Au moment des indépendances, dans les années 60, elles ne sont pas plus de 1000 Africaines à avoir décroché un diplôme pour exercer les métiers d'institutrices, de sages-femmes ou d'infirmières. Des études supérieures qui lui servent de formidable tremplin mais qui provoquent aussi un déracinement.
Dans Africaines et Diplômées à l'époque coloniale, l'historienne Pascale Barthélémy raconte leur parcours, inconnu jusque là. Entre émancipation et stigmatisation.
Promotion de 1939 et 1940 à l'Ecole normale de jeunes fille de Rufisque au Sénégal.
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Entretien avec Pascale Barthélémy
Qui sont ces "Mademoiselles frigidaires" dont vous retracez l'histoire ?
C'est l'un des nombreux sobriquet donnés aux premières femmes africaines qui ont été diplômées en Afrique occidentale française à l'époque coloniale. Après leurs années de formation pour devenir institutrices, infirmières ou sages-femmes, elles sont affectées sur l'ensemble du territoire de l'AOF, parfois très loin de leur région d'origine. Et là, elles se heurtent à la réaction des populations locales, masculine comme féminine. Elles dérangent beaucoup. Elles sont des représentantes de l'Etat colonial et gagnent leur vie. Elles sont considérées comme occidentalisées, prétentieuses et superficielles. On les surnomme les « femmes savantes », les « précieuses ridicules », les « marionnettes nègres » ou bien encore les « demoiselles frigidaires ».
Réservée tout particulièrement aux institutrices, cette expression fait référence à leur soi-disant goût du luxe, à l'idée qu'il leur fallait absolument un frigidaire pour survivre, sans parler de la connotation sexuelle qui sous-entend une forme de frigidité.
Pourquoi l'Etat français s'est-il préoccupé de l'instruction des Africaines en AOF ?
C'est une préoccupation qui remonte au début du XXe siècle. L'administration coloniale visait un double objectif. D'abord rétablir un équilibre au sein des couples africains. Il existait déjà une élite masculine africaine, scolarisée au cours de la seconde moitié du XIX siècle. Mais ces hommes se retrouvaient sans épouses éduquées. Les colonisateurs redoutaient une forme de divorce intellectuelle, ce qui aurait pu mettre en péril ce qu'on appelait à l'époque « l'oeuvre civilisatrice » de la France. Il fallait donc éduquer filles noires pour qu'elles deviennent des épouses « évoluées » selon le terme de l'époque.
L'autre objectif reposait sur l'idée qu'en scolarisant les filles, on éduquait aussi de futures mères dans le respect des valeurs coloniales qu'elle transmettraient elles-mêmes à leurs enfants.
Comment ces jeunes Africaines étaient-elle recrutées ?
D'abord il n'a jamais été question d'instruire toutes les filles de l'Afrique occidentale française. Il y a eu environ 1000 femmes diplômées sur toute la période : 600 sages-femmes, 400 institutrice et quelques dizaines d'infirmières. Ce qui est vraiment très peu pour un territoire qui compte 20 millions d'habitants au moment des indépendances dans les années 60 et qui fait 8 fois la superficie de la France.
Le recrutement se fait d'abord parmi les métisses, issues de relations entre hommes européens et femmes africaines, et les Euros-Africaines qui viennent de familles métissées de longue date établies sur la côte du golf de Guinée. Enfin, il y avait le recrutement forcé de base. L'administration coloniale demandait, de manière assez coercitive, à des chefs de tribus de recruter des filles dans son entourage ou au sein même de sa famille.
Vous parlez, dans votre ouvrage, de « dressage d'une minorité ». Quel était leur quotidien à l'école de médecine et à l'école normale de Rufisque au Sénégal ?
Comme elles étaient recrutées sur toute l'AOF, elles vivaient à l'école de manière quasiment permanente pendant quatre cinq ans. La discipline était extrêmement stricte....
Précisions de Pascale Barthélémy (45'')...
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Ont-elle subi une forme de racisme au cours de leurs études ?
Il y avait des relents de racisme mais cela passait par des choses qui n'étaient pas assumées comme telles. Il faut se remettre dans le contexte de l'époque. Dans la tête du colonisateur, il y a une hiérarchie entre les peuples. Certaines Africaines m'ont dit qu'elles étaient traitées de sales nègres ou d'idiotes à l'école primaires. A l'école normale de Rufisque, le racisme passe, par exemple, par l'idée que les femmes africaines portent en elles une paresse congénitale. On leur fait faire de l'éducation physique, on leur donne de mauvais points quand elles marchent trop lentement dans la cour. Leur formation reposait sur une double injonction implicite : devenez des Africaines évoluées mais ne franchissez pas certaines limites, restez à votre place, celle de colonisées et de femmes.
Ont-elles vécu leur années de formation dans la douleur ?
Quand je les ai rencontrées pour recueillir leur témoignage, je m'attendais à plus de rancune ou d'amertume de leur part. Mais non pas du tout. Il faut dire qu'il y a l'effet de reconstruction du passé qui tend à embellir les années de jeunesse. Mais je pense que l'instruction dont elles ont bénéficié a été une telle ouverture pour ces femmes qu'elles y ont totalement adhéré. Contrairement aux garçons africains de l'Ecole normale William Ponty qui, eux, étaient plus dans la contestation et la revendication.
Femmes pionnières, quelles normes ont-elles bouleversé ? Quelle a été leur révolution ?
Elles ne se revendiquent pas comme féministes mais il est vrai qu'elles ont fait changer les lignes. Par exemple, au sein du couple, elles ont fait prévaloir la négociation en faisant comprendre à leur mari qu'elles avaient leur mot à dire. Avec parfois de grosses difficultés aboutissant au divorce. Et puis, elles ont elles-mêmes scolarisé leurs propres filles et les ont poussé à acquérir à leur tour un métier. De manière plus anecdotique, elles ont initié des comportements inédits. Elles ont été les premières à traverser les villages à bicyclette, à conduire leur voiture... Entre leur mère analphabète et leur filles plus émancipées, elles ont été une génération charnière. Elles ont fait la bascule au moment des indépendances africaines.
Photos d'archives
Photos d'archive
A lire : “Africaines et diplômées“
Maitresse de conférences en histoire contemporaine à l'Ecole supérieure de Lyon, Pascale Barthélémy a épluché les archives de Dakar et réalisé près d'une centaine d'entretiens pour retracer avec nuances et détails le parcours de ces premières femmes africaines diplômées de l'Afrique occidentale française de 1919 à 1957 (édition des Presses universitaires de Rennes).
Afrique occidentale française
Entre 1895 et 1958, l’Afrique-Occidentale française (AOF) regroupe huit colonies françaises d'Afrique de l'Ouest, avec l'objectif de coordonner sous une même autorité la pénétration coloniale française sur le continent africain. Constituée en plusieurs étapes, elle réunit à terme la Mauritanie, le Sénégal, le Soudan français (devenu Mali), la Guinée, la Côte d'Ivoire, le Niger, la Haute-Volta (devenue Burkina Faso) et le Dahomey (devenu Bénin), soit près de 25 millions de personnes au moment de sa dissolution.