Même si elles n'ont pas été comptées une par une, les autorités danoises estimes qu'elles ne sont guère plus qu'une cinquantaine (en 2010, un rapport cité par le Guardian britannique en évoquait 100 ou 200). Cinquante femmes sur une population d'un peu moins de six millions d'habitants dans ce petit royaume du Nord de l'Europe. Soit 0,001%. Des femmes de poids donc, et cela parce qu'elles portent le voile intégral, sous la forme du niqab principalement, mais aussi de la burqa. Même si la loi votée par le Parlement danois (le Folketing unicaméral) le 31 mai 2018 vise aussi les cagoules ou les fausses barbes, ce sont elles qui sont principalement visées.
Ces quelques Danoises n'étaient sans doute pas toutes présentes lors du rassemblement organisé le 1er août 2018 au coeur de Copenhague ou encore de Aarhus, deuxième plus grande ville du pays, pour protester contre la mise en vigueur d'une loi qu'elles contestent fortement au nom de l'exercice des libertés individuelles. Mais elles n'étaient pas seules.
'From one day to another, we’re criminals': Muslim women speak against Denmark’s burqa ban https://t.co/kLUPamp8Fm pic.twitter.com/dl1aiIJxIE
— Nordic News Media (@news_nordic) 2 août 2018
— The Local Denmark (TheLocalDenmark) August 2, 2018
Elles étaient soutenues par des citoyen.ne.s hostiles à tout banissement général, et par Amnesty International. L'ONG a qualifié le texte de "violation discriminatoire des droits des femmes", particulièrement envers les musulmanes qui choisissent de porter le voile intégral. "Si le but de la loi était de protéger les droits des femmes, alors c'est un échec lamentable. Au lieu de les protéger, la loi criminalise les choix vestimentaires des femmes - bafouant ainsi les libertés que le Danemark prétend protéger", a déclaré le directeur des campagnes d'Amnesty International en Europe, Fotis Filippou. "Si certaines restrictions spécifiques au voile intégral sont légitimes pour des raisons de sécurité publique, cette interdiction systématique n'est ni nécessaire, ni adéquate".
Sabina 21 ans, en burqa
Aux journalistes venus couvrir l'événement, Sabina, 21 ans, l'une des manifestantes en niqab répondait d'une voix ferme : "Tout le monde semble avoir une opinion sur notre façon de vivre, de nous habiller, etc. Tout le monde parle de nous, et malheureusement personne ne nous parle ou nous écoute. Nous sommes environ 50 à porter le niqab. Nous sommes la minorité au sein de la minorité. Et voyez ce gouvernement qui dépense de l'argent, du temps, et de l'énergie pour discriminer 50 femmes !" La même reconnaît cependant : "Je comprends que certains trouvent étrange le niqab. Je respecte totalement cela parce que cela apparaît comme quelque chose qui peut changer la société, mais au Danemark, nous sommes éduquées pour nous amener à trouver notre propre chemin, notre voie, et c'est exactement ce que je fais."
Comme en réponse, une passante leur lance sans acrimonie : « Je pense que vous devriez avoir la possibilité de regarder tous les gens dans les yeux et de voir les visages des autres, parce qu'il y a tellement de choses à comprendre dans les expressions non verbales… »
D'autres veulent simplement que les nouveaux arrivants (mais certain.es sont danoise.es de souche) respectent les us et coutumes du pays :
Can I as an atheist visit #Mecca and have a beer there? No, because Saudi/muslim rules prohibit that and I understand and respect it. Pretty simple.#Burqa must be #ban not only in #Denmark but in all Christian Countries. Period. #Burqaban #Copenhagen #EU
— SEN (@SAMUELSENoreg) 2 août 2018
"Est ce que moi qui suis athée en visite à la Mecque je pourrai prendre une bière là-bas ? Non, parce que les règles saoudiennes/musulmanes l'interdisent et je le comprends et le respecte. Plutôt simple."
Interrogée par le quotidien Berlingske, Sarah musulmane de 30 ans est elle aussi très affirmative. Cela s'est passé pour elle, lorsqu'elle a "perdu foi dans le système". Née au Danemark de parents turcs, elle porte le niqab depuis ses 18 ans. "J'ai réalisé que la démocratie ne fonctionne pas. Lorsqu'il s'agit de se moquer des musulmans et de dessiner des caricatures du prophète, les politiques se targuent de protéger les libertés et les droits des citoyens. Mais, à moi, ils me retirent le droit de choisir comment je souhaite m'habiller".

