« Cette histoire a ruiné ma vie. » Kim Bok-Dong fait partie de ces centaines de milliers de Coréennes qui, pendant la Seconde Guerre mondiale, ont servi d'esclaves sexuelles aux soldats japonais. Des femmes dites de « réconfort ». Issue d'une famille de paysans qui cultivaient blé et riz dans le sud-ouest de la péninsule, elle avait 14 ans quand elle a été mobilisée par l'armée nippone. A cette époque, dans les années 30, la Corée était sous le joug de l'empire du Soleil du Levant. Ressources agricoles, matière première et main d'oeuvre, tout était exploité au service de la puissance nippone.
La jeune Kim Bok-Dong pensait alors qu'elle serait envoyée comme beaucoup de ses compatriotes dans une usine de textile pour y confectionner des uniformes militaires. Son destin a été tout autre. Elle s'est retrouvée sur les champs de batailles, enfermée dans ce que l'armée impériale appelait des « centres de délassement ». « C'était des écoles ou des bâtiments administratifs réquisitionnés par les militaires. Il était impossible d'en sortir. On était une trentaine de femmes de différentes nationalités et j'étais la plus jeune, se souvient Kim Bok-Dong. Dès que l'armée se déplaçait, on se déplaçait aussi. On suivait les troupes. J'ai été emmenée à Taiwan, en Chine, en Malaisie, en Indonésie, à Java, à Sumatra et à Singapour.»
Agée aujourd'hui de 87 ans, Kim Bok-Dong n'aime pas parler de son passé. Dans ses mots, il y a beaucoup de pudeur. L'émotion est sous contrôle mais, à chacune de ses phrases, ses mains s'agitent avec nervosité. « C'était en fin de semaine que les soldats défilaient. Le samedi de 8h à 17 h et le dimanche de midi à 17h. Ca n'arrêtait pas. A la fin de la journée, je ne pouvais même plus m'assoir. » Un calvaire qui a duré huit ans. « Au début, j'étais très en colère. Je ne savais pas ce qu’était un homme. Je refusais de me laisser prendre. J'ai reçu beaucoup de coups. Et puis, je suis devenue plus passive », confie la survivante.
Endurant les conditions de vie du front, Kim Bok-Dong a aussi souffert de malnutrition. «Quand on allait mal, on était envoyée à l'hôpital. Si l'armée se préoccupait de notre santé, ce n'était pas pour nous mais pour ses soldats. C'est comme les policiers qui étaient chargés de faire appliquer le règlement dans les centres de délassement. Ils n'étaient pas là pour nous protéger mais pour éviter les bagarres et les règlements de compte entre soldats. »
Contre l'obstination du Japon
Une vie qui n'était pas celle d'une prostituée. « Je n'ai jamais reçu une seule pièce, un seul salaire », précise avec fermeté Kim Bok-Dong. Un détail qui compte car le Japon refuse d'assumer ses responsabilités et préfère parler de réseaux privés de prostitution. « Tout était géré par l'armée, rétorque l'ancienne captive. Contrairement à ce qu'affirme l'Etat japonais, ce n'était pas du tout initié par des civils. Quand je me suis retrouvée dans le premier centre de délassement, il y avait des médecins militaires qui nous attendaient pour nous faire subir des examens médicaux. Cela montre bien que l'armée avait anticipé notre arrivée. »
Des travaux d'historiens le prouvent aussi comme ceux de Yoshiaki Yoshimi. S'appuyant sur des documents officiels,
ce chercheur japonais a révélé non seulement l'implication de l'armée mais aussi celle des ministères de l'Intérieur, du Travail et des Finances. Mais le Japon refuse de reconnaître les faits. Même après une demande formelle en 2008 de la part du Comité des Droits de l'Homme des Nations-Unies. En mai 2013, les déclarations du maire d'Osaka, troisième plus grande ville du Japon, avaient provoqué un tollé.
Toru Hashimoto avait affirmé que les femmes de réconfort avaient été une « nécessité ». Il s'est, depuis, excusé.
Il reste en Corée à peine une soixantaine d'anciennes femmes de réconfort. Pour Kim Bok-Dong, il est urgent d'alerter l'opinion mondiale pour faire pression sur le Japon. « La France entretient de très bonnes relations avec le Japon. Elle pourrait faire quelque chose pour nous », lance-t-elle. A Paris, Kim Bok-Dong a multiplié les rencontres : ministère des Affaires étrangères,
Commission consultative des Droits de l'Homme,
Amnesty International, communauté coréenne, associations féministes… Elle s'est aussi rendue à Genève pour une nouvelle fois plaider sa cause auprès de la Commission des Droits de l'Homme des Nations-Unis. « J'ai reçu beaucoup de soutiens. Comme à chaque fois. Mais jamais rien ne se concrétise. Je rentre chez moi et je n’ai plus de nouvelles. »
Des années de silence
Ce que veut Kim Bok-Dong ? Des dédommagements et plus encore des excuses officielles de l'Etat japonais. Quand elle est rentrée chez elle en Corée, plusieurs années après la libération du pays, elle n'a rien avoué. « Pour mes parents, j'étais partie travailler comme ouvrière au Japon. Par la suite, ma mère a essayé de me marier plusieurs fois mais j'ai toujours refusé. Elle m'a demandé ce qui n'allait pas et là je lui ai raconté mon histoire. Au début, elle ne m'a pas cru. Elle a mis du temps à accepter la vérité. On a gardé le secret. Cela l'a beaucoup angoissée. Elle en est morte. »
Ce n'est qu'après 40 ans de honte que Kim Bok-Dong a vraiment osé briser le tabou. « C'est le "Conseil coréen des femmes réduites à l’esclavage sexuel par les militaires japonais" qui m'a demandé dans les années 80 de témoigner. Ce que j'ai fait. » Depuis, Kim Bok-Dong manifeste devant l'ambassade nippone tous les mercredis, participe à des conférences partout dans le monde et fait des interventions en milieu scolaire.
Kim Bok-Dong ne s'est jamais mariée et n'a pas pu avoir d'enfants. « Je suis née femme mais je n'ai pas eu de vie de femme. »