Fil d'Ariane
C’est la première fois qu’elles osent mettre des mots face à une caméra. Certaines le font à visage découvert. Parce qu’elles n’ont plus rien à perdre, même si elles se savent menacées, et parce qu'elles ont espoir que leur cri aidera celles qui sont encore dans les prisons syriennes. Le documentaire de Manon Loizeau nous met face à une réalité terrifiante, le viol systématique des femmes détenues en Syrie.
On le sait. Difficile de mettre des mots sur ces mots, leurs mots, et sur le pire des maux, le viol, celui de ces femmes syriennes, anciennes prisonnières. Pourquoi prennent-elles le risque aujourd’hui de parler ? « Sans doute parce qu'on est arrivé à un moment dans l'histoire du conflit syrien, où le peuple n'a plus aucun espoir de changement », nous confie la réalisatrice Manon Loizeau. «Rien ne vous a ému jusqu'ici, alors dire cette intimité meurtrie, tabou total et totalement enfoui, peut-être que vous femmes occidentales vous l'entendrez ! », ont-elles confié à l'équipe lors des premières rencontres.
Et qu'auraient-elles à perdre, puisqu'elles sont déjà mortes une fois "ce jour-là", comme elles le disent elles-mêmes dans le film. L’une d’elle le confie, « Si je n’étais pas mère, je me serais suicidée ». Certaines, beaucoup, l’ont fait, dans leur cellule ou une fois dehors. Combien ont décidé de mettre fin à leurs jours ? Combien de femmes sont toujours détenues aujourd’hui dans les prisons du régime syrien ? Combien sont-elles encore aujourd'hui, battues, violées, quotidiennement, par leurs bourreaux ?
La documentariste Manon Loizeau nous répond : « elles seraient entre 3 et 5 000 encore détenues. On estime à 50 000 le nombre de femmes qui sont passées dans les prisons du régime syrien depuis le début du conflit. 90% des détenues ont été victimes de viol. »
Ce film est inédit dans l’histoire de la guerre en Syrie. Outre la violence de ces mots, qui à la fois nous plonge dans l'intimité meurtrie de ces femmes, il nous raconte une réalité tue de ce conflit, celle d'un système organisé par le régime, qui fait des femmes une monnaie d’échange. « Arrêter les hommes, c’était chose normale. Mais les femmes … Tout citoyen engagé dans la révolution a eu une des femmes de sa famille envoyée en détention. Par exemple sa sœur, sa fille ou sa femme. Le message est : "Soit tu te rends, soit on garde ta femme, ta fille chez nous." Le viol, le régime l’a utilisé pour briser l’homme syrien», dit l’une des témoins, lieutenante dans l’armée avant de faire défection au début de la révolution.
« J’ai vu entrer trois monstres. Peut-être est-ce moi qui les voyait énormes. L’un d’eux dit, « Elle est jolie ! » puis ajoute « C’est toi ou moi qui commence ? », « Ça veut dire quoi, c’est toi ou moi qui commence » ? Ce sont les premières phrases du film. La jeune femme poursuit son histoire, et veut aussi se souvenir, de son enfance, de son rêve de petite-fille, celui d’être la plus belle pour l’Aïd. « C’était pour nous important de ne pas montrer ces femmes uniquement comme des victimes, mais comme les jeunes femmes et les petites-filles qu’elles avaient été, avant. D'évoquer leur âme perdue », nous dit Manon Loizeau, qui a pu faire ce film en collaboration avec la grand-reporter du quotidien Le Monde Annick Cojean (autrice de nombreux articles sur la Syrie, et sur les Syriennes dans les prisons) et la chercheuse libyenne Souad Weidi (qui avait enquêté sur le viol des femmes dans les prisons libyennes).
Ce qui touche et peut surprendre, peut-être, c’est la poésie qui transparaît de ces récits. Poésie des mots et des images, contre-jours, ciels azurés, plans fixes griffés de barbelés. Difficile de filmer des paroles de viol, sans montrer de larmes. Ici, on entend les larmes, ce qui est sans doute plus difficile encore à écouter. « C’était dès le départ une volonté affichée dans le synopsis. Je voulais une image qui serait poétique, cinématographique. Ce qui était assez compliqué dans le cadre du thème du viol. Alors, j'ai pensé à la nature, aux éléments, pour symboliser le corps, qui se fracasse, se fragmente, se disloque. Avec l'équipe de tournage, nous sommes allés chercher cette terre craquelée, cette maison abandonnée, cette lumière. On est tombé sur ce bout de tissu blanc accroché aux barbelés. C'était à la frontière turquo-syrienne. Tout était là ».