Le voile intégral marqueur du libre choix de l'individu face à la cohésion sociale
La question du libre choix du port du voile intégral est, au delà des affaires de sécurité liées à la multiplication des attentats, au coeur du débat. D'autant plus que dans certains pays (l'Arabie saoudite par exemple) ou sous certains régimes (sous les talibans en Afghanistan, le groupe Boko Haram au Nigeria, ou l'Etat islamique en Syrie et en Irak) le voile intégral est imposé et vaut la mort à celles qui s'y opposent.
Dans nos contrées tempérées, l'approche se construit donc autrement : même si l'on considère que c'est une forme d'aliénation volontaire, peut-on, si ce vêtement masquant visage et corps est adopté sans contrainte, décider que ça ne doit pas se faire ? Après avoir hésité, la Cour européenne des droits de l'homme, devant laquelle s'étaient pourvues des Belges, a confirmé en juillet 2017 que l'interdiction du voile intégral dans l'espace public en Belgique était conforme au droit européen, parce qu'elle peut être nécessaire au "vivre ensemble" en démocratie. Comme elle l'avait fait pour la France en 2014.
> Interdictions du port de la burqa : l'Europe à rebours des autres continents
> Pour la Cour européenne des droits de l'homme, l'interdiction de la burqa peut améliorer le “vivre ensemble“
Le Danemark n'est pas le premier pays à s'engager sur cette voie ouverte par la France en 2010. Depuis une dizaine d'années, d'autres Etats ont choisi de bannir ce "signe ostentatoire" d'appartenance à une religion, au nom de la sécurité de leurs concitoyens, mais aussi sans doute par une peur non avouée d'un islam fondamentaliste qui risquerait de se répandre sur le vieux continent. Selon les systèmes judicaires et politiques (primauté de loi ou de la jurisprudence, régimes plus ou moins libéraux ou étatiques), les interdictions se dispensent à géométrie variable.
Le voile intégral dans (presque) tous ses Etats
En France, en Belgique, en Bulgarie, en Autriche (mais avec des exceptions sanitaires ou professionnelles), et donc désormais au Danemark, le voile intégral est proscrit de l'espace public, sous peine d'amendes qui varient de 130 à 150 euros (et dix fois plus en cas de récidive), mais aussi de prison comme à Bruxelles (jusqu'à une semaine d'incarcération).
En Allemagne, en Italie, aux Pays-Bas, au Royaume Uni ou en Suède, la souplesse est d'usage et l'interdiction est cantonnée à certaines professions et certaines situations : les fonctionnaires ou les contrôles d'identité en Allemagne ; les hôpitaux et les administrations en Vénétie et Lombardie italiennes tenues par l'extrême droite ; les écoles, hôpitaux et transports publics aux Pays-Bas ; à la discrétion des chefs d'établissements scolaires ou des sanitaires au Royaume Uni et en Suède...
Côté francophonie hors de l'Union européenne, la Suisse prend le temps de réfléchir après une nouvelle initiative populaire sur le sujet "Oui à l'interdiction de se dissimuler le visage" (déposée en septembre 2017) qui a failli aboutir à une interdiction totale en décembre 2017 : le Département fédéral de justice et police a été chargé d’élaborer un projet avec des mesures légales ciblées qui sera mis en consultation avant la fin de l'année 2018.
> Une seule Tessinoise est voilée de la tête aux pieds. Et c'est tout un canton suisse qui veut le lui arracher…
Au Québec, une loi sur la neutralité religieuse a été votée en octobre 2017. Elle combine les nécessités de communication entre les êtres humains, de sécurité et ces famaux accomodements raisonnables si chers aux Québécois, mais elle donne un sérieux coup de canif au sacro-saint libéralisme canadien, dont le Premier ministre du Canada Justin Trudeau est un partisan irréductible. A Montréal, certains et surtout certaines trouvent que leur gouvernement aurait dû se montrer beaucoup plus autoritaire en interdisant le voile intégral, tandis que d'autres estimaient que la loi était déjà trop autoritaire. Les féministes universalistes et celles se rattachant au multiculturalisme se sont vigoureusement affrontées lors des discussions à l'Assemblée nationale du Québec.
> Au Québec, universalistes et multiculturalistes s'affrontent sur l’interdiction du niqab dans les services publics
> Au Canada, la justice autorise le niqab lors des cérémonies de citoyenneté. Polémique
Sur le continent africain, le Tchad, le Cameroun, suivis par le Sénégal ont eux aussi décidé de bannir le port du voile intégral... Et la liste est loin d'être exhaustive...
Suivez Sylvie Braibant sur Twitter : @braibant1