégoriel binaire qui fait obligatoirement coïncider le sexe biologique (homme/femme), le genre (masculin/féminin) et la sexualité (active/passive). Outre son binarisme réducteur à tous les niveaux, ce système postule une complémentarité naturelle entre la masculinité et la féminité. L’homosexualité, tout comme la transsexualité, bousculent, troublent ces schémas.
Dans les milieux universitaires, la dénonciation de l’homophobie se réclamera donc entre autres de concepts – tels celui d’hétéronormativité – se situant aux confins des théories du genre et des études queer. Cependant, dans les luttes politiques menées pour l’obtention d’une égalité juridique, soit l’accès au mariage pour les couples de même sexe ou la reconnaissance de l’homoparentalité, ce discours théorique n’a pas été prédominant. On a plutôt observé le déploiement d’argumentations construites autour des principes d’égalité et de non-discrimination, des principes inscrits dans les chartes provinciales et fédérale dont les effets juridiques sont très forts.
Les études de genre sont-elles entrées dans les écoles canadiennes ?
Depuis quelques années, il y a une attention accordée aux enfants dont le genre est qualifié de créatif ou d’indépendant, des termes qui se veulent positifs, en rupture avec des étiquettes négatives, voire pathologisantes comme lorsqu’on parle d’enfants transsexuels parce qu’ils aiment les jouets de l’autre sexe. Des chercheurs, des parents se regroupent pour protéger leurs enfants et leur donner plus de liberté dans l’expression de leur genre. Je dirais toutefois que cela reste marginal.
La lutte contre l’homophobie dans les écoles, principalement au niveau du lycée mais aussi dans les classes du primaire (équivalent en France ?) prend appui sur la lutte contre l’intimidation sous toutes ses formes. Or l’intimidation à caractère homophobe est très présente dans les écoles, ce qu’ont démontré plusieurs études. En outre, et c’est malheureux, des jeunes victimes d’intimidation se sont suicidés, ce qui a fait la une des médias. Les effets négatifs de l’intimidation sur la santé, sur la réussite scolaire sont aujourd’hui bien documentés et il y a un consensus sur la nécessité d’agir.
Les actions contre l’homophobie dans les écoles prennent plusieurs formes : formation des enseignants et futurs enseignants, sensibilisation des élèves à travers des témoignages de personnes gais, lesbiennes et bisexuelles, concours d’affiches sur le thème de l’homophobie, activités pédagogiques visant la reconnaissance et la valorisation de la diversité sexuelle, mais aussi religieuse, familiale.
Cette « théorie » soulève toute une controverse en France en ce moment, en a-t-il été de même au Canada au cours des dernières années ?
Il n’y a pas eu de controverse publique centrée sur la « théorie du genre » et les effets pervers qu’on lui attribue. Cependant, les opposants au mariage pour tous ou à la lutte contre l’homophobie à l’école invoquent une vision traditionnaliste des hommes et des femmes, de leur rôle soi-disant naturel qu’il faudrait préserver, de la sexualité normale, entendre hétérosexuelle et potentiellement reproductive.
Assurément, à l’exemple du Vatican, certains vont reprendre l’expression « théorie du genre » pour dénoncer tout ce qui attaque cette vision, qu’il s’agisse du mouvement féministe ou du mouvement LGBT. Cette opposition vient alors de la droite religieuse qui combat ces mouvements en attribuant le mal à une cause qui serait la propagation de la « théorie du genre » à l’échelle internationale. Certes, il y a un combat des idées, mais je dirais qu’au Canada et au Québec, l’opposition revêt d’autres oripeaux idéologiques. Par exemple, un organisme qui préconise des thérapies de conversion invite les adultes, les adolescents (via leurs parents) à faire le choix responsable de l’hétérosexualité.
De l’autre côté, les arguments en faveur de l’acceptation sociale de l’homosexualité sont pluriels. Certains avancent la liberté d’aimer, d’autres s’appuient même sur des données pseudo-scientifiques sur l’origine biologique de l’homosexualité pour justifier son acceptation. Quoi qu’il en soit, les fondements juridiques qui légitiment un traitement égal des personnes et des couples, quelle que soit leur orientation sexuelle, me semblent solidement établis. Il serait difficile pour les divers paliers de gouvernement de les remettre ouvertement en question. Toutefois, les partis plus conservateurs ne soutiendront pas des programmes et des mesures de lutte contre l’homophobie.