Sur ces dizaines d'heures d’entretiens filmés, 30% apparait seulement dans le documentaire. Les détails, physiques, crus, insoutenables, dont toutes ces femmes ont parlé avec les journalistes resteront dans le secret de la caméra. « On a voulu être pudique. Rentrer dans l'intimité de l'assassinat du corps de la femme, c'était pas possible. Les gens n'ont pas envie d'entendre ça. Parler de viol, ça fait déjà tellement peur aux médias, même ici en Occident, le but c’était que le monde voit ce qui se passe, et que le message passe, il fallait éviter de susciter l'aversion », explique la journaliste.
D'autres détails sont donnés à voir, ou à entendre. Ils sont dans la description d'un bruit, d'un lieu. Comme dans un décor de cinéma, les « actrices » malgré elles de ce pourtant indescriptible film racontent avec une précision de scripte le son de la porte qui se ferme, la couleur d'un panneau sur un mur, le numéro d'une pièce, les biscuits apéritifs et les verres d’alcool, posés sur cette si grande table du bureau cossu d'un certain lieutenant-colonel Souleyman. Car les noms de leurs bourreaux aussi, elles s’en souviennent, et très précisemment.
Le tournage s'est déroulé comme un quasi-huis clos entre Manon Loizeau, Annick Cojean, Souad Weidi (qui traduisait) et ces femmes. « Plus que des entretiens, il s'agissait d'un recueil de paroles. Des fois, il fallait plusieurs jours pour qu'elles prononcent le mot viol. Et lorsque cela arrivait, on s'effondrait en larmes avec elles. »
« Au début, elles parlaient peu, puis au fur et à mesure, elles ont fini par accepter la présence, masculine, des opérateurs à la caméra. A tel point que lorsque ces derniers partaient faire une pause, elles les rattrapaient par la manche, en leur disant, "Attendez attendez j’ai encore des choses à dire !" Comme une libération sans fin de leur parole, un robinet qui ne pouvait plus s'arrêter de couler », nous raconte Manon Loizeau.
Elles sont des survivantes, mortes deux fois. Dans les murs de la prison et une fois dehors, "tuées" à nouveau par la société syrienne, ses traditions, la religion. « Le viol dans la société syrienne est vécu comme le tabou ultime. Quand elles sortent de détention, ces femmes sont au mieux rejetées par leurs proches, au pire assassinées lors de crimes d'honneur », précise la journaliste. « Ma famille m’a rejetée, mon mari a divorcé, je me retrouve seule avec mes enfants, que leur père ne veut plus voir », raconte l'une d'elle, réfugiée quelque part dans un pays frontalier.
« Si elles parlent maintenant, c'est aussi pour que celles qui sont encore détenues sortent, et pour voir un jour leurs bourreaux jugés, ce qui est étonnant, nous on trouvait déjà incroyable le fait qu'elles témoignent », ajoute Manon Loizeau, « Elles font ça pour dire regardez-nous, on est des mamans, nous on n'a fait que panser des plaies de manifestants, nous ne sommes pas des prisonnières de guerre, des combattantes. »
« C'est le crime parfait, puisque personne ne sait ! Il faut que cela soit connu. C'est pourquoi elles donnent le nom de leur centre de rétention, des prisons, les noms de leurs bourreaux. Pour qu'ils passent devant la justice internationale. C'est extrêmement précis. Tout est là. », précise la réalisatrice.
Il y a quelques semaines, nous dit-elle encore, en rapportant une conversation téléphonique avec Souad Weidi, une détenue est sortie d'une prison secrete de Damas. Elle a pu parler avec l'une de ses amies et anciennes co-détenues, à qui elle a confié : « Tiens, il y a encore du monde ? Je croyais qu'il n'y avait plus rien au dessus de nos têtes. »
Pour que les cris de Maryam, Fouzia, Noor, et Racha ne s'étouffent pas dans le silence, une collecte sur la plateforme KissKissBankBank est organisée pour aider à financer une école ouverte en Turquie en septembre par justement l'une d'elles, Maryam, pour accueillir et éduquer une trentaine de fillettes syriennes réfugiées qui avaient été mariées de force.
« Avant qu'un éventuel TPI se mette en place, ce qui peut prendre dix ans, ce projet, ça aide concrètement des femmes victimes de viol à se reconstruire, à transmettre, à faire en sorte que les générations futures connaissent leurs droits, et puissent refuser, dénoncer et agir », conclut, le regard brillant, Manon Loizeau